Chapitre 6
Les jambes des étrangers accumulèrent nombre d'échardes durant leur course. Jébril regretta ses haillons laissés au Chram, tant le sawari était inadapté à ce milieu hostile. Les cris des chiens ne laissaient aucun choix ; le moindre ralentissement signerait l’arrêt de mort de la troupe. Sayyêt gardait la tête haute et enjambait d’un air céleste les nombreux enchevêtrements de racines, de lianes tendues et de colonies d’insectes fondées sur les restes d’anciens arbres. L’air de la nuit chaude lui brûlait la gorge ; il savait pertinemment que lui et ses hommes ne pourraient tenir bien plus longtemps.
Le fait d'avoir pu semer Uttamir constituait une bien maigre réjouissance, surtout que le maître-chien s'était toujours montré très agréable avec la troupe, et que celle-ci ne put s'empêcher d'en tirer une certaine culpabilité.
Après quelques minutes de course supplémentaires, la Lune se libéra de ses entraves et leur révéla l'ébauche d'un chemin, tracé sous les minces espaces concédés par la végétation.
Malki soufflait lourdement ; il se maudit d’avoir tant négligé la course à pied. Sayyêt et Jébril aperçurent le lit d’une rivière agitée, un peu plus bas.
« Laâbsun dekhate ! » ordonna le chef Rébéen.
Tous obéirent et débouclèrent leurs ceintures avant de les jeter au sol. Les sawaris glissèrent sans problème de leurs épaules et vinrent s’écraser sur l'humus : ne restait plus que le sous-vêtement reglémentaire du Chram pour les protéger. Jébril remercia la Volonté d’avoir rendu la nuit si chaude, se pinça le nez et sauta dans la rivière en dernier.
L’eau grouillait de vie. Un banc de poissons se faufila entre les corps des Rébéens. Un mélange de vase et d’herbes aquatiques recouvrit leurs dos. Ils profitèrent de la fraîcheur de l’eau pour reprendre leurs esprits et se dirigèrent vers l’autre rive, au prix d'une énergie colossale à déployer face aux courants.
Djéma se cogna contre un rocher à l’endroit exact où Gopta lui avait flanqué un coup de coude, lors de leur duel. La douleur, aiguë, entrava ses efforts. Jébril se porta à son secours, enroula son bras autour de ses épaules et l’encouragea comme il pouvait, entre deux respirations écumeuses.
Les bergers skritts finirent par les retrouver et se figèrent devant la rivière. Ils couinèrent de frustration en observant leurs cibles, avant de se venger sur les sawaris. Sayyêt aperçut le regard furieux de Mâstar, surplombant tous les autres. Un filet de bave suintait de ses crocs. Après quelques secondes d’hésitation, le chien se jeta dans l’eau à son tour. Les Rébéens furent terrorisés par l’audace de cet adversaire inarrêtable.
Jébril redoubla d’efforts pour atteindre la rive au plus vite. Le terrible chef de meute ne leur laissait aucun répit. Les jambes burinées par l’effort, l'interprète finit par poser le pied sur la terre moussue. La troupe était épuisée. Djéma ventilait férocement.
« Ekhma ! Kohayi ! » cria Sayyêt entre deux toussements.
La troupe s’empressa de suivre ses pas. Malki aida l'interprète à soulever le corps de Djéma. Un cri perçant s’éleva dans l’air. La meute de chiens y répondit en pleurant. Jébril se retourna et constata que Mâstar s’était cogné à son tour contre une pierre. Malgré le fait que sa gueule brassait plus d’eau que d’air, il parvint à atteindre la rive dans un dernier sursaut de volonté.
L'animal s’effondra comme une carcasse sur la boue. Un liquide, mélange de bile, d'algues et d’eau, s’échappait de sa gueule béante. Ses poumons sifflaient si fort qu’ils arrivaient presque à dominer le bruit du torrent.
Après un moment d’hésitation, Jébril retira le bras de Djéma de son épaule et se rua sur le chien misérable.
« Kô nte delmesh ?! » s'écria Malki.
Les hurlements de la meute, sur l’autre rive, résonnèrent à travers toute la jungle. Sur le flanc du chien, une large plaie saignait abondamment. Jébril attrapa une feuille de palmier et la pressa dessus. Mâstar grogna mais, conscient de son impuissance, se résigna à se laisser toucher. Le Rébéen prononça une incantation. Les grognements cessèrent. Les paupières du berger skritt s’alourdirent avant qu’il ne tombe dans le sommeil. L'interprète lui scella la mâchoire à l’aide de lianes qu’il serra autour de son museau, puis il le plaça sur ses épaules.
Toute la troupe s’était arrêtée. Sayyêt examinait son ami en silence. Pourquoi, par la barjite, s’était-il entêté à sauver cette bête qui, quelques instants plus tôt, les aurait déchiquetés sans le moindre état d'âme ?
Le corps assoupi écrasait les épaules de Jébril, encore usées par le long voyage qui l’avait mené jusqu’aux portes du Chram. D’un signe de tête, Sayyêt ordonna à ses hommes de reprendre la route. Les silhouettes des autres chiens et, avec elles, la possibilité d’une résolution pacifique du conflit avec l'Empire, disparurent dans la nuit opaque.
Le vacarme provoqué par le torrent disparut après une ou deux minutes. Seule resta la mélodie des insectes estivaux pour accompagner les exilés. Leur misérabilité avait franchi un nouveau seuil. Djéma crut distinguer, au coin de l’œil de son chef, une goutte d’eau éclairée par la Lune.
Le rythme de la marche avait ralenti. Les muscles de Kéber étaient gorgés d’acidité. La panse de Malki n’avait de cesse de réclamer pitance. Djéma, loque parmi les loques, lâchait de petits sifflements de douleur à chaque fois que son porteur trébuchait sur une racine agrippée au sol noir.
Les hommes atteignirent enfin un espace relativement épargné par la voracité des plantes.
« Tasabnûm hanê », déclara Sayyêt en désignant un ensemble de végétaux organisé en cercle, à l'ombre d'un arbre-nuage.
Ses hommes ne se firent pas prier. Malki s’effondra le premier. Tous les autres, à l’exception de Jébril, vinrent se caler à côté ou directement sur le colosse.
Le chef lança un regard à la masse sur les épaules de son interprète. Ce dernier déposa délicatement Mâstar à l’extérieur du cercle, et, après avoir rassemblé trois tas de lianes et de branches, puisa dans ses dernières forces pour les sceller. Il attacha ses pattes et arrima solidement son corps au tronc de l’arbre-nuage. Enfin, il s’installa à proximité de la bête et s’assoupit à son tour.
Sayyêt trouva la force de grimper dans les branches de l'arbre-nuage et arracha des touffes de feuilles cotonneuses, qu’il déposa délicatement sur chacun des siens. Puis, avant de sombrer à son tour dans le sommeil, il se décida, sans tout à fait comprendre pourquoi, de partager sa couverture improvisée en deux, et de recouvrir le chef de meute déchu.
***
Le chant d’un narjagharan perché dans l’arbre-nuage chatouilla les oreilles des Rébéens. Une rosée épaisse avait recouvert la clairière. Le Soleil était déjà haut dans le ciel. Les douleurs de la veille s’étaient bien atténuées. Les bouches étaient pâteuses. Un groupe de jeunes singes curieux était planté à quelques mètres de ce refuge de fortune.
Mâstar, à la seconde où il les aperçut, émit un grognement à réveiller un mort et tenta de bondir. Son attache et sa blessure le rappelèrent à l’ordre et il s’écroula dans l’instant. La tentative d’intimidation fonctionna néanmoins : les petits primates retournèrent dans l’épais tissu de la jungle en criant.
« Sabkush… sabkush », susurra Jébril.
Le chien lui lança un regard méfiant avant de se laisser brièvement toucher sur le haut de la tête.
« Nte smatrêsh wa na fultwun natê hertêts, eh ? » sourit l’interprète.
Ses compagnons le regardèrent avec admiration. Aucun n’avait soupçonné, jusque là, que Jébril était capable de dompter jusqu'aux démons les plus fous.
Sayyêt et Malki se mirent en quête d’eau. Si tant est qu’ils puissent le retrouver, ils ne pourraient prendre le risque de retourner au torrent. Il faudrait trouver un autre point. Le mélange de Soleil et d'humidité dans l'air leur rappela, l'espace d'un instant, ce bon vieux marécage aux alentours du Jebz-Ash-Shat. Leurs peaux picotaient sous l’effet des radiations solaires. Ils se couvrirent tant bien que mal de feuilles tressées entre elles, s’équipèrent de vulgaires bâtons auxquels ils attachèrent des cailloux ou morceaux de bois pointus, et s’enfoncèrent dans la jungle.
Yahoun et Kéber, quant à eux, furent chargés de trouver de quoi manger. Ils reprirent le même procédé pour se couvrir et s’armer, puis ils partirent dans la direction opposée.
Enfin, Jébril et Djéma restèrent seuls au camp. Avant de partir, Sayyêt avait confié à son interprète une mission des plus capitales ; arriver à faire de Mâstar un allié fiable. Peu importe le temps que cela prendrait. Les compétences exceptionnelles du chien ne pouvaient rester inutilisées.
Il était impossible pour Djéma de poser le pied à moins de deux mètres de celui-ci ne sans qu'il ne se mette à gronder. Tout au plus supportait-il la présence de Jébril durant quelques instants.
Alors que Djéma récoltait des branchages pour le feu du soir, la bête avait bondi et lui avait flanqué un coup de museau dans les jambes. Le Rébéen avait détalé à travers la clairière.
« Qâpha ! » beugla le Rébéen dont les poumons sifflaient encore, en pointant l'animal.
Les mots, utilisés par Jébril pour le calmer, n’avaient servi à rien. Ses grondements avaient percé la clairière durant plusieurs longues minutes, après lesquelles il retomba de fatigue.
Sa blessure avait pris une teinte purulente et dégageait une forte odeur de viande pourrie. Jébril, vidé de ses forces, fut bien incapable de prodiguer le moindre soin.
Les deux compagnons discutèrent le reste de la journée. Djéma semblait déboussolé par la trahison du Grand Qalam. Comment un homme si porté sur ses principes avait pu les renier en un rien de temps ? Les récits que l’on transmettait jusqu’aux confins de l’Empire étaient-ils tous erronés ? Sa conscience était encore sidérée. Il ne se rappelait pas avoir déjà été confronté à une hypocrisie si bien ficelée. L’amertume ne fit pas décrocher un mot à Jébril, qui écouta en acquiesçant les griefs de son ami.
Sayyêt et Malki finirent par reparaître au camp, les bras chargés de gourdes, composées d’assemblages rudimentaires de lianes, feuilles, pierres et morceaux de bois. Kéber et Yahoun, quant à eux, avaient réussi à capturer deux macaques et un serpent dont la bouche dégoulinait de venin.
« Ekhate ! » s’exclama Sayyêt.
Le chef ne semblait pas affecté le moins du monde par ce nouveau coup du sort qui s'était abattu sur sa troupe. Il se hasarda même à entonner un récit populaire dans les marches orientales de l’Empire, alors qu’il s’affairait à éliminer le poison dans le corps du bongare.
« Lorsque le soir tombe — Nadama lukhêt al’layâta*
Et que les Grands s'endorment — Ya hanûmayrut in’Beghrin
Ma chair se jette sur sa tombe — Amabarir lukhêt wan almurin
S'empresse de prier le serpent sous l'orme — Muzahrir kohayi awsslatêt al’uthbala
L'écaille de lumière me dit — Wany alqaêt unhûrom alfak
"Que veux-tu ?" — Yentê fultwesh oktô ?
Yeux dans les yeux, je réponds ceci — Naâzyun wan barwitnu bashhak
"Rends-moi celle qui est descendue" — Wana gêysh kyenâ malukhêta
Alors le serpent siffle et me rétorque — Tô filghanêt ya barwitêt al’uthbal
"Va-t-en, ce n'est ni ton jour, ni ton heure" — “Shmeh, nêj hat qinji, nêj awaq”
Lorsque le Ciel se lève — Nadama budhâyêt Sahamaya
Et que les Grands reprennent leurs affaires — Ya in Beghrin amnuhshuyrût
Ma chair brûle sur la pierre moussue — Al’runâjir al’lutbi qâyêt wan almurin
Et s'en va supplier le serpent à l'ombre — Ya zulir awsslatêt al’uthbala
L'écaille noircie me demande quel vent m'amène — Amhafi alfak wana kye tuwal damlâyêt
"Bon serpent, la même chose que la veille !" — “Kouwessi uthbal, jê okô fêjam !”
Alors, la Voix des Grands siffle et me rétorque — Tô, filghanêt ya barwitêt utwass Beghrimaw
"Puisses-tu ne revenir qu'en ton Dernier Jour, — Hamagêt yentê tuffla yenen narkhi qinjir
Ta vie est bien assez courte et tes missions encore nombreuses — Yenen yuwra fensîr ya ithmurin fendâdi
Rien ne sert de presser le destin, les Grands te rappelleront — Naûdfi fahôkbiyêt darma, Beghrin yenty amrûatdaz
Lorsque sera venu le moment. — Nadama yêthahadaz awaq
Emporte avec toi l'esprit de tes morts — Mah’yenty utwass lukhin akdayêsh
Et puisse ta parole se répandre partout dans le monde. — Ya yentên muwall iknûn hamagêt runadat »
Cet épisode de la vie du Troisième Prophète remit du baume au cœur à la troupe. Après tout, si lui s’était extirpé de la misère et de la faim les plus crasses, avait survécu à nombre de situations mortelles, avant de répandre son message dans le coeur de tant d’hommes et de femmes, pourquoi ces déshérités amassés autour du feu seraient incapables de trouver ne serait-ce qu’un ferme tranquille où écouler leurs jours ?
Le bongare était désormais découpé en morceaux de la taille d’une paume et prêts à être grillé. Les hommes de Sayyêt placèrent la tête sur le tas de branches et recitèrent un chant d’excuse à la Nature avant d’y mettre le feu.
Le repas fut excellent, quoi qu’un peu maigre en comparaison des délices qui se déversaient chaque jour sur les tables du Chram. Kéber et Malki regrettèrent le riz au lait d’éléphant tandis que leurs dents découpaient la chair des macaques.
« Ya da'Mâstary ? demanda Sayyêt à l’interprète, en désignant le chien assoupi.
- Wa fagêi hayir halbaya wannam yeddaya. »
Jébril arracha un bout de viande qu’il glissa sous son museau. Ce dernier sursauta, grogna un instant avant de reprendre son calme. Les Rébéens suspendirent leur souffle au moment où leur compagnon glissa le morceau dans la muselière de fortune. L’animal, après un râle qui n’avait plus grand chose d’intimidant, accepta l’offre et l'avala goulument.
« Hwa fakubmnêt adrugh… Kuwêss' adrugh », sourit le chef.
Il remercia son ami d’avoir donné une chance à un allié si précieux avant de préparer l’espace autour du feu pour dormir.
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* indications concernant la prononciation du rébéen :
Toutes les lettres se prononcent.
Le u se prononce ou, le a est à mi-chemin entre un a et un è lorsqu'il est dans la dernière syllabe (Exemple : Runadat se prononce Roue-Na-Dète), le e se prononce é et le ê se prononce comme en français. Quant aux o, y et i, ils se prononcent comme en français. Les voyelles surmontées d'un accent circonflexe (^) sont doublées, c'est à dire qu'il faut les prononcer deux fois plus longtemps. Lorsque deux mêmes consonnes sont collées l'une à l'autre, il faut également doubler la prononciation.
Le r est roulé.
La combinaison "gh" se prononce comme un r français.
Le h est aspiré comme dans "hello" en anglais.
La combinaison "kh" se prononce comme une jota espagnole.
La combinaison "th" se prononce comme le c espagnol dans "ci/ce" ou un th anglais (comme dans think)
Le q se prononce comme un k mais il faut légèrement insister sur la prononciation (il est plus guttural).
Dans les mots sans accent circonflexe, la syllabe tonique est la dernière sur les mots de deux syllabes, et l'avant-dernière sur les mots de trois syllabes ou plus. (Nadama mais Beghrin.)
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