8.5
Un cri retentit dans tout le Chram. Un fort courant d’air s’échappait de la tente de Pratha et sifflait dans les arbres.
« Calme-toi, tout va bien, murmura Gopta.
- Woah !! Ha !! Le… ! Ya l’mahdiy wê… »
Pratha bondit de son lit comme un chat sauvage et s’empressa de tâter son flanc. Rien. La sensation du métal dans sa chair s’atténua peu à peu et il tenta de reprendre son calme.
« Bois un peu, tu es trempé, suggéra son ami.
- Pourquoi… ? Qu’est-ce que tu fais là ?
- Tu hurles à la mort depuis déjà dix bonnes minutes. Mondhi m’a donné une concoction qui devrait t’aider à mieux dormir. Arrête de tourner en rond comme un animal en cage et viens t’asseoir. »
Pratha s’exécuta et se rassit sur le bord de son lit. Gopta lui tendit une petite gourde et lui suggéra de se pincer le nez. L’adepte surmonta les quelques hauts-le-cœur que lui inspiraient la boisson et finit par tout avaler. Bientôt, sa psyché se canalisa et le courant d’air cessa.
« Tu nous as tous fait bien peur ! rit Gopta une fois que Pratha fût calmé.
- Merci, vieux. Merci… Mais pourquoi ne pas m’avoir réveillé ?
- Y’a pas de quoi. J’ai pensé qu’il valait mieux te laisser finir ton rêve, au cas où Eshev t'envoie des informations intéressantes. Qu’est-ce que tu as vu ?
- Tu vas le répéter au Grand Qalam ?
- Si c’est nécessaire, oui, je suis obligé, tu le sais bien… Enfin, je ne te ferai pas de surprise sur ce que je lui dirai ou non.
- Tu fais un bien meilleur héritier que moi, soupira Pratha, la gorge nouée.
- Ne dis pas n’importe quoi… C’est toi qui as décidé de changer de chemin. Tu as déjà oublié le compliment fait par le Prince ?
- J’ai compris qu’il était partiellement infondé, mais je crois qu’il le pensait vraiment.
- Partiellement, donc il y avait un fond de vérité !
- Par rapport à mes capacités, c’est ce dont j’ai conscience. Je n’ai pas le droit de ne pas les mettre au service de notre peuple.
- J’arrive à le concevoir, même si je ne suis pas totalement d’accord avec toi. Mais le maître et moi avons fini par accepter ta décision. »
Gopta se leva, prépara une infusion aux fruits dans une large carafe et remplit deux verres. L’odeur des papayes et sapotilles remplaça celle de la sueur sur le matelas de l’adepte.
« Bien, tu peux me raconter, maintenant ?
- J’ai vu la guerre, encore une fois. Fort-Putra noyé sous cette horrible fumée noire… des montagnes d’hommes crevés… Du sang partout…
- Est-ce que la situation a évolué par rapport à la dernière fois ?
- Les murailles sont pleines de brèches. Les jarapouris tiennent le coup mais…
- J’ai compris. Tu leur donnes combien de temps ?
- Hm… une semaine, pas plus. Les impériaux sont trop nombreux. »
Pratha se demanda combien de villes, forts et même pays tomberaient d’ici un an. Il se demanda si les orientaux seraient aux portes du Chram avant même qu’il ait fini de rembourser sa dette. Le passage du temps l’effrayait. Il pria pour que les Rébéens apportent un avantage décisif, faute de pouvoir l’apporter lui-même.
« Il va falloir que je transmette tout ça au maître, l’informa Gopta.
- C’est normal. Essayez de contacter l’ambassade de Jarapour ou le Prince pour avoir plus de renseignements. J’imagine qu’ils en savent plus que nous.
- Le Grand Qalam a plus confiance dans tes visions que dans les nouvelles des messagers rendues obsolètes dès qu’ils quittent le duché. Ça va aller, tu penses ?
- Si ça ne va pas, je sais que tu viendras m'aider à reprendre mon calme.
- C’est que j’aimerais pouvoir dormir, tu comprends ? » rit Gopta.
***
Au fil des jours, les brèches se firent de plus en plus grandes dans la muraille de Fort-Putra. Bientôt, elle n’eut plus de muraille que le nom. Les assauts des jayshis se firent de plus en plus profonds. Pratha, malgré les larges quantités de concoctions qu’il ingérait avant de dormir fut incapable de fermer l’oeil une nuit entière.
Les Rébéens, quant à eux, furent prêts à partir au troisième jour. On donna un grand banquet d’adieu le midi même. Pratha tint à personnellement les aider à harnacher leurs chevaux et s’occuper des derniers préparatifs.
« Tu es bien silencieux aujourd’hui, nota Malki.
- On peut dire que je ne dors pas bien, en ce moment…
- Ça, on avait remarqué ! sourit le colosse, suite à quoi il fit une accolade un peu brutale à l’adepte.
- Ne sois pas si triste, un an, ce n’est pas grand chose quoi qu’on en pense. Le prochain hiver arrivera avant même que tu n’aies le temps de t’en rendre compte, assura Sayyêt. Eshev a attendu notre groupe pendant trente ans, tu imagines ?
- Ce que je remarque, c’est que le temps s’est considérablement accéléré dernièrement. Cette année comptera pour dix, peut-être plus.
- Il y a peut-être du vrai dans ce que tu dis, mais tu ne peux faire autrement que prendre ton mal en patience et exceller dans l’épreuve qui t’est imposée. »
Sayyêt n’eut pas besoin de sonder la psyché de Pratha pour comprendre qu’il était plus que sceptique.
« Tu sais, je crois que j’attends de pouvoir prendre ma revanche depuis que je suis gamin… Depuis l’époque où ces affreuses marques ont lacéré ma peau. Permets-moi de te faire une promesse, frère. Je ferai parvenir une lettre qui te sera destinée d’ici un an tout pile. Dedans, je t’indiquerai notre localisation et te donnerai assez de papier-banque pour te payer le voyage. Alors nous t’attendrons -Jébril compris, si la Volonté le décide- à bras ouverts. »
Pratha remercia à mi-voix le Rébéen et se résolut à voir les étrangers retourner vers l’Orient. Il aurait eu envie de pleurer à chaudes larmes mais ses dernières réserves avaient été épuisées par les derniers événements. Alors il prit une grande inspiration et les suivit jusqu’au portail, où tout le monde les attendait.
« Grand Qalam, au nom de nous tous… merci. Sachez que je prierai longuement pour que nous prenions un jour le thé dans un contexte paisible.
- Et je ne manquerai pas de prier, moi non plus, pour que tout se passe au mieux et croiser à nouveau votre route. Pour ce qui est de vos armes…
- Vous pouvez en disposer comme bon vous semble. Nous en obtiendrons de nouvelles à la capitale. »
Les adeptes firent retentir un tonnerre d’applaudissements à mesure que les chevaux avançaient vers la sortie. Chacun y alla de ses vœux pour l’avenir, pour la libération des esclaves, la gloire des peaux-bleues et, dans certains cas plus rares, la chute de ce maudit empire.
Derrière un mur, Tindashek avait observé la liesse populaire puis les silhouettes des chevaux se perdre dans la jungle en contrebas.
« Qu’est-ce que tu fais ? demanda Pratha.
- Je veux regarder, balbutia l’enfant.
- Il n’y a pas de mal à ça, ne t’inquiète pas. »
L’adepte fit une petite tape sur l’épaule de l’enfant : son regard s’illumina. Il l’invita à le suivre dans l’enclos des éléphants-nains.
Tindashek se figea à la vue des pachydermes. Pratha appela le moins farouche d’entre eux et l’amena au niveau de l’enfant. Puis il prit délicatement sa main et vint la poser sur la trompe de l’animal. Le petit tressaillit un peu puis se laissa palper par la trompe.
« Tu es déjà monté dessus ? » demanda l’adepte.
L’enfant fit non de la tête. Alors Pratha l’attrapa et le hissa sur le dos épais et lui ordonna de s’aggriper aux ailes atrophiées. Puis il alla récupérer des morceaux de fruits entreposés à côté et en donna une poignée à Tindashek, qui s’amusa à les déposer dans la petite cavité au bout de sa trompe.
« Tu vois sa lumière ? demanda Pratha.
- Oui…
- Alors… essaie de lui parler, dans ta tête. Et demande lui de t’emmener là-bas, à côté du grand seau. »
Tindashek ferma les yeux, se concentra, et parvint à envoyer une pensée au pachyderme. Bien qu’un peu maladroite, Pratha la trouva tout de même compréhensible. L’animal posa le bout de sa trompe sur le genou droit du petit.
« Tu ne vois pas ce qu’il te demande ? Donne-lui un fruit. »
Tindashek s’exécuta. L’éléphant avala goulûment la petite baie et se mit d’un pas flegmatique en direction du seau.
« Bravo ! fit Pratha. Maintenant, tu sais comment faire ! »
L’enfant fit faire des tours à l’animal et parvint même à lui proposer une baie en échange d’un bout de bois laissé par terre.
Pratha sentit que la tristesse causée par le départ des Rébéens commença à céder la place à de la joie, à mesure que le visage du petit orphelin s’illuminait.
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