9.2

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 Il fallut une bonne heure de marche, à se frayer un chemin autant que possible pour rejoindre le palais princier. Même l’immensité de son dôme central peinait à se faire une place dans le ciel saturé de fumée et de câbles à marchandises, déployés comme une énorme toile d’araignée au-dessus de la ville.

Au milieu d'un square, Pratha aperçut une foule plus compacte, amassée devant une haute pile de livres en proie aux flammes. Depuis les bordures du petit parc affluaient des ouvrages entassés dans des brouettes, jetés par maunds entiers au bûcher. Gravés sur le bord d'une couverture, Pratha reconnut quelques caractères ; ils étaient en rébéen.

Horrifié par la scène, il accéléra le pas, et, bientôt, les portes d’entrée du Palais se détachèrent de la fourmilière urbaine. Un régiment entier avait été amassé dans l’étroit du jardin d’accueil. Pratha, dont les épaules étaient meurtries par le poids de Tindashek, le déposa et s’approcha d’un des gardes.

  « Bonjour, je souhaite rencontrer Sa Majesté.

  • Votre autorisation ?
  • Je n’ai que ceci, il s’agit d’une question urgente.
  • Voyons ça… Par la présente lettre, je mets en gage ma dignité et requiers de Votre Majesté qu’elle accorde une audience à Pratha, adepte du Chram d’Apourna que Votre Majesté a pu rencontrer il y a quelques mois. L’affaire pour laquelle ce dernier se présentera à votre porte est de la plus haute urgence. Eh ben, on peut pas dire que la forme soit son fort, à ce dehik.
  • La lettre a été rédigée en vitesse…
  • C’est pas bien grave, Sa Majesté a tendance à ne pas supporter les flatteries inutiles. Vous êtes armé ?
  • J’ai sur moi une dague-laser, oui.
  • Shohakê, va la déposer dans le vestiaire et porte cette lettre au secrétariat de Sa Majesté.
  • Bien, mon mahaprabuddehik. »

Pratha et Tindashek attendirent une trentaine de minutes au moins, au terme desquelles le garde revint accompagné par le Prince Bhagttat en personne. Tous les soldats interrompirent leurs conversations et se jetèrent au sol dès qu’ils l’aperçurent.

 « Je te remercie, Shohakê, tu peux disposer », déclara nonchalamment le Prince.

Le garde sembla stupéfait que Sa Majesté elle-même ait retenu son nom, bredouilla un « à votre service » maladroit, et alla s’asseoir avec ses collègues. Bhagttat toisa un instant Pratha, puis il détailla Tindashek du regard. Une sensation électrique dans l’air indiqua à l’adepte que Sa Majesté était en train d’infiltrer l’esprit de l’enfant. Il s’élança après un instant vers son hôte et empoigna chaleureusement ses deux mains.

« Cela me fait vraiment plaisir de te revoir, Pratha.

  • À moi aussi, répondit ce dernier dans un accès de familiarité.
  • Enchanté de te rencontrer, petit, fit le Prince. Comment t’appelles-tu ?
  • Tindashek, Monsieur.
  • Sa Majesté, corrigea Pratha.
  • Euh, oui… Sa Majesté.
  • Il n’y a pas de mal ; il connaîtra ce genre de règles en temps et en heure. Ne restez pas dehors, avec ce froid vous allez tomber malade. Vous n’êtes pas franchement vêtus pour la saison. »

Une fois à l’intérieur, Pratha sentit un voile chaud l’envelopper. Il se demanda où pouvait brûler un feu assez puissant pour chauffer un si grand hall, mais fut surpris de constater qu’il n’y avait que des bougies électriques disposées çà et là.

 « Vous avez mangé ? s’enquit le Prince.

  • Oui, avec le dehik Modshi, vous vous rappelez peut-être de lui ?
  • Si je me rappelle de lui ? Bien évidemment, la vraie question serait plutôt « est-ce que lui se souvient de moi » ?
  • Si vous parlez de notre soirée ensemble, il a demandé des nouvelles de Dravi.
  • Et qu’est-ce que tu lui as dit ?
  • Qu’il était retourné vers Bacahore.
  • Retourné ? Alors même qu’il a un accent typiquement d'ici ?
  • Maintenant que vous le dites... Il ne m'a rien demandé à ce sujet.
  • Par Eshev… Les rakshasas se cachent véritablement dans les détails. »

Pratha se demanda si, par sa faute, la place au sein des Étoiles de l’Ombre dont avait parlé Modshi lui passerait sous le nez.

« Puisque vous avez déjà déjeuné, je vous propose de directement retrouver vos amis. Nous étions justement en pleine discussion. (Le Prince se mit à chuchoter) Il faudra également que tu m’expliques ce que ce petit fait avec un fuyard comme toi.

  • Croyez-moi, vous ne regretterez pas sa présence, assura l’adepte.
  • Je sais ».

 Pratha redécouvrit les Rébéens, attablés devant trois plateaux de radesh en marbre. Dès qu’ils l’aperçurent, ils se jettèrent dans ses bras et se confondirent en accolades.

 « Quelle joie de te revoir, Pratha ! s’exclama Malki en broyant le pauvre corps de l’adepte dans ses bras de bûcheron.

  • Pourquoi Tindashek est avec toi ? demanda Djéma.
  • C’est moi j’ai demandé à Maître Pratha de l’accompagner, répondit l’enfant.
  • Merci, murmura Pratha, soulagé de ne pas avoir à encore expliquer la situation.
  • Tu as fini par… songea Sayyêt.
  • Oui. Je ne pouvais rester les bras croisés au Chram et attendre que la région se fasse submerger.
  • C’est une décision sage, déclara le Prince. Je te suis reconnaissant de venir joindre tes forces aux miennes.
  • Alors vous m’acceptez dans vos troupes ?
  • Et comment ! s’exclama le Prince. Se priver de ton potentiel serait commettre une faute stupide. Nous aurons le temps de parler de tout cela après. Prends place devant le plateau et joue une partie avec nous. »

 Tindashek braqua son regard sur les éléphants, pièces d’infanterie et d'artillerie miniatures.

 « Je décrivais à vos amis la stratégie que nous emploierons pour la conquête de l’est, une fois que nous aurons repoussé les jayshis hors de Fort-Putra.

  • Comment va la forteresse ? demanda Pratha.
  • Mal, comme tu peux t’en douter. Ce n’est qu’une question de jours avant que les orientaux ne la prennent. Je dois néanmoins reconnaître que les jarapouris ont été très tenaces, suffisamment pour nous laisser de temps de terminer la modernisation. Demain soir aura lieu un défilé de célébration en ville, puis nous partirons vers le sud. J’ai fait envoyer un messager au Royaume de Pothara pour demander un laisser-passer à nos troupes. Connaissant le roi Kaliyutra, il nous invitera à partager un festin. Je reviendrai sur la marche à suivre dans sa cour en temps et en heure. Pour l’instant, détendons-nous ! »

Pratha ne se sentit pas d’émettre une objection bien qu’il eût aimé en savoir un peu plus sur les prochains événements. Le Prince manda un calumet et un sachet d’herbe bleue, puis le fit passer à chacun autour de la table, exception faite de Tindashek.

« C’est à toi de jouer, Pratha, déclara Djéma après avoir amené ses pièces d’infanterie en première ligne.

  • Je pense que tu fais une erreur, songea l’adepte, parce-que tes soldats ne sont pas couverts.
  • Je veux qu’ils peut bouger bien.
  • Il a raison, ajouta le Prince après avoir inspiré une longue taffe. Ne jamais les laisser avancer sans qu’une autre pièce n’assure leurs arrières. En deux mouvements, Pratha peut les encercler et les envoyer au cimetière.
  • Ha… il faut vraiment je m’entraîne, broncha Djéma.
  • Ça viendra, sourit Pratha. Je joue à ce truc depuis… aussi loin que je me souvienne.
  • Qu’est-ce qui t’a poussé à prendre ce petit avec toi ? demanda Bhagttat, cette fois, les yeux rivés sur ceux de l’adepte, comme si ses deux billes dorées tentaient de le transpercer.
  • Il est spécial. Ses capacités sont hors-norme.
  • Ça, je le sais. Je ne te demande pas en quoi il sera un précieux allié durant la campagne, mais pourquoi tu as accepté de l’emmener avec toi, car je vois bien que tu ne l'as aucunement forcé.
  • J’ai même tenté de le dissuader, mais il est têtu comme une mule, rit l'adepte.
  • Ne me fais pas croire que tu es incapable de refuser quelque chose à un enfant. Qu’est-ce que tu attends de sa présence ? J’imagine que tu as eu l’occasion de le laisser au Chram, non ?
  • C’est vrai… Lorsqu’il me l’a demandé, je lui ai promis de l’emmener avec moi. Une force en moi m’a interdit de lui refuser.
  • Voilà donc la vraie raison de sa présence. Intéressant, réfléchit le Prince. Tindashek, verstlust nebhê ? »

 L’enfant le regarda avec des yeux ronds mais ne répondit pas.

 « Eh bien, je vois que mes bases d’apshewarais n’étaient pas si erronées, nota Pratha.

  • À la plantation, parfois, il est arrivé que des nouveaux débarquent et oublient leur langue, que leur esprit la refoule, déclara Sayyêt.
  • J'ai vaguement entendu parler de ce genre de syndromes, répondit Bhagttat. Quoi qu’il en soit, nous n’allons pas le forcer à la parler s’il ne le souhaite pas. »

***

Une partie de radesh en entraîna une autre, et, après avoir battu à plusieurs reprises ses adversaires - exception faite du Prince, - systématiquement conclues par des égalités -, Pratha sentit la fatigue le rattraper.

 « Avant que tu n'ailles te coucher, nous avons quelque chose à faire, l'informa le Prince en constatant ses bâillements de plus en plus rapprochés.

  • De quoi s'agit-il, Votre Majesté ? demanda Pratha.
  • Tu verras. »

 Bhagttat le guida à travers une artère du Palais que l'adepte n'avait pu visiter lors de sa première venue. Peu à peu, la décoration, jusque-là flamboyante et témoin de la grandeur du Djahmarat, devint plus discrète, jusqu'à totalement disparaître. Le Prince révéla une porte en bois cachée derrière un rideau quelconque et invita l'adepte à l'emprunter.

 Derrière se trouvait une salle modeste, au centre de laquelle une épée scintillante dégageait une énergie vaguement psychique.

 « Je souhaite te donner ta place ici, déclara le Prince. Te confier un rôle à la hauteur de tes capacités. Pour ça, j'ai demandé à mes gardes de préparer tout le matériel nécessaire à ton intronisation dans nos rangs. Est-ce que tu sens son énergie ?

  • Je perçois quelque chose, mais je n'arrive pas à dire quoi exactement, songea Pratha.
  • Bien sûr, sourit Bhagttat. Cela ressemble à s'y méprendre à de la psyché mais ça n'en est pas. Je n'ai jamais vu un autre objet dégager la même susbstance. Tu sais, cette épée a été posée sur les épaules des ancêtres de toute ma dynastie, et, si l'on en croit certains rapports, sur celles des deux dynasties précédentes. A ma connaissance, je suis le seul, à l'heure actuelle, à pouvoir la manier. »

 Le Prince brandit la lame et observa l'effet de sa lumière sur sa peau. Il caressa chaque recoin du pommeau, de ces pierres précieuses incrustées au fil des siècles, de cette lame aussi blanche que la neige et à la pointe aussi effilée qu'une aiguille. Il se retourna vers Pratha et ordonna :

 « Agenouille-toi devant moi. »

 L'adepte s'exécuta et sentit immédiatement la vague se propager de la lame jusqu'au corps du Prince, puis s'emparer de lui.

 « Si tu as le moindre doute quant au fait que tu veuilles joindre tes forces aux miennes, ne le cache pas. Je dois t'avouer que personne dans ma famille n'a jamais pleinement compris cet objet, mais nous savons - à cause de malheureuses expériences - qu'il est terriblement risqué de lui mentir. Je vais la déposer sur chacune des tes épaules, puis sur le haut de ta tête, et, enfin, déclarer la formule qui te fera entrer au service de la Principauté. Tu es prêt ? Concentre-toi et ressens l'épée, ne te focalise sur rien d'autre. Pour toi qui maîtrises l'art de la méditation, cela ne devrait pas poser de problème.

  • Je suis prêt », souffla Pratha.

 Alors Bhagttat approcha la lame de son épaule droite. Une chaleur extrême se manifesta. L'adepte eut envie de courber l'échine, mais il résista.

 « Es-tu seulement assez solide pour encaisser le poids des coups ? demanda l'épée d'une voix cristalline.

  • Je... »

 Il revit ses partenaires à l'entraînement d'akrâ défiler dans sa tête. Les centaines, voire milliers d’impacts accumulés au fil des années se concentrèrent en un seul. Son estomac se retourna mais il tint bon.

 « Je le suis », songea Pratha.

 Il sentit une chaleur extrême déferler sur son corps, envelopper son esprit d'une sensation brûlante, puis s'éloigner peu à peu. Une goutte de sueur perla sur sa joue.

Le flot reparut sur son épaule gauche. Les visages du Grand Qalam, de Gopta, Pravak, Mondhi, Uttamir et, en vérité, de chacun des adeptes du Chram défilèrent dans son esprit. Il sentit leur déception prendre la forme d'une boule dans sa poitrine, entendit toutes les remarques faites à son égard depuis des mois se concentrer en un brouhaha écrasant, jusqu’à submerger chaque recoin de son esprit. Il eut envie de pleurer mais n'en eut pas la force.

 « Peux-tu m’assurer que ta loyauté n’ira plus jamais au Grand Qalam, que tes oreilles seront sourdes à tout intérêt contraire à celui du Djahmarat, et que tu verseras ton sang sur la route de Sa victoire ?

  • Je l’assure.
  • Es-tu prêt à renoncer à toute ton ancienne vie, à abandonner l’espoir d’un jour retourner au Chram ?
  • J’y renonce ! J’y renonce ! » s’écria Pratha, en proie à un torrent de larmes.

 Le flot d'énergie s'éloigna une fois de plus avant de reparaître sur le haut de son crâne. Les visages de tous les habitants du Chram, de ses amis comme de ses rivaux, des éléphants-nains et des poules, la statue d’Eshev au centre d’Apourna, sa tente et toutes les affaires à l’intérieur furent pris dans des flammes, au départ timides, puis soudain voraces. Pratha n’aurait jamais cru possible de pleurer autant. Sa gorge bouillonna, ses yeux peinèrent à trouver des réserves de larmes supplémentaires, son corps entier s’abandonna à une fournaise inimaginable.

 Puis sa vision s’assombrit jusqu’à ce que son esprit retombe dans l’obscurité. Alors la douleur et le bruit disparurent et il fut aveuglé par une lumière éclatante, de loin supérieure à celle du Soleil. Ses yeux s'y habituèrent peu à peu et il put distinguer une silhouette baignée dans la blancheur. La silhouette l'observa un instant, se tourna vers ce gouffre brillant, et l'invita à la suivre.

 Pratha sentit tous ses doutes et peurs se consumer peu à peu au contact de cette énergie divine, puis, sa raison retrouvée, se décida à emprunter le chemin de la lumière.

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