Visite
Le soleil inondait de clarté le grand patio immaculé, serti de dentelles de pierre ciselées d’une colonne à l’autre. La lourde porte de chêne clouté se referma lentement derrière le visiteur, comme le cavalier secouait sa tunique pour en chasser la poussière du voyage.
Au centre des allées de marbre brûlant, trônait un dôme de faïences azurées. Sous son ombre gazouillait une fontaine, soutenue par tout un bestiaire pétrifié. Le visiteur vint s’y rafraichir et accomplir ses dévotions à la Déesse. Il consacra quelques gouttes aux esprits des vents, les lançant aux quatre points cardinaux avec sa bénédiction rituelle.
Un serviteur s’avança et lui présenta un linge blanc, savamment plié. Ses ablutions terminées, on conduisit le cavalier en silence par de somptueux jardins, qu’embaumait la Déesse de son souffle de jasmin.
Lorsqu’il franchit le seuil des appartements taillés dans la roche vive, la chape de chaleur s’évanouit des épaules lasses du visiteur, comme un manteau qu’on retire. Des invocations, des souhaits de bienvenue, des vœux de bonne fortune au pèlerin serpentaient sculptés le long des parois du vestibule.
Ocre et basses, les voûtes du salon rappelaient la tente du bédouin, piquetée de petites lampes à huile suspendues. Dans la douce pénombre, l’Emer[1] Ras–el–Redjeb reposait sur son lit de justice, sous un dais de riches étoffes. Replet de venaisons, bouffi de douceurs, repu de richesses, le seigneur des lieux régnait sur un empire commercial qui s’étendait du Khanat aux oasis du Sud lointain. Bourdonnant autour de lui, obséquieuse et prévenante, s’affairait la ruche de ses conseillers, scribes et serviteurs.
Le vieil Emer leva les yeux des parchemins que l’on soumettait à son auguste signature pour observer le cavalier patienter dans l’antichambre, dans le cliquetis de son grand sabre qui tintait à chacun de ses allers–retours. Ses mains, croisées dans le dos en signe de déférence, s’agitaient nerveusement. Son noble visage trahissait une préoccupation contenue.
Soulevant sa formidable masse, Ras–el–Redjeb quitta sa couche et vint à la rencontre du visiteur en s’exclamant :
– Hadhar nen Hakhim, Cadir[2] des Assadhini ! Que la Déesse s’épanche sur tes pâtures ! Sois le bienvenu dans mon humble demeure !
Le visiteur, ému par l’accueil courtois et chaleureux de l’Emer, se répandit en remerciements fleuris.
– Le voyage depuis ton douar a dû être éprouvant, même pour un cavalier tel que toi ! lança Ras–el–Redjeb, déjà essoufflé par son effort physique.
L’Emer mena son visiteur dans une alcôve tapissée d’antiques mosaïques et claqua deux fois dans ses mains. Hôte et invité s’installèrent sur des coussins bas, tandis qu’une farandole de collations salées et de friandises s’amoncelait devant eux, sur un immense plateau de cuivre repoussé.
Bientôt l’on versa le thé à la menthe en cascade rituelle, et les deux hommes purent échanger les nouvelles, longuement – la naissance de l’étalon, la chasse au fauve qui décime les troupeaux, la maladie de l’Oncle, le soin des orangers, les frasques des neveux, le prix des olives, les dents du petit dernier, la livraison des boisseaux précieux… – tous ces menus tracas et ces humbles joies qui font la trame des jours sous le regard bienveillant de la Déesse.
Le vieillard observait le Cadir de sous ses paupières mi–closes. Il le connaissait bien. Il l’avait vu grandir, parvenir à l’âge d’homme, perpétuer sa lignée et élever dignement ses enfants. Envoyer au loin son fils aîné, lui confier la fine fleur de sa cavalerie, dans une guerre lointaine contre le royaume du Harthor, avait été pour le Cadir Hadhar une fierté immense et un renoncement terrible. Mais la nouvelle de la défaite l’avait comme foudroyé. Brisé, il avait accepté le déshonneur d’aller mendier des nouvelles et la mansuétude du vainqueur pour son fils. Ras–el–Redjeb, en tant que suzerain, l’y avait aidé. Mais après l’armistice, les officiers avaient été retenus en otages par les Harthoriens, qui ne les libéraient que lentement. Le fils de Hadhar n’était pas revenu.
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– Mon ami, lança le vieillard, je lis sur ton visage la douleur qui t’étreint le cœur ! Des nouvelles me sont parvenues. Mes caravanes me confirment que les otages sont traités et soignés dignement. Le neveu de la nourrice de ma troisième fille est revenu de captivité et il me l’a juré par le voile de la Déesse – bénis soient ses doigts de roses ! – ton fils va bien ! Et il n’est pas seul ! Ceux de ses cavaliers qui ont survécu, ont fait vœu de rester auprès de lui dans sa captivité !
De reconnaissance, Hadhar baisa les mains de l’Emer, mais son visage restait inquiet. Il se pencha vers son suzerain, chuchotant presque :
– Mais… on raconte que les Harthoriens ne les renvoient qu’après leur avoir jeté un sort !
Le gros vieillard se saisit vivement de sa fiole lustrale et, de sa main gauche, répandit l’eau de senteur un peu partout autour d’eux, pour chasser le mauvais œil :
– Que le vent du désert fourvoie les esprits malins ! Ton fils est un brave, comme son père ! Il sait où est son devoir, ne crains rien pour son intégrité !
– La Déesse – bénies soient ses larmes ! – te rendra ces louanges au centuple, ô Ras–el–Redjeb ! Mais quand le reverrai–je ? Quand nos vainqueurs me le rendront–ils ? N’ai–je point respecté les engagements du traité ? N’ai–je pas laissé libre passage aux caravanes et combattu les rebelles des montagnes ?
– Ta parole est aussi fidèle que le soleil au–dessus du désert ! Ton douar a respecté la paix, comme je l’avais demandé. Et cette politique est bonne : nombre des nôtres ont été rendus à leurs familles, tu le sais !
– Mais alors, ô Puits de Sagesse, pourquoi suis–je le dernier à ne pas revoir mon fils et mes braves ? Aurai–je le temps d’accomplir avec lui le pèlerinage au Tell de la Déesse – louée soit sa lumière !
– Allons mon ami ! L’espoir est la récompense de la patience ! Ton fils est un capitaine redouté, voilà pourquoi il sera le dernier libéré… Mais ta fille pourra peut–être obtenir d’autres nouvelles ?
Le Cadir éluda d’un geste vague. Sa fille était une forte tête ! Il avait dû céder, lorsqu’elle avait décidé d’étudier la médecine à l’hôpital de Sûk Abarrim, en pleine capitale du protectorat Harthorien. De son point de vue, la charge de sa cadette n’était rien d’autre qu’un statut déguisé d’otage. Sa Jiradia, intelligente et fière, même elle, pouvait être gagnée aux mensonges des Harthoriens ! Lorsqu’on apprend la langue d’un ennemi, son esprit s’insinue dans le vôtre, pensait–il. Pour cette âme droite mais simple, fraterniser jetait une ombre, embrasser la culture du vainqueur était une souillure.
– Je suis inquiet pour elle, ô Ras–el–Redjeb ! Si mon fils ne revient pas, si je reste le dernier réprouvé parmi tes hommes–liges, comment vais–je trouver un époux digne de ma fille, la prunelle de mes yeux ? Qui acceptera le fruit d’une lignée déshonorée, d’un clan sans chef après moi ?
L’Emer jeta un regard acéré à son vassal : voilà donc la crainte intime du valeureux Cadir… Désolé de l’humeur morose de son hôte, il fit resservir du thé et lui composa, en personne, une assiette de friandises. Puis il reprit quelques confiseries – pour l’accompagner – et, s’autorisant quelques bouchées dilatoires, dit d’un air recueilli :
– Allons, mon ami, tranquillise–toi : rien n’est perdu encore ! Tant que nous respectons le traité, le processus de paix pourra continuer. Tu reverras ton fils, trancha Ras–el–Redjeb d’un air docte. La Déesse y pourvoira !
Hadhar scruta le visage replet de son suzerain. La conviction du sage valait prophétie, disait–on…
– Un jour ou l’autre, tu recevras toi aussi ta charte de reconnaissance diplomatique du roi des Harthoriens. Alors, avec ton héritier revenu auprès de toi, tu prêteras l’hommage et ta tribu sera pleinement reconnue comme un partenaire commercial, protégée tant sur les terres du Harthor, que sur nos fiefs de ce côté de la rivière.
Au fil de sa harangue, Ras–el–Redjeb chipotait des douceurs, guettant sur le visage de son hôte, les signes d’un espoir ténu. Le Cadir respectait l’Emer, qui ne manquait jamais à sa parole, et dont la prudence était proverbiale. Hadhar voulait tellement croire au retour de son fils… mais l’attente était si longue, et tant de bruits couraient sur les Harthoriens…
Le carillon sonna dans la cour de la fontaine, appelant aux dévotions.
– Tôt ou tard, nous reparlerons d’avenir, si la Déesse nous prête vie ! conclut l’Emer.
S’en remettant aux vertus purificatrices de la source sacrée, les deux hommes se levèrent et dirigèrent leurs pas vers le dôme scintillant d’aigue–marine, la foulée alerte du guerrier soutenant la démarche lourde du vieillard.
.oOo.
à suivre...
NOTES
[1] Titre de noblesse inspiré de l’« émir » arabe, profitant de la proximité de l’ « émérite » français.
[2] Autre titre de noblesse, inspiré du « caïd » arabe, influencé par le « cador » français.
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