5.1
« Ceci pourrait vous intéresser », déclara le Prince, une fois les adeptes et ses hommes sortis.
Il fouilla dans son manteau et sortit un carnet à couverture de cuir. Il fit défiler les pages avant de s'arrêter sur l'une d'entre elles, vers la fin. Dessus, le Grand Qalam reconnut immédiatement des représentations des différents bijoux apportés par les Rébéens, accompagnées de notes et de schémas.
« Je vais vous la faire courte. Pratha, bien qu'il ait beaucoup de potentiel, n'est pas encore prêt. Alors qu'il passait la soirée dans une taverne de Samsharadh en compagnie d'hommes de ma garde, il a fait un coma éthylique. Peu avant que sa conscience ne s'éteigne, un étranger au service de l'Empire, présent dans la salle, a ausculté son esprit. Conséquence ; une demande de rendez-vous de la part de l'ambassadeur dès le lendemain. Pour ce qui est des bijoux, j'ai préféré les garder en sécurité à la Capitale : par les temps qui courent, mieux vaut éviter de déplacer pareil trésor.
- Qu'y avait-il donc dessus ? demanda le Grand Qalam, impatient.
- Les armoiries d'une des principales branches de la famille impériale, les Koundoush.
- Alors, en réalité ce sont... ?
- Très loin d'être des nobles, je vous arrête tout de suite. C'est même tout le contraire. Le chef de cette branche, à qui appartenaient notamment la bague violette et le pendentif à l'effigie du Sixième Prophète, est mort depuis bientôt un an, suite à une attaque survenue au cours d'une visite de l'une de ses plantations. Pour reprendre vos termes, vos hôtes ont traîné dans des affaires plus que louches. »
En guise d'appui pour ses propos, le Prince intima l'ordre au Grand Qalam de feuilleter les pages suivantes. Ce dernier trouva un petit morceau de papier. Il le déplia et découvrit, à sa grande surprise, un portrait de qualité de Sayyêt, encadré par des inscriptions en rébéen ainsi qu'un nombre à six chiffres.
« Qu'est-ce que... ?
- Avis de recherche. Toute personne en mesure de capturer cet homme et de ramener son corps ou sa tête à un Office de la Grande Garde recevra la somme de six cent mille derils, un titre de mouliya et pourra également prétendre à l'acquisition d'un terrain de six mille bras carrés dans l'une des provinces marginales de son choix, lut mécaniquement le Prince. La ligne en petits caractères, en dessous, ajoute que toute personne présentant un faux corps risque trois ans de mines. »
Le Grand Qalam retomba en arrière. L'angoisse battait ses tempes. L'herbe bleue était incapable d'endiguer la lourdeur qui s'était emparée de lui. Les hululements s'étaient totalement arrêtés. Aucun bruit, aucune lumière ne trouvait plus le chemin vers son esprit. Ne restait que le regard abattu du Prince.
« Vous imaginez parfaitement la réaction de l'ambassadeur. Il n'a pas hésité à sauter sur cet incident pour menacer la Principauté d'une invasion imminente », ajouta-t-il.
Le Grand Qalam ne répondit pas.
« C'est pourquoi je viens vers vous pour trouver une solution. Ce sale blanc m'a promis que si nous lui livrions Sayyêt et ses hommes dans la semaine, il intercéderait auprès du Conseil Impérial pour éviter la guerre. Enfin, vous connaissez les promesses impériales...
- ... Elles n'engagent que ceux qui les reçoivent, j'en ai bien conscience.
- En effet. J'ai besoin de tout le temps disponible pour achever la modernisation de mes troupes. Le processus n'est pas encore terminé. Dites-vous, Ghasni, que j'ai fait venir des régiments de scientifiques Afahris et Litanois pour préparer au mieux le Grand Jour. Je ne peux juste pas aller plus vite que la musique.
- Je comprends. Seulement... trahir la Loi de l'Hospitalité reviendrait à offenser Eshev en personne ; chose que je ne veux pour rien au monde. Actuellement, le Djahmarat ne souffre que d'impréparation. Si nous violons les préceptes d'Eshev et qu'il nous tourne le dos, alors je ne nous donne pas la moindre chance de survivre à ce conflit. Nous en serons réduits à la même situation que le Chram du Wafrat...
- Permettez-moi, Ghasni, de douter de la justesse de votre calcul. Le premier élément à noter est la diffusion de la nouvelle dans l'Empire. Au moment même où nous parlons, je suis persuadé qu'Aqsim Chah a informé le gouvernement de l'emplacement de Sayyêt. Ce n'est qu'une question de temps avant que des foules d'assassins Rébéens en quête d'argent et de pouvoir ne se pressent à vos portes. Il vous faudra veiller nuit et jour, et, fatalement, arrivera le moment où les assassins arriveront à leurs fins. Ce ne sera qu'une question de semaines dans le cas le plus optimiste. Bien sûr, je dis tout cela sans compter sur l'arrivée express des jayshis par le sud. Je ne pense pas pouvoir endiguer plus d'un an, au vu de l'état actuel de mes troupes. Dans le cas où nous refusons la demande de l'ambassadeur, nous finirons tous perdants. Alors que, si nous acceptons de livrer les Rébéens – qu'Eshev nous pardonne –, nous pourrons facilement gagner trois ou quatre mois de préparations supplémentaires. Ce sera suffisant pour achever la modernisation, et ainsi avoir une véritable chance de leur tenir tête. Ce que je vous demande, Ghasni, c'est d'échanger la vie de quelques hommes, des criminels de surcroît, et, il est vrai, une offense à Eshev, contre l'avenir de la région toute entière. Nous prierons pour que le Grand soit magnanime et nous en tienne pas trop rigueur. Je regrette la chose tout autant que vous, mais nous n'avons plus le luxe du choix.
Il soupira.
« J'aurais préféré que nos retrouvailles se passent dans des conditions plus heureuses ».
Le Grand Qalam fixa le plafond de sa tente. Sur leurs perchoirs, les perroquets dormaient paisiblement ; la fumée de l'herbe bleue avait dû monter jusqu'à leurs narines pour qu'ils restent aussi calmes, malgré l'agitation qui secouait Apourna. Le Prince sirota le verre de thé qui lui avait été servi à son arrivée. Le Grand Qalam s'écrasa sur son fauteuil. Il ferma les yeux un instant et supplia Eshev de l'aiguiller quant à la décision à prendre.
Le dieu protecteur le plongea dans une vision. Par-delà une vallée verdoyante, bordée par les Pralamaghs et ce qui s'apparentait au Jangour, le Grand Qalam put découvrir une ville ceinte d'une épaisse muraille. Un palais, visible à des dizaines de vaisseaux à la ronde, était paré de tours dorées qui tutoyaient les cieux. D'épaisses traînées de fumée s'échappaient des bordures de cette cité. Le Grand Qalam distingua des lignes de fer se déployer de chaque côté de la ville et se perdre loin à l'horizon. Ce qui s'apparentait à des locomotives faisait des allers et venues sur ces routes de fer et déversait des flots d'hommes et de femmes venus du monde entier. Le Grand Qalam entendit une voix familière crier « Feu ! » derrière lui, mais fut incapable d'identifier son détenteur. Un bruit de canon, suivi par d'autres, fendit l'air. D'épais boulets rouges foncèrent sur la ville et s'écrasèrent sur les tours dorées dans un vacarme assourdissant. Le sage, horrifié par la vue des hordes humaines qui fuyaient le feu, tenta de se retourner pour découvrir qui avait pu commanditer une telle atrocité. Mais, au moment où ses yeux allaient lever le voile du mystère, Eshev la ramena dans sa tente, en présence du Prince qui s'apprêtait à finir sa tasse.
Que fallait-il comprendre d'une telle vision ? Eshev voulait-il que dignitaire lui permette de se réaliser, ou bien de l'empêcher ? Cette ville était-elle une Samsharadh du futur, lorsque l'industrialisation aurait réellement tout conquis, ou autre chose ?
Il pesa le pour et le contre, le cœur déchiré par la culpabilité. Il était devenu incapable de faire la différence entre le blasphématoire et le sacré. Néanmoins, il lui sembla que Bhagttat n'avait fait qu'énoncer la stricte vérité depuis son arrivée. Il balaya les visions des rires et bons moments partagés avec ces étrangers et se résolut à penser à froid. Qu'ils soient criminels ou non, six vies humaines restaient six vies humaines : ses mains garderaient à jamais la trace du sang de ces joyeux Rébéens. Sa raison l'emporta néanmoins sur ses sentiments et une pensée bien sinistre finit par s'imposer à son esprit : j'accepte.
***
À l'extérieur de la tente, personne n'avait décroché de mot depuis plusieurs longues minutes. Gopta avait pressé Pratha de questions. Ce dernier était resté laconique et avait simplement déclaré qu'il y avait eu une "erreur" au sujet de leurs hôtes. Le Grand Qalam et le Prince passèrent finalement le rideau de perles. Gopta, dont la présence n'avait semblé gêner personne, se figea sur place lorsqu'il les aperçut.
« Messieurs... déclara le Grand Qalam, la voix fatiguée, allons chercher nos hôtes.
- Pour quoi faire ? demanda Pratha, inquiet.
- Obéissez à mes ordres pour le moment, je vous expliquerai après.
- Ils sont partis dormir il y a de cela une heure, l'informa Gopta.
- Peu importe. Allons-y », insista le Grand Qalam.
Gopta, pour qui les Rébéens étaient encore de simples aristocrates ou bourgeois perdus, ne comprit pas. Qu'avaient-ils bien fait pour qu'on vienne les déranger au beau milieu de la nuit ? Et pourquoi, par Eshev, c'était le Prince Bhagttat en personne qui était venu leur rendre visite ? Un flot d'émotions envahit son esprit.
Contrôle-toi, lui intima Pratha en pensée. Tu ne filtres plus rien.
L'adepte au visage d'ange prit deux profondes inspirations et instaura le calme en son for intérieur. La petite troupe passa au centre du Chram, sous les regards tantôt inquiets, tantôt curieux des adeptes. La présence de la statue du Dieu protecteur ne fut d'aucun réconfort, ce soir-là.
La tente des Rébéens, plongée dans le noir, laissait filtrer des ronflements sonores.
Malki a encore le nez bouché ? se demanda Pratha, amusé l'espace d'une seconde par ce bruit si caractéristique du colosse.
Ni le Grand Qalam, ni le Prince ne parvinrent à ausculter l'esprit des étrangers. La tente était un trou noir mental. Leurs barrières étaient totalement imperceptibles.
Leurs pouvoirs dépassent probablement ce qu'ils ont laissé en apercevoir, déclara le Prince en pensée.
Il joignit son index et son majeur et les pointa vers le ciel. La troupe qui l'accompagnait dégaina fusils de poche et lames-lasers. Après avoir chargé le plasma, la femme au visage félin écarta les rideaux d'entrée et hurla : « Pas un geste ! »
Les silhouettes allongées continuèrent à ronfler comme si de rien n'était.
« Allons, messieurs, ne trouvez-vous pas cela déshonorant de vous comporter comme ceci ? », demanda le Prince.
Aussi déshonorant que de trahir la Loi de l'Hospitalité ? pensa Gopta.
Bhagttat lui lança un regard noir avant de poursuivre:
« Si vous acceptez de travailler avec nous sans vous débattre, je vous garantis que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour plaider en votre faveur. »
Les ronflements continuèrent.
« Bien, on ne pourra pas dire que je n'ai pas essayé », soupira le Prince, agacé d'avoir affaire à de tels enfants.
Ses hommes se jettèrent sur les lits, arme à la main. Les bourdonnements cessèrent enfin. Au moment où les hommes tentèrent d'empoigner les silhouettes, ces dernières se mirent à dégager une légère lueur.
Et mince... Tout mais pas ça, pensa le Grand Qalam.
Il déploya une boule d'énergie lumineuse afin d'y voir plus clair.
Le constat fut sans appel. Les fameuses silhouettes ronflantes n'étaient que de vulgaires images spectrales. Le halo qui les entourait les consuma lentement, jusqu'à ce que les lits soient totalement vides. D'infimes particules psychiques tapissaient le matelas.
Les joues du Prince rougirent. L'humiliation était totale. La réponse de l'ambassadeur – il ne l'anticipait que trop bien – serait terrible.
« Eh bien, soupira-t-il... La clôture énergétique était pourtant bien en place, n'est-ce pas ?
- C'est exact, marmonna le Grand Qalam, incrédule.
- Une seule solution, dans ce cas... Cherchez l'endroit où les étrangers ont dû poser leur portail ! »
Les hommes du Prince retournèrent matelas et meubles à travers la tente. On inspecta chaque pli dans la toile, chaque théière encore chaude ; après tout, les héros des histoires orientales avaient pour habitude d'en faire surgir des démons exauceurs de vœux, alors pourquoi pas un portail...
Après plusieurs minutes de recherche, la femme au visage de chat indiqua une trace dorée, laissée dans un coin de la tente. La lumière faiblissait à vue d'œil.
« Un portail si petit ? bredouilla Pratha.
- Leur niveau d'expertise dépasse tout ce que j'avais pu imaginer », répondit le Grand Qalam.
Le Prince resta muet. Il s'agenouilla devant la trace et y déposa la paume de sa main. La poudre d'or se déroba sous ses yeux. Avant même qu'il n'ait le temps d'examiner le dépôt sur ses doigts, les derniers vestiges du portail avaient déjà disparu.
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