Le palais
L'heure où les saintes paumes de la Déesse répandent sur le monde Sa rosée est aussi le réveil des braves. Le Cadir se leva à l’aube, fit ses ablutions, s'abîma dans de profondes dévotions et vêtit sa plus belle tunique. Certes, il était un pèlerin en terre étrangère, qui quêtait rédemption pour ses mauvaises actions. Mais un seigneur, loin de sa terre, devait honorer les siens. Il allait se présenter devant le roi du Harthor, il importait de ne point s’abaisser.
Hadhar salua ses hôtes et sortit dans la rue. Déjà la brume montée du fleuve se dissipait, comme le soleil grimpait à l’assaut des montagnes qui barraient l’orient. Un peu au hasard, le Cadir se laissa porter par le pavé, descendant toujours vers les berges. On lui avait indiqué le palais royal : il se dressait sur l’une des deux grandes îles, au milieu du fleuve.
Lorsqu’il atteignit la rive, Hadhar l’aperçut, en amont. En passant le pont le soir précédent, il n’avait pas remarqué son imposante silhouette : un dôme immense, haut comme le Tell de la Déesse, grand comme le village tout entier des Assadhini, dépassait tous les toits de la ville. Ses marbres s’élevaient en strates élégantes alternant gris et blanc, ponctuées de colonnades bleues. À son sommet trônait une salle ceinturée de grandes fenêtres, couronnée d’un ultime dôme. C’était là, disait–on à Harthorian, que siégeait le monarque, lorsqu’il interrogeait le ciel et l’avenir pour gouverner sagement le royaume et guider ses armées vers la victoire. La flèche dorée portait l’étendard du Roi, qui ondoyait dans le vent balayant la vallée.
– Le Roi réside en sa demeure ! se réjouit le Cadir.
On l’avait averti : en présence du souverain, son fanion était hissé sur le dôme.
Hadhar, en remontant la rive gauche, dénombra cinq ponts avant le palais ! Ils rivalisaient de prouesses architecturales et le trafic des chariots, sur deux d’entre eux, était organisé à sens unique, chose inouïe sur les rivières du Grand Sud. Tôt ce matin, les quais se peuplaient de manœuvres et d'ouvriers qui approvisionnaient les échoppes ou prenaient leur service. Des bateliers encourageaient de la voix de grands chevaux, qui halaient des barges remontant le fleuve, tandis que leurs camarades, à bord, guidaient l’embarcation à l’aide de longues perches.
Un peu plus loin se dressait un bâtiment recouvert de faïences qui luisaient dans le matin, gardé par des soldats et des femmes vêtues de bures grises. Sur le quai encombré, certaines d’entre elles accostaient les passants, faisant appel à leur générosité, au nom de l’Hospital des Suivantes de Nienna. De pauvres hères se rassemblaient là, en lignes bien rangées, pour s'attabler devant les portes ouvertes de l'hôpital, où l’on dressait un buffet de fortune. Les déshérités venaient quémander leur petit–déjeuner.
Nulle part, richesse et puissance n'allaient sans leurs compères, dénuement et misère, songea le Cadir, qui fit une généreuse offrande, heureux de trouver là un rite qui lui rappelait l'un des trois visages de la Déesse. La suivante du rite le remercia d’un chaste sourire et le gratifia d’un énigmatique "le Roi vous en saura gré !"
Le Cadir trouva cela de bon augure. Il se hâta vers le palais.
Lorsqu'il emprunta le pont pour se rendre sur la grande île, Hadhar dut ralentir le pas, car la foule matinale, déjà, s’y faisait dense. Les murailles du palais se dressaient un peu en retrait de la route qui traversait l'extrémité de l'île pour enjamber, au–delà, le bras occidental de la rivière.
Des gardes quadrillaient la place, régulant le trafic des voitures, cavaliers et piétons, sur les deux ponts et au portail. Ils étaient très grands et portaient des casques d'un argent étrange, à l’éclat intense mais comme voilé par une brume. Leur livrée noire s'ornait du griffon blanc, sur des mailles de même métal.
La foule bigarrée avançait sur le pavé de la place, entre les grandes tours carrées encadrant le portail et un fortin qui défendait l'extrémité sud de l'île. Pêle–mêle se pressaient là les serviteurs et les chambellans pour prendre leur office, les prévôts des guildes d’artisans venus quêter des exemptions pour leur corporation, des ambassades chamarrées des contrées voisines, mais aussi la kyrielle des courtisans en mal de reconnaissance, les masses de nobliaux sans emploi et des bataillons d’étudiants tapageurs.
Quant à lui, Hadhar, dans sa naïveté provinciale, voyait là une cohorte de hauts personnages, riches et savants, civils ou militaires, rouages infaillibles de la puissance Harthorienne, venus rapporter au roi les fruits de leur fidèle et incessant labeur. Le Cadir se sentait bien petit, au milieu de cette foule immense de personnes de qualité.
En pèlerin digne et patient, il prit donc sa place dans la file, la cédant à qui lui paraissait plus âgé ou plus éminent, aux femmes qui lui souriaient d’un air modeste, ou même à quiconque le lui demandait poliment.
Et cela dura toute la journée. Hadhar n’interrompait son observation silencieuse que pour faire mentalement ses oraisons à la Déesse. Le soir venu, l’infortuné Cadir n’avait guère progressé dans la file impatiente, lorsque le grand portail se referma. Seules restaient ouvertes les petites portes latérales, d’où allaient et venaient les détenteurs de laissez-passer.
Comme les trompettes d’airain sonnaient la fermeture du portail de son espoir, Hadhar soupira tristement. Il était affamé, il avait mal au dos et aux jambes d’avoir piétiné toute la journée – lui, un cavalier du Grand Sud ! – et il n’avait pas vu le Roi…
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