7.3
« Tout va bien, ne vous inquiétez pas », déclara le peau-pourpre, alors que les Rébéens émergeaient, le dos couvert de sueur.
« Je souhaitais simplement vous faire voir les événements récents sous un autre angle.
- Peu importe l’angle, une trahison reste une trahison, broncha Jébril.
- Tu blâmes donc un Homme a qui l'on a retiré toute Volonté… ? sourit Eshev.
- Je pense que le Grand Qalam disposait de son libre-arbitre, et qu’il a fait usage de la Volonté la plus éclairée possible.
- Et pourtant… la situation était totalement comparable au dilemme des chevaux et des carottes. »
Les Rébéens, ignorant tout de ce fameux dilemme, conservèrent le silence. Mâstar, au même moment, reprit ses esprits et, à la grande surprise de la troupe, resta parfaitement calme. L’éléphant d’Eshev, quant à lui, émit un petit gémissement de peur à la vue de la bête et se cacha derrière son propriétaire.
« Supposons que vous ayez deux routes. Sur la première se trouve une personne ligotée, tandis que sur la seconde il y en a quatre. Vous disposez d’un sac de carottes que vous pouvez utiliser pour attirer les chevaux sur l’une ou l’autre des pistes. Ainsi, vous serez en mesure de sauver une ou quatre personnes. Que choisissez-vous ?
- Je choisis de ne pas utiliser les carottes et d’aller porter secours à ces pauvres gens, songea Jébril.
- C’est le chemin qu’aurait voulu emprunter Ghasni.
- Pas vrai ! s’écria Djéma. Le Grand Qalam veut donner nous à la Empereur !
- Et pourtant, n’êtes-vous pas bien loin des geôles ? Peu importe de connaître la Volonté originelle de mon envoyé ; le résultat est qu’aux yeux de l’ambassadeur Chah, il a fait le choix de jouer à l’autruche. Par conséquent, le Djahmarat est voué à verser le sang d’ici peu.
- Chah ? trembla Sayyêt.
- Aqsim Chah, oui. Il a su monter les échelons depuis que vous avez quitté l’Empire. Je me suis infiltré dans son esprit à quelques reprises et sachez que la place que vous y occupez aurait de quoi rendre jalouses ses femmes. »
Les hommes se figèrent. Même Yahoun, qui n’avait compris que quelques bribes de l’échange, fut pris d’une angoisse profonde à l’évocation du vrai nom du Martinet. Des souvenirs refoulés envahirent bientôt son esprit.
« Allons, Yahoun, souffla Eshev. Vous êtes en sécurité ici. Et, malgré ce que vous croyez, Apourna représente pour vous la meilleure opportunité d’enfin briser ce cycle de malheur qui s’abat sur les vôtres. Bhagttat ne le sait pas encore, mais une déclaration de guerre, rédigée par l’Empereur lui-même, est actuellement transportée par un convoi parti ce matin de Qama’el. Le Chram du Wafrat, quant à lui a été mis sous siège la nuit dernière. Officiellement, il ne s’agit que d’une mise en quarantaine liée à une soi-disant épidémie de barjite déclarée dans la province. Il n’en est rien. Enfin, ce n’est plus qu’une question de temps avant que Fort-Putra ne soit pris d’assaut par les jayshis postées à la frontière. Sous le couvert de la diplomatie et des bons mots, les armées se sont déjà mises en marche.
- Et en quoi tout cela est supposé concerner les nôtres ? demanda Jébril.
- Ne comprends-tu pas ? Penses-tu un seul instant que vos hommes vous ont oubliés ? Cette guerre représente pour vous l’occasion d'empêcher tout fouet de s'abattre sur votre dos ou sur celui d’un de vos semblables. L’occasion d’enfin sortir de la boue et bâtir votre propre destinée.
- Et de nous mettre au service d’un Prince impie qui, de plus, souhaitait vendre nos peaux pour faire plaisir au Martinet ! cria l’interprète.
- Pour lui faire plaisir, dis-tu ? s’emporta Eshev à son tour. Kshahab ! Tu ne sais même pas de quoi tu parles, mon petit ! As-tu seulement connaissance du couteau qu’on lui a mis sous la gorge ?
- C’en est trop ! »
Jébril sortit, suivi de près par Mâstar.
« Je vous demande pardon de sa part, déclara Sayyêt.
- Tu n’y es pour rien. Je ne tolère simplement pas qu’on lève le ton sur moi ainsi. Ceci étant dit, cet homme est promis à un grand avenir, dont il ne soupçonne pas encore la possibilité. Sa pureté est certes une faiblesse lorsqu’il est question de diplomatie ou de commerce, mais sera une force inimaginable quand il s’agira pour lui de mener des troupes », sourit Eshev.
***
Jébril rumina une demi-heure en compagnie de son chien. Il observa les ruisseaux encore épargnés par la glace serpenter dans la vallée, prêta une attention particulière aux chants des oiseaux, si exotiques par rapport à ces bons vieux goélands ash-shâtais. L’ex-chef de meute attrapa un bout de bois laissé par terre et se planta devant son compagnon, les regard pétillant. Jébril baissa la main et l’animal lâcha le morceau à ses pieds. Il le lança à travers la pente devant lui. Le chien se rua dessus et le ramena prestement. Une nouvelle vague de chaleur emplit le ventre de l’interprète. Il se hasarda à courir avec son chien sur le sol boueux et, après avoir recouvert une bonne partie de ses mollets, reprit son souffle sur un rocher en contrebas de la grotte. Mâstar s'installa à côté de lui et le lécha abondamment au niveau du cou.
« Jébril ? demanda Malki, inquiet de ne pas le voir revenir.
- Masha ?
- Sayyêt ya Eshev fultuyrût natê. »
Les deux amis repassèrent dans la grotte, suivis par le chien encore galvanisé par le jeu. Jébril remarqua une fresque sur laquelle les trois dieux-frères discutaient autour d’une table garnie de plats luxueux.
« Je vous présente mes excuses, déclara l’interprète dès l’instant où il foula le sol mousseux du domaine d’Eshev.
- Et je les accepte volontiers. Tes amis et moi discutions des fresques que vous avez pu observer dans l’entrée. Asseyez-vous donc. »
Le dieu matérialisa un tabouret derrière les cuisses de Jébril. L’interprète palpa le meuble, découvrit les contours de velours et les motifs savamment tissés. Rien n’aurait pu le différencier d’un objet fabriqué par un artisan de Samsharadh. Même les démonstrations de magie les plus prodigieuses qu’il lui avait été données de voir parurent ridicules, en comparaison de cet exploit.
« Umur ! Il ne manque plus que toi ! » déclara Eshev en riant.
L’éléphant-nain but à pleine trompe dans le ruisseau à proximité et s'installa aux côtés de son maître. Ses plumes réfléchissaient merveilleusement la lumière du Soleil. Ses petits yeux de saphir semblèrent sonder la troupe. Il dégagea une mouche tournant autour de ses yeux et referma ses ailes.
« Bien ! Je disais donc, vous avez pu faire la connaissance de mes deux frères sur ces gravures. Namerô est celui qui est entouré de lumière, et Koshké est recouvert de feu.
- Et quel est leur rôle ? demanda Sayyêt.
- Namerô est chargé d’entretenir l’énergie blanche, la raison pure, l’amour sans conditions… Koshké est son exact inverse. Il entretient le feu, l’instinct, la colère… la liberté. La créativité. C’est un grand sensible et je regrette que nous nous soyions tant battus dans notre jeunesse.
- J’imagine qu’il y avait des raisons valables à l’origine de vos conflits ?
- Les mêmes raisons que celles qui nous opposent à l’Empire ! Question d’égo, voilà tout ! Même si Namerô ne le reconnaîtra jamais, nous avons tous les trois été aveuglés par nos égos, incapables de concevoir qu’une co-existence pacifique pouvait se dessiner. J’imagine que c’est le propre de l’adolescence… Enfin ! Je tenais à saluer votre persévérance car je n’étais franchement pas sûr que vous pourriez arriver jusqu’ici ! »
Les Rébéens dévisagèrent le dieu et se fixèrent mutuellement, incrédules.
« Allons, vous n’allez pas me faire croire que vous pensiez que votre arrivée ici était le fruit du hasard ? » rit-t-il.
Il porta ses deux bras inférieurs à ses lèvres et siffla. Le son aigu se réverbéra sur un air aussi opaque que des murs. Un bruit de pas discret parvint aux oreilles des Rébéens et un cerf apparut de l’autre côté du ruisseau. Mâstar aboya.
« Du calme, ordonna Eshev. À aucun moment n'avez-vous pensé que c'était moi qui vous avais menés jusqu'ici ? »
Les Rébéens secouèrent la tête. Le Dieu rit aux éclats et congédia le jeune cerf. Mâstar râla.
« J'avoue ne jamais avoir pensé rencontrer un dieu véritable... j'ai tant de questions à vous poser, déclara Malki.
- Je t'écoute volontiers : ensuite, nous irons manger.
- Je crains que certaines d'entre elles ne vous offensent...
- Allons, si elles sont motivées par la poursuite de la vérité, je n'ai aucune raison de m'en affliger.
- M... merci, souffla Malki. Est-ce que... enfin... Vous êtes le protecteur du Djahmarat ?
- D'Apourna avant toute chose, mais oui, je veille également sur les skritts et leurs descendants.
- Dans ce cas, comment se fait-il que l'Empire parvienne à s'étendre ? Ne pourriez-vous pas balayer ses armées d'un revers de la main ?
- Tu mets le doigt sur l'une de mes plus grandes peines, soupira Eshev. Mon frère avait pour coutume de dire que toutes fleurs s’assèchent et tout Empire fane. Les briques deviennent poussière, et seule la poussière permet à de nouvelles fleurs de naître. La mort est nécessaire au recommencement de la vie.. Ainsi, le feu du changement emporte avec lui chaque chose, des plus grandes aux plus insignifiantes, et permet à la vie de se renouveler dans son sillage. Ce texte est gravé un peu partout dans la caverne, en skritt archaïque. Bien que vous ne vous en rendiez pas compte, je fane. Chaque année qui passe, mes forces diminuent : je les sens peu à peu s'abandonner au brasier du changement.
- Vous êtes... mortel ? songea Jébril, abasourdi.
- Y'a-t-il une chose qui ne le soit pas ? sourit amèrement le dieu.
- Mais... lorsque vous mourrez, n'avez-vous pas peur que les Djahmaratis se détournent de vos enseignements ? demanda Malki.
- C'est une possibilité à laquelle je dois me résoudre. La venue de mon héritier pourra prendre une semaine comme un siècle : personne ne peut la prévoir.
- J'ai du mal à vous suivre, dit Sayyêt.
- C'est normal. Personne ne parle de cela ; le dernier a avoir compris la vérité de ma fonction était le Grand Qalam qui s'était occupé d'Apourna il y a deux mille ans environ. Depuis, c'est un savoir qui a été oublié, tant par les sages que les fidèles.
- Et vous ne pouvez pas le leur rappeler ?
- Je le pourrais... mais ce n'est pas la mission dont je suis chargé, répondit le dieu. Ceux qui me suivent doivent le faire de leur plein gré, je n'ai moralement pas le droit de leur imposer ma vérité.
- Et... le Sixième Prophète, demanda Jébril, est-il vraiment allé dans le Royaume Céleste ?
- Oh ! Yahmawad ? Bien sûr, c'est... un homme plein de qualités. Le fait que vous le suiviez avec tant de passion n'a rien d'étonnant. Ceci dit, je trouve que les conversations avec lui sont... difficiles.
- Pourquoi ça ? demanda l'interprète.
- Vous lui ressemblez beaucoup, si je puis me permettre ! Cette même passion qui fait briller votre regard, cet éloge permanent de la Volonté... Vous savez, un jour, Yahmawad m'a dit que, s'il se trouvait face à une montagne, il déploierait toute sa force pour la changer en plaine, tandis que moi, je préfère apprendre à la connaître et cherche à la contourner. Nous avons eu bien des querelles, ce qui m'a poussé à prendre mes distances avec lui. Les rares fois où je me rends encore au Royaume, je le salue sans m'attarder !"
Jébril réfléchit un instant et remercia le Dieu pour son honnêteté.
« Je vous propose, chers hôtes, d'aller manger ! Mon estomac crie famine ! »
Le dieu enjamba le ruisseau et traversa la forêt aux pins roses. Des gerbes de fleurs étaient éparpillées sur le sol mousseux. À chaque jappement de Mâstar, des sortes de grosses dindes filaient à travers la forêt.
Eshev atteignit une bâtisse aux murs de marbre, camouflée entre un attroupement de troncs. À l’intérieur, une lueur orange tapissait l'air humide, tandis qu’un délicat fumet de curry invoqua l’image d’Apourna dans les esprits des Rébéens. Un fumée discrète se faufilait entre les cimes des arbres. De nombreuses paires de petits yeux violets flottaient un peu partout autour de la maison.
« Ils ne mordent pas, je vous rassure. Regardez donc. »
Le peau-pourpre se rendit à l’intérieur, décrocha quelques mots, puis reparut les bras chargés de granules.
Aussitôt, des moustaches et d'épais pelages bleus apparurent, accompagnés de miaulements aigus.
« Doucement, tout le monde va en avoir, sourit Eshev. Vous voyez ! Ils sont bien loin du léopard que vous avez croisé ! Magnifique performance, au passage ! »
Les orientaux furent aussi surpris par ce prodige qui paraissait si banal que par le fait qu’ils aient été observés durant le combat face au monstre de la forêt.
Une fois les chats repus et étalés çà et là, le peau-pourpre invita ses hôtes à le suivre dans la maison. Il poussa la porte aux motifs turquoises qui s’agençaient comme une sorte de toile d’araignée cubique, et leur demanda de retirer leurs chaussures improvisées à partir de peaux récoltées au cours de leur cavale. Jébril rinça ses jambes dans une bassine installée à l'entrée.
Une femme aux larges épaules était penchée au-dessus d’une marmite et touillait une mixture à l’odeur proprement divine.
« Ils sont enfin arrivés ? » sourit-elle.
De longs cheveux à la texture de lotus, de petits yeux cristallins, un nez droit et fier, une bouche voluptueuse. Malki fut pris d’un désir plus que gênant. Il se hâta de chasser le vice de son esprit, de peur que le protecteur d’Apourna ne le remarque et n’en prenne ombrage.
« Enfin, c’est le mot ! Cela fait tout de même quelques temps que l’on vous attend.
- Ah ? Et pourquoi ça ? demanda Jébril.
- Mangeons, d’abord ! Nous aurons tout le temps d’en discuter, ordonna la femme.
- Mettons la table ! » s’exclama Eshev.
Il tendit aux Rébéens des ensembles somptueux de porcelaine. Les mêmes motifs que sur la porte, cette fois oscillant entre le rouge et le jaune, parcouraient une matière à mi chemin entre la céramique et l’acier. De petits gobelets transparents comme le verre mais souples comme le caoutchouc étaient taillés en des formes d’une finesse extraordinaire. Une théière d’un blanc parfait avait le bec taillé en forme de col de cygne. Jamais les étrangers n’avaient vu pareil luxe, pas même lorsqu’ils épiaient les repas des chefs, autrefois.
La grande table acheva de créer l’admiration chez eux. De grandes fresques taillées à même le bois représentaient de larges portions du bestiaire skritt, allant des cochons pralamaghéens et leur museau en trompette aux effroyables waraboucs, en passant par des oiseaux semblables aux espèces de dindes croisées plus tôt. Une fine plaque de verre était fixée au-dessus des fresques, pour permettre au mieux leur conservation.
La femme d’Eshev parut sur le seuil de la salle à manger, ses bras toniques contractés sous le poids de la marmite. Elle la déposa néanmoins avec une grande délicatesse sur le bord de la table et entreprit de servir les invités les uns après les autres.
Malki peina à contenir les gargouillements qui s’élevèrent dans la pièce. Un riz multicolore baignait dans une sauce délicate aux odeurs qui synthétisaient à elles seules les merveilles dont étaient capables les peaux-bleues.
Les invités se jetèrent sur ce repas divin à tel point que, bientôt, la marmite fut totalement vidée. Leurs yeux se plissèrent et, bien que ce fut impoli, leurs corps vinrent s’étaler de tout leur poids sur le dos des chaises.
« Je crois que tu les as achevés, Shukî », déclara Eshev à l’adresse de sa femme.
Elle laissa s’échapper un rire franc et généreux, ce qui fit encore monter le désir dans le corps de Malki. Puis lui lança un regard taquin avant de déclarer :
« Peut-être devrais-tu les amener à la grange ?
- Allons ! Je crois que ces messieurs ont déjà assez dormi depuis leur arrivée. Non, je pense plutôt qu’une promenade aux alentours leur ferait le plus grand bien. J’avoue avoir un peu trop forcé sur le riz, moi aussi. Quelqu’un souhaite m’accompagner ? »
Les Rébéens marmonnèrent chacun leur tour un contenu incompréhensible même pour le plus polyglotte des dieux. Seul Jébril lacha un « moi » franc, ce qui sauva l’hôte du malaise. Shukî se proposa d’accompagner les autres invités à la grange pour leur permettre de reprendre des forces.
« Je vous présente nos excuses, Seigneur, c’est que nous n’avions pas mangé en telle quantité depuis…
- Le dernier soir au Chram, j’en suis conscient. Même mon corps, en dépit de sa divinité et de l’habitude, ne peut jamais résister au riz de ma femme, sourit-il. Elle va vous installer un endroit où vous pourrez reprendre quelques forces. Inutile de vous préciser qu’ici, nous sommes largement à l’abri des yeux de l’Empereur, alors prenez le temps qu’il vous faudra pour vous remettre sur pied. »
Tandis que le Gardien de l'Équilibre commençait à s’éloigner avec Jébril, Sayyêt le rattrapa et osa poser la main sur son épaule. Une lumière chaude émana du corps du Dieu et remonta le long de son avant-bras. Les courbatures qui l’assaillaient disparurent instantanément et son poignet fut pris d’une énergie redoutable. Hélas, le contact ne se prolongea pas car Eshev crispa son dos et lâcha un toussotement.
« Oh ! Je vous prie de m’excuser ! s’écria Sayyêt en se projetant au sol.
- Il n’y a pas de mal, voyons… Mais je vous demanderais de ne plus me toucher, à l’avenir. Que vouliez-vous ?
- Simplement vous présenter mes plus humbles remerciements pour votre accueil. Bien que nos natures ne soient aucunement comparables à la vôtre, j’espère vous le revaloir un jour.
- Qu’importe votre nature ! Je tâcherai de me souvenir de votre déclaration », sourit le peau-pourpre.
***
La forêt derrière la maison d'Eshev avait de quoi rappeler les légendes les plus merveilleuses. D’innombrables ruisselets serpentaient une terre généreuse à l’odeur d’herbe grasse et de fleurs innombrables. Mâstar ne sut où donner de la tête et s’arrêta sur chacune d’entre elle, humant longuement leur parfum. Jébril ne se rappelait pas de l’avoir vu si détendu, tout au long de leur longue marche. L’expression du chien féroce s’était transformée en bouille de chiot qui n’aurait fait aucun mal à une mouche. Quelques papillons se posèrent sur sa truffe et des rongeurs se ruèrent devant lui sans qu’il n’émette le moindre grognement.
« C’est une véritable chance que d’habiter dans ces bois », sourit Eshev.
Il décrocha, à l’aide d’une décharge psychique, des grappes de fruits oranges qui poussaient à la cime des grands arbres tout autour d’eux. Il en tendit une poignée à Jébril tandis qu’il savourait une de ces petites baies.
« Je ne peux que vous envier de passer vos journées ici », déclara l’interprète, en découvrant une saveur unique, à mi-chemin entre la rose et un fruit qu’il avait goûté une fois dans son enfance, nommé lishi par les marchands peaux-noires venus de la Terre de Plomb.
Le parfum qui envahit sa gorge lui rappela le sourire de sa mère chérie, le jour où elle en avait ramené du marché central. Il se demanda ce qu’elle pouvait bien faire à cette heure et si elle était encore en vie. Il offrit l’un de ses fruits à Mâstar, mais le manque de goût flagrant dont souffrent les chiens le lui fit recracher dans l’instant.
« Je tiens à vous présenter une fois de plus mes excuses pour mes excès survenus un peu plus tôt…
- Cela appartient déjà au passé ! rit Eshev. Mais, si vous le permettez, j’aimerais que nous revenions sur notre point de désaccord, cette fois à tête reposée.
- Je ne suis pas en position de refuser, et, j’aimerais savoir pourquoi vous nous avez faits venir jusqu’ici.
- Je vous en remercie. Inutile de s'attarder trop longuement sur le contexte politique de ces derniers temps, me semble-t-il. Vous savez que l’Empereur attend la première occasion disponible pour faire déferler les jayshis sur tout l’ouest du continent. Récemment, vous vous êtes enfuis de l’Empire après votre raid sur la plantation du chef Koundoush. Vous avez alors requis l’hospitalité aux portes de mon Chram. Hospitalité qui, comme le veut la coutume, vous a été accordée, moyennant les quelques bijoux que vous aviez dérobé lors de votre attaque. Il se trouve que ces mêmes bijoux ont été examinés par les orfèvres du Prince Bhagttat et que la réalité, comme à chaque fois, a fini par refaire surface. Jusque là, je ne vous apprends rien. Ce que vous ignorez, en revanche, c’est qu’Aqsim Chah, devenu ambassadeur en Djahmarat pour le compte de l’Empire, depuis deux ans environ, a eu vent de ces informations et posé un dilemme qui a conduit à la trahison dont vous avez souffert. »
Mâstar attrapa un fruit à coque épaisse de la taille d’une balle de pelote et la déposa aux pieds de son maître. Ce dernier la ramassa et l’envoya de toutes ses forces à travers la forêt. Le chien fila à toute allure et sa silhouette disparut entre les arbres.
« Soit, vous nous livrez les hommes hébergés au Chram et nous réglons cet incident de manière pacifique, soit vous continuez à leur offrir un refuge et nous faisons pleuvoir le feu et le sang sur vos terres. Je reprends ses propos de manière quelque peu vulgaire, mais le fond y est. Alors, Jébril, j’ai une question des plus sincères à te poser : qu’aurais-tu fait ? Sacrifier la vie de six hommes contre ton peuple tout entier, au risque de, je l’admets, commettre une trahison des plus répugnantes, ou refuser et attendre l’arrivée des canons et des fusils ? »
Le chien reparut et déposa à nouveau la balle aux pieds de Jébril. Un inconfort pressant noua sa poitrine à mesure qu’il comprit ce qu’avait dû signifier la fuite décidée par Sayyêt. Il gratta longuement sa barbe, lança la balle à nouveau et répondit :
« Je comprends qu’il ne s’agit que d’un faux-choix.
- Comme c’est bien souvent le cas dans les affaires humaines ! souffla Eshev. Tu me vois néanmoins ravi d’avoir extirpé le ressentiment de ton cœur.
- En revanche, je ne vois toujours pas pourquoi vous nous avez faits venir jusqu’ici. Pourquoi ne pas avoir utilisé vos pouvoirs pour nous envoyer de force dans un office ? »
Le dieu désigna une épaisse bûche recouverte d’une mousse bleu et rose, à proximité d’un ruisseau plus large que les autres. Il invita l’interprète à s’y asseoir avant de le rejoindre. Le berger skritt, lassé de jouer, fit tomber le fruit à coque dans le ruisseau et la balle serpenta le long de la forêt avant de disparaître.
« Si j’avais eu ne serait-ce qu’un misérable millénaire de moins, aucun de ces maudits événements ne se serait produit ainsi. J’aurais pu, sans aller jusqu’à tailler en pièces des armées entières comme du temps de ma jeunesse, au moins infiltrer l’esprit du haut commandement impérial et les envoyer droit dans le mur, comme ça a souvent été le cas lorsqu’ils ont tenté de franchir les montagnes. Hélas, aujourd’hui… Un simple contact prolongé avec l’un des tiens parviendrait à me clouer au sol. Je sens encore le transfert d’énergie que Sayyêt a déclenché tout à l’heure !
- Ainsi, vous ne disposez plus d’aucun pouvoir qui puisse sauver vos fidèles ?
- J’en dispose d’un dernier, et ta venue en est la preuve, sourit le peau-pourpre. Car si je vous ai attendus pendant plus de trente ans, c’était précisément pour vous charger d’une mission vitale.
- Trente ans ? s’exclama Jébril. J’ai à peine vécu vingt quatre ou vingt cinq hivers !
- Ne sois pas si surpris ; à mon échelle, cela ne représente finalement pas grand chose. Il n’empêche que je vous connais depuis que vos mères vous ont donné la vie, et que vous êtes, sinon notre dernière chance, l’une des dernières.
- Mais… pourquoi nous ?
- Allons, ne joue pas l’innocent, rit Eshev. Vous avez été des guerriers hors-pairs, avez réussi à mettre en déroute une jayshi toute entière et mis l’Empire à genoux. Si la figure d’Umur flotte toujours au-dessus du palais de Samsharadh, aujourd’hui, c’est bien grâce à vous.
- Vous oubliez qu’aujourd’hui, nous ne sommes plus que six hommes esseulés et en mauvais état.
- Je ne l’oublie pas. Et, de la même manière, personne dans les plantations n’a oublié vos noms. Même s’il est strictement interdit de parler de vous, les autres esclaves ne peuvent s’empêcher d’attendre votre retour ou la venue d’hommes de votre valeur. Il faut dire que les pénuries de soldats n’aident pas à s’assurer que vous tombiez dans l’oubli.
- J’entends tout cela, mais en quoi est-ce que c’est supposé rendre service au Djahmarat ? Cela fait longtemps que nous avons quitté le champ de bataille.
- Rien ne vous empêche de le retrouver, ne serait-ce que pour un temps. J’aurais donc un plan à vous proposer, à tous, lorsque nous rentrerons et que vos amis seront reposés. »
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