8.2

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  « Ça a beau avoir été une sacrée épreuve, vous n’imaginez pas comme je vous envie ! s’exclama Pratha après que le colosse Rébéen eût terminé.

  •  Je te comprends, l’ami ! Cette rencontre avec Eshev a comblé un trou dans mon âme dont je ne soupçonnais même pas l’existence ! »

 La nuit était déjà bien avancée. Personne n’était revenu demander audience aux Rébéens. Djéma et Yahoun s’étaient installés dans un coin de la tente et jouaient au radesh sur un vieux plateau en paille tressée. Les pions, quant à eux, étaient faits d’un métal bâtard, mais cela n’entravait nullement le bon déroulement de la partie.  

 « Il me semble que c’est désormais à ton tour de parler, suggéra Sayyêt.

  • Ah… j’avais presque oublié, soupira Pratha. Eh bien, tout a commencé à se dégrader dès le lendemain de votre fuite. Nous avons passé une partie importante de la nuit à chercher Uttamir et la meute de chiens. Je peux vous dire que son pauvre corps était meurtri. Le Grand Qalam ne l’a pas disputé, mais Gopta et moi avons bien senti, ce soir-là, qu’il avait perdu sa confiance ne lui.
  • Pauvre petit… souffla Kéber.
  • C’est ce que je me suis dit aussi, mais je crois qu’en vérité il n’est pas à plaindre. Il a pour projet de quitter le Chram dès l’arrivée du prochain été, pour s’engager dans les troupes princières. Je trouve ça quand même dommage, surtout que, depuis le départ de Mâstar, la meute lui obéit au doigt et à l'œil.
  • Comme tu dis, répondit Sayyêt. Il n’empêche - ne le répète pas, s’il te plaît - qu’il sera bien plus utile à votre peuple s’il rejoint le Prince que s’il reste ici. C’est un petit mal pour un bien immense.
  • A qui le dites-vous ! Enfin, nous l’avons ramené au Chram, l’avons soigné… Le Prince était furieux, même si à aucun moment sa voix ne s’est élevée d’un centirème : je crois que c’est ce qui nous a le plus pétrifiés. Dès le lendemain, il a foncé vers Samsharadh et a commencé à mobiliser ses troupes.
  • Et vous ne préparez pas à la guerre ? demanda Djéma.
  • Bah ! Les lois imbéciles du Chram nous interdisent de prendre part aux affaires du monde matériel. Autrement dit, le Grand Qalam pourrait voir demain des hordes de blancs débarquer du coin de la forêt qu’il ne lèverait pas la main et serait capable de prendre le thé avec leurs généraux.
  • Modère un peu tes propos, reprit Sayyêt, il reste celui qui t’a tout donné.
  • Et qui aujourd’hui me demande de faire le sourd face à l’extinction des miens ! Vous devriez savoir ce que c’est, non ?
  • Il marque un point, nota Malki.
  • En effet… Il n’empêche qu’il doit avoir ses raisons d’agir comme ça.
  • L'arrogance due à la vieillesse, oui, peut-être, broncha Pratha. De toute façon, vous avez bien vu la tente dans laquelle je dors. Il n’y a pas de hasard, surtout pas chez un homme qui a autant vécu. Un ancien roi skritt avait pour adage : « Vibhajkar keli samshakar majji », « diviser pour mieux régner ». C’est exactement ce qu’il a entrepris de faire en remplaçant une partie importante des adeptes les plus importants. Gopta a gagné quatre grades depuis votre absence, tandis que j’en ai perdu cinq. Je suis désolé mais vous me voyez dans l’incapacité de rester objectif. J’en ai assez de réprimer la colère qui brûle dans mon estomac. Ce que vous disiez sur Uttamir vaut pour moi aussi : j’ai bien l’intention de me présenter aux portes du Palais. J’ai compris que mon temps ici est révolu.
  • Et quand comptes-tu partir ?
  • Dès que possible, avec vous si vous acceptez ma présence. Chaque jour qui passe est un enfer. J’ai des visions de Fort-Putra, la nuit, et je me réveille en sueur. Ma place n’est plus ici.
  • Tu me sembles avoir mûrement réfléchi à la question, songea Sayyêt. Wal hayir yeddasy okô dmette ?
  • Okô qasdash ? Batab hwa magêt ma’nasham thahadat ! » s’exclama Malki.

 Son visage et celui de ses autres compagnons s’illuminèrent.

  « Mit-ah ! s’écria Pratha. Mit-ah beghrin !

  • Eh bien, il semblerait que tu nous aies caché ta connaissance de notre langue, sourit Kéber.
  • Oh, ne vous inquiétez pas, je n’ai compris que quelques bribes de ce que vous avez dit, mais suffisamment pour saisir que c’était un « oui ».
  • Ton prononciation est très bon ! » sourit Djéma.

 La soirée se conclut sur une note plus légère. Pratha enchaîna les parties de radesh contre tous ceux qui souhaitaient le défier, et écrasa sans la moindre pitié les régiments de ses adversaires. Ses yeux parvenaient toujours à trouver une combine restée invisible pour les Rébéens. Quelque peu frustrés, Djéma et Yahoun finirent par abandonner tout espoir de revanche et noyèrent leur agacement dans de larges verres d’infusion à la rose. Un rayon de Lune finit par monter haut dans le ciel, et éclaira largement la tente depuis la petite fenêtre. Sayyêt déclara qu’il était temps de dormir et commença à raccompagner ses hommes vers la sortie.

 « Merci à toi pour ce joyeux moment, sourit-il. Entre nous, ce n’est pas auprès du Grand Qalam que nous aurions pu le trouver. »

 Ce à quoi Pratha répondit par un rire d’enfant.

***

 « Entre », soupira le chef du Chram.

 Pratha inspira, renvoya cette pointe d’acidité qui lui traversait la gorge au fond de son estomac, et passa à travers le rideau de perles. Les perroquets l’accueillirent par des sifflements stridents. Le vieillard se tenait en tailleur, les yeux fermés, mains dans la position du léopard endormi.

 « Maître ?

  • Eh bien, que se passe-t-il ? Excuse-moi, mais je ne suis pas sûr de pouvoir t’accorder une audience. Je suis occupé, comme tu peux le constater.
  • J’ai une requête à vous soumettre, déclara Pratha en s’agenouillant.
  • Cesse donc de singer les bons adeptes, tu sais bien que j’ai horreur de ça. Je n’oublie pas la dernière insulte que tu m’as faite, hier soir. Sache, Pratha, que je pardonne tout mais n’oublie jamais rien. Je serais heureux de te guider sur la vraie voie, de t’aider à parfaire ta maîtrise des arts chramiques, mais tu n’en fais qu’à ta tête. Par Koshké, pourquoi avoir ainsi refusé que je m’entretienne avec les étrangers ? Ne suis-je pas le garant de ce domaine ? À quoi riment ces désobéissances répétées de ta part ? »

 Pratha se sentit ridicule et ne sut que répondre. Il sentait, au fond de lui, sans bien arriver à expliquer pourquoi, que l’autorité de son père spirituel devenait insoutenable, que ses poils se hérissaient lorsque cette voix prenait son inflexion autoritaire, qu’une colère silencieuse - qu’Eshev le pardonne - s’était immiscée en lui et l’éloignait peu à peu du Bien.

 « Tu sais, cette situation m’attriste beaucoup, reprit le Grand Qalam. J’aimerais plus que tout au monde qu’aucune guerre ne fût déclarée, car c’est une chose bien malheureuse. Le principe de neutralité a été instauré par notre Gardien car c’est la meilleure manière d’éviter de se noyer dans la mare de sang qui menace de recouvrir la Principauté. Je comprends très bien ton sentiment de révolte, quoi que tu en penses, et je prie chaque jour - encore à l’instant, tu occupais mes pensées - pour que l’on surmonte cette épreuve ensemble, comme un père et son fils. Ainsi, Pratha, je pourrai te léguer le Chram et partir en paix vers…

  • Maître, je souhaite quitter Apourna ».

 La phrase était sortie sans qu’il ait le temps de bien la prémâcher. Sa langue prit un goût amer, et, peu à peu, les derniers propos du Grand Qalam parvinrent jusqu’à son esprit. L’air autour de lui s’embruma, une odeur âcre s’éleva dans l’air. Des tremblements parcoururent le corps du vieux sage et ses paupières révélèrent enfin un regard transpercé par la surprise. La voix de Gopta se fit un chemin jusqu’à l’esprit de l’adepte :

Ça fait plus de trois siècles et demi qu’il est à la tête du Chram. Il faut bien qu’un jour ou l’autre, Eshev le rappelle auprès de lui, non ? Et puis, les Grands Qalams précédents camouflaient très bien leur déclin, jusqu’à ce qu’un jour comme les autres, ils s’écroulent sans prévenir devant leurs fidèles. Tôt ou tard, il faudra bien que son successeur prenne la relève.

 Alors le déclin de ce vieillard aux portes de la sénilité lui parut évidente. Comment cet homme, autrefois capable de déceler le moindre changement d’humeur chez lui avait pu se laisser surprendre par une telle évidence ?

 Même s’il commençait à avoir la nausée, Pratha, savait qu’il avait fait le bon choix : le doute n’était plus permis. Le Chram, à l’image de son chef, n’était plus que l’ombre de lui-même.

 « As-tu réellement réfléchi à ta décision ? trembla le dignitaire.

  • Oui.
  • Alors, si c’est ainsi…
  • Je… vous remercie, Grand Qalam. Je vais préparer mes affaires et…
  • Ce n’est pas aussi simple que cela, Pratha. Les règles stipulent que l’adepte qui souhaite se soustraire à son devoir spirituel doit rembourser au Chram les biens dont il a bénéficié.
  • Mais… je n’ai pas d’argent…
  • Il n’est aucunement question d’argent. C’est de temps, dont on parle. Les vêtements et la nourriture que je t’ai offerts depuis ton plus jeune âge n’ont que peu de valeur en comparaison des heures que j’ai passées à te former toi plutôt qu’un autre. C’est du temps qu’il va te falloir rendre à la communauté. Si le souhait que tu viens de me formuler est bien sincère, alors, à partir de demain matin, tu travailleras toute la journée à faire vivre ce Chram et à transmettre les connaissances que tu as acquises au détriment d’un autre, qui, il semble, aurait été plus méritant que toi.
  • Si c’est votre volonté…
  • Tu es bien le seul ici à avoir imposé ta volonté à l’autre, souffla le Grand Qalam. Tu peux disposer. »

 Pratha se releva et, sans se retourner, se dirigea vers le rideau. L’air tout autour était d’une viscosité étouffante. Le ciel s’était obstrué d’un tapis de nuages jaunâtres, prêts à déverser une pluie sulfureuse sur la tête des Apournaris. En prêtant l’oreille, l’adepte crut distinguer de faibles bruits de lamentations, venus de l’intérieur de la tente.

***

 « Je t’ai amené tout ce dont tu auras besoin, déclara Gopta, les bras chargés d’un grand seau en fonte, d’une brosse en crins d’âne, et d’un épais savon à l’odeur désagréable, quoique plus supportable que celle des bouses.

  • Eh ben… je dois vraiment me taper tout ça ? grogna Pratha.
  • Je ne fais qu’exécuter les ordres, tu sais…
  • Oh, je t’en prie, arrête de te planquer derrière cette phrase. Tu l’utilises tellement qu’il te suffirait de te la tatouer sur le front et de juste le pointer à chaque fois qu’on se voit.
  • Mais, enfin ! Ça suffit ! s’écria Gopta. C’est bien toi qui t’es mis dans cette situation, alors arrête de me blâmer !
  • Je ne te blâme pas, je dis que tu te planques derrière des arguments en porcelaine ! Par contre, si tu continues à modifier ce que je dis…
  • Quoi ? Qu’est-ce que tu vas faire ? »

 Furieux, Gopta toisait son ami d’un air arrogant à la limite du supportable. Son petit badge d’adepte héritier scintillait au soleil et rendait Pratha fou de jalousie. Il sentit néanmoins que Gopta avait raison : il avait pris seul sa décision, en connaissance de cause, et c’était bien à lui de l’assumer.

 « Excuse-moi, vieux… Tu n'as dit que la vérité. »

 Ses yeux mouillèrent et il sentit une douleur chaude lui brûler l’estomac. Ses poings furieux s’abattirent sur le sol boueux, sous le regard intrigué des éléphants-nains. La flamme de l'arrogance disparut du regard de Gopta et il s’agenouilla à son tour, avant de passer son bras autour de l’épaule de son plus grand ami.

 « Allons… pleure pas. Je suis désolé moi aussi de m’être emporté. La psyché commune est déjà saturée de mauvaises émotions, pas besoin d’en rajouter. Je te présente mes excuses.

  • Je ne t’en veux même pas, dans le fond. Je vais te dire, ce qui me ronge, fit Pratha en relevant son visage creusé par les larmes et la douleur, c’est que je ne sais même pas à qui en vouloir. J’ai bien réfléchi cette nuit, et le Maître a raison.
  • Tu vas rester ? »

 Une pointe de joie fugace traversa ses yeux, mais il comprit bien vite à l’expression inchangée de Pratha qu’il s’était fait un faux espoir. Des perroquets volèrent en cercle au-dessus de leurs têtes et crièrent d’un ton ridicule “Ça suffit ! Ça suffit !”. Les deux amis rirent un instant, puis Pratha reprit son calme et répondit :

 « Mon âme ne me laissera pas en paix tant que je resterai ici. Je ne veux plus de cette boule dans mon ventre, de ces cauchemars affreux, de ces nouvelles qui chaque semaine me rendent un peu plus triste. Je n'y survivrai pas.

  • Alors pars, si les Trois le veulent, sourit Gopta. Je suis bien malheureux à cette idée, mais il nous reste encore un an pour s’y préparer, non ? »

 Ce qui se voulait être une parole rassurante eut l’effet exactement inverse. La simple mention du mot « an » rendait Pratha nauséeux. Il s’imaginait les tonnes de bouse à ramasser et les centaines d’heures de cours qu’il devrait prodiguer aux autres pour acquérir sa liberté. Son ami déposa les affaires à proximité et retourna s’occuper de ses tâches.

 « Bien, c’est à nous. »

 Les éléphants-nains observèrent ce visage rougi enfiler sa pince nasale, ses gants et semblèrent s’amuser de le voir ramasser leurs déjections. Au bout d’un instant, Pratha parvint à s’habituer à la sensation désagréable du fumier qui épouse la forme de ses petits sacs à ordures, et même à trouver un certain avantage à cette tâche : il eut le temps de penser, de rêvasser, de vivre intérieurement les vies alternatives qui se seraient offertes à lui si un seul événement s’était déroulé un poil différemment. Si, à la place des Yeux, il avait été retrouvé par un recruteur de l’armée, ou un simple paysan passant par la petite place de son village d’origine ? Sa psyché, vantée toute son enfance par le Grand Qalam aurait-elle atteint ne serait-ce que le dixième de son potentiel ?

 Et si les orientaux avaient, plutôt que de partir à la conquête du monde, préféré rester confinés dans les grandes taïgas du nord-est ? Aurait-il seulement fait la rencontre du Prince ? Pourquoi ce regard de loup ne cessait de crier à son esprit : « Viens ! » ?

 Ses réflexions l’absorbèrent jusqu’à l’heure du repas. L’enclos des éléphants était propre comme un sou neuf. Le Grand Qalam, derrière une des barrières, avait observé son adepte à la tâche depuis le portique.

 « Cela me fait profondément plaisir de te voir t’appliquer ainsi, fils », sourit-il.

 Les traits du vieillard s'étaient adoucis depuis la veille, mais conservaient une certaine pointe de tristesse, tapie au coin de ses grands yeux pourpres. Pratha répondit à son tour par un sourire, posa ses équipements dans le box et alla faire ses ablutions avant de passer à table.

 « Je vais te confier une classe de cinq Nouveaux-Venus, cet après-midi, lui dit le Grand Qalam à la fin du repas. Il te suffira de leur faire un cours sur la détection mentale.

  • C’est-à-dire que je ne sais pas forcément enseigner…
  • Tu en es largement capable. Je te connais depuis que tu fais tes premiers pas, alors tu peux me croire. Écoute-toi et tout ira comme sur une rivière tranquille. »

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