Tentations
Un jour de fête, Hadhar crut entrevoir son fils dans la foule, mais lorsqu’il s’approcha, il se rendit compte qu'un mirage l'avait induit en erreur : c’était là un marchand, l’un des rares qui portât ici, enroulée autour de sa tête, l’écharpe qui protège des sables. Le pèlerin déçu sentit ses jambes le trahir et il dut s’assoir un moment. Il songea que son fils avait probablement changé sous l'influence pernicieuse des Harthoriens, des épreuves et des ans. Peut-être ne portait-il plus la coiffe traditionnelle… ni même la barbe…
Pour la première fois de sa vie, un passant lui proposa, comme à un vieil homme, de l’aider à regagner son logis… Et le Cadir, tout en remerciant, trouva cela de bien mauvais augure…
Ce lendemain soir, son ami le clerc, le visage défait, lui annonça que l’une des pistes qu’il suivait assidûment, venait inopinément de se tarir : il savait de source autorisée mais confidentielle, que de nouveaux contingents militaires étaient envoyés vers la zone de la Haksien, avec des auxiliaires spéciaux. Il avait pris conseil auprès de l’avoué lui–même, qui en avait conclu que si des troupes d’élite étaient mobilisées, c’est que cela bardait là–bas et qu’il ne fallait pas s’attendre à la mansuétude de la chancellerie. Il allait aussitôt faire jouer d’autres relations qui, etc.
Le généreux Cadir, devant la mine déconfite de l’entreprenant jeune homme, le réconforta du mieux qu’il put, mais il était lui–même assez démoralisé. Son pays, son épouse, ses enfants lui manquaient. Il craignait qu’une mauvaise nouvelle ne lui fût cachée, que son fils fût mort en captivité ou pire… qu’il fût devenu Harthorien ! Et qui sait ce qu’il advenait de sa tribu, pendant tout ce temps perdu à manger ses économies ? Et comment allait la santé de l’Oncle, au Pays ?
Hadhar regagna sa chambrette, pensif et résigné.
Le lendemain était jour de foire et de fête. Les rues flamboyaient de fanions, les places résonnaient de musiques et le peuple immense de cette ville se mêlait en une joyeuse farandole. Hadhar cheminait, triste et solitaire, au milieu de ces enfants se gorgeant de friandises, de ces femmes enjouées, de ces hommes éméchés et de ces visiteurs de tous les horizons, venus gouter les plaisirs et le luxe de la paix Harthorienne.
Hadhar flânait au hasard des rues animées, sa longue figure désabusée, tirée par les soucis, son sabre battant ses bottes au rythme de sa marche lasse. Les flons–flons semblaient glisser sur lui sans l’atteindre. Il errait seul, figure de probité usée, dans une mer agitée d’une joie qui ne le touchait pas.
Soudain une voix gouailleuse le héla, moqueuse et joyeuse. Le Cadir, drapé dans sa dignité, se tourna vers les froufrous sautillants. Inurui, la femme qui l’avait taquiné durant leur voyage en coche, surgie de la foule aux bras de deux sémillants admirateurs, s’apprêtait à railler son air austère de vieux grincheux gardien des bonnes mœurs, lorsqu’elle croisa son regard fatigué, résigné et sans colère. Elle congédia les lurons qui dansaient avec elle et s’approcha gentiment :
– Oh ben alors, ç’a pas l’air d’aller, toi !
Hadhar esquissa un sourire désabusé, jetant quelques gouttes d’eau aux quatre vents, d’un geste fataliste.
La femme attrapa le Cadir par le bras :
– Allez, tu vas m’expliquer ce qui va pas !
Hadhar se sentait bien seul : il se laissa faire de bonne grâce. Et les voilà attablés devant un gigot bien garni, le Cadir racontant ses malheurs, la fille écoutant, mangeant et commandant de quoi arroser tout cela. Il lui dit ses illusions, ses compromissions, ses humiliations. Il avoua être venu, humble et naïf, espérant trouver la rédemption de son sacrilège, en s’en remettant au Roi magnanime. Mais il n’avait pu même approcher le souverain.
Inurui écoutait, relançait le flot libérateur des paroles amères et resservait Hadhar. À présent il montait parfois au Cadir de noirs desseins contre le voile opaque des institutions harthoriennes. L'illusion du noble adversaire, du vainqueur magnanime, s'était dissipée. Seul le sort de son fils retenait encore sa colère…
Ils parlèrent longuement dans les rumeurs de la fête nocturne, partageant leurs peines et buvant à petits traits les liqueurs du tavernier. À chaque nouvelle timbale, le Cadir trempait son doigt dans le breuvage et laissait tomber une goutte sur le parquet. Devant la moue perplexe d’Inurui, il déclara « qu’une seule goutte d’alcool était sacrilège », lorsque l’eau de la Déesse ne faisait pas défaut.
– Mais votre Déesse n’autorise–t–elle pas l’oubli et le réconfort ? demanda la femme en plantant ses yeux limpides dans ceux de Hadhar.
Le Cadir hésita. Pour cette âme droite, le réconfort découlait du devoir accompli…
Lorsque tous deux sortirent enfin de l’auberge, bras–dessus bras–dessous, une lune rousse s’était levée, nimbée de volutes énigmatiques. La voyant, le Cadir fut parcouru d’un frisson prémonitoire et insista pour se rendre immédiatement à la fontaine pour y accomplir ses devoirs. Le rouge prévenait d’une interdiction mortelle. Et le Cadir savait bien de quoi il devait se garder… Inurui, elle, n’insista pas et salua gracieusement son compagnon d’un soir, avant de rejoindre les farandoles, dont on entendait les airs sur les quais, un peu plus loin.
Les jours suivants amenèrent leur lot de démarches et de déceptions, d’un bureau à l’autre de l’administration royale. Le Cadir, autant pour se mortifier que pour économiser quelque écu, jeûnait de plus en plus souvent.
Et puis, finalement, alors que notre malheureux Cadir, parvenu au bout de ses ressources, commençait vraiment à désespérer – gloire aux trois noms de la Déesse ! – Hadhar fut autorisé à une visite à la Maison des Invités du Roi !
Le petit clerc n’y comprenait rien, mais il fit comme si le crédit lui en revenait ! Quelqu’un de haut placé avait dû intervenir auprès du recteur de l’établissement, car c’était là qu’étaient étroitement gardés les otages les plus nécessaires à la diplomatie du Harthor ! Le Cadir se demanda tout de même, si son amie Inurui, par la grâce de ses regards langoureux, n’avait pas infléchi l’humeur de quelque haut personnage…
Pourvu de la liasse des documents exigés, préparée par son ami le clerc, Hadhar rendit grâce aux quatre vents et aux trois visages de la Déesse, puis se présenta à la porte du bastion, deux bonnes heures avant le rendez–vous.
La garde contrôla ses documents et l’admit dans l’enceinte.
Le guichetier contrôla ses documents et lui ouvrit son registre.
Le registre était rédigé en Harthorien, mais le guichetier l’aida à trouver le nom de son fils.
Malédiction ! Le registre révélait que son fils avait quitté le borj deux semaines auparavant, pour une autre destination !
Ravalant sa déception, mais ne lâchant pas la piste, le Cadir demanda quel était ce nouveau lieu de captivité.
Le guichetier répondit qu’il n’en savait rien. Ce prisonnier et ses compagnons, d’ordinairement assujettis à une garde légère, avait été mis à disposition du légat pour le protectorat Harthorien de la Haksien et transférés, surveillés par une escouade entière, dans un autre casernement, pour y être mis au secret !
Le Cadir fut parcouru d’un frémissement d’indignation. Ses yeux noirs s’enflammèrent de colère.
Il voyait clair à présent ! On le menait en felouque ! Le Roi lui–même ne pouvait ignorer ce voile de duplicité, de mensonges enrubannés de politesses, que ses fonctionnaires dressaient devant lui ! Ces simagrées indignes étaient combinées !
Hadhar nen Hakhim allait retourner dans son pays ! Il allait s’embusquer au bord des pistes autour de Sûk Abarrim ! Il allait se saisir d’une douzaine de marchands du Harthor et les rançonner ! Avec ces fonds, il allait lever tout l’arrière–pays ! Il fondrait sur Sûk Abarrim et s’emparerait du gouverneur et de sa famille ! On verrait alors si on refuserait de lui rendre son fils !
Sans un mot, dominé par une colère sourde, le Cadir sortit du bastion et gagna les quais.
Dépensant ses derniers deniers, il s’embarqua sur un petit transport à fond plat, à destination de Havrarthir. Il ne dit pas un mot pendant le voyage, ruminant sa vengeance.
Parvenu au grand port, il n’eut aucun mal à s’enrôler comme guide, sur un cotre qui partait le lendemain pour son pays.
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