Histoires d'animaux
de Daniel Langer
Comment avions-nous récupéré ce petit chat, je ne sais plus vraiment. Il était arrivé un jour dans notre famille s’invitant à la porte de la cuisine espérant un banal repas. Avait-il senti qu’ici, d’autres chats avaient vécus mais n’était plus là pour revendiquer un quelconque fief ? Avait-il tenté sa chance ailleurs avant de s'aventurer chez nous ? Probablement, mais les animaux ressentent quand le terrain leur est favorable. Ils guettent, épient, et si aucune réaction néfaste des humains ne le fait renoncer à s’aventurer davantage, alors ils accordent leur confiance. Nous, nous ne l’avions pas chassé, nous l’avions laissé s'approcher et s'enhardir petit à petit. Pour finir, on lui avait servi une pâtée mélangée de reste de viande et de pain arrosé de lait. Il était revenu trouvant sûrement la nourriture à son goût, alors jour après jour, nous avions pris l’habitude de le nourrir. Mais prudent, malgré toutes nos bonnes intentions, il restait sur ses gardes, mangeant sa gamelle sur la marche à l’entrée de la cuisine et relevant la tête à chacun de nos gestes. Il devait avoir seulement quelques mois. D’un poil noir de geai luisant, il aurait pu en effrayer plus d’un. Les superstitions sur les chats noirs et les légendes ont de tout temps marqué les esprits. Entre nous, nous avions décidé de faire fi de ces balivernes et de l’accueillir sans arrière-pensées, même si parfois dans les conversations sur « le chat », il nous arrivait d’évoquer ces malédictions. Nous rejetions d'un bloc toutes ces croyances d’un autre temps et ensemble nous plaisantions sur ces sottises. Mais en secret, au coin de nos esprits, restait installée la crainte de la damnation du chat noir.
D’où venait-il, quelle était son histoire ? C’était un mystère. Il s’accoutumait à nous, et nous, à lui. Nous avions passé ensemble, en quelque sorte, un accord tacite. Au fur et à mesure, il prit ses aises et nous le laissâmes investir les pièces à son gré. D’abord timidement, il pénétra dans la cuisine et au bout de quelque temps, il était chez lui, mais n’allant pas plus loin que le rez-de-chaussée de la maison. Il ne franchissait jamais la porte qui donnait au couloir et de là à l’escalier qui montait aux étages. Il ne dérangeait pas et il venait remplacer la perte d’une chatte affectueuse qui était morte quelque mois plus tôt et qui nous laissait inconsolable. Nous espérions, sans nous l’avouer, revoir un jour traîner dans nos jambes un nouveau compagnon à poils aussi aimant que les précédents. Un fortuit hasard l’avait guidé jusqu’à nous et nous acceptions cette aubaine de bonne grâce. Ce n’était pas un chat facile, un chat comme on les imagine parfois, ronronnant entre vos jambes, soit dormant en boule sur un fauteuil ou une chaise pendant des heures. Il traînait dans la maison apparaissant et disparaissant comme un spectre, une hallucination. Furtif et indépendant, il ne restait jamais très longtemps visible et s’évanouissait aussitôt dans les recoins du jardin, ne réapparaissant que le lendemain pour sa ration quotidienne. Il avait trouvé sa place dans la réserve de paille sous la remise. Il avait fait de cet endroit son repère. Son corps s’enfonçait et marquait une profonde empreinte dans les chaumes, bordant son dos, enroulé sur lui-même, ce qui lui faisait une litière confortable et chaude. C’était un chat au caractère solitaire, ne cherchant guère les caresses. Si on l’approchait, il fuyait, s’éloignant, nonchalant sur la pointes des pattes, balançant son arrière train, l’extrémité de sa queue dodelinait de droite à gauche comme pour nous dire : - Non, laisse moi tranquille ! Et aller se coucher un peu plus loin. Il ne cherchait pas à plaire ou être aimé, non, il était là de passage, réclamant chaque jour son repas comme un dû. S’il s'incrustait chez nous, c’était simplement par facilité, il n’y avait qu’à attendre l’heure du dîner et mettre le nez dans l’écuelle.
Nous avions fini par lui trouver un nom, Noireau, rien de bien original, mais cela semblait lui convenir puisqu’il répondait à ce nom chaque fois qu’on l’appelait pour la gamelle. Mais je crois que nous aurions bien pu le nommer par de bien d’autres noms, car son seul intérêt pour nous était celui d’être nourri et logé sans contrepartie de sa part, puisque seul le bruit de la gamelle suffisait à le faire apparaître. Il s’éclipsait parfois quelques jours pour se manifester quelque temps plus tard au pied de la porte, sale, le nez en sang ou l’oreille coupée, le poil hirsute. Les mœurs des chats sont complexes et répondent à des codes bien précis ; comment séduire une belle, comment marquer son territoire, comment tenir à distance les concurrents, tout ça nous échappait un peu. Lui maîtrisait toutes ses subtilités de façon inné, en bon représentant félidé il savait mettre en pratique tous ces principes. Alors la nuit, nous entendions ses hurlements de félins dans les jardins voisins, défendant âprement son territoire qu’il avait conquis, à coup de dents et de griffes, face aux autres chats des environs. Et si par excès de bravoure un chat intrépide s’aventurait dans le jardin, il expulsait l’infortuné avec célérité, hors des frontières de son domaine. Les galanteries avec les chattes des alentours étaient tout aussi bruyantes et survenaient quelquefois tard dans la nuit. Nous, nous participions en auditeur lointain, blottis dans nos lits, à ces mises aux points nocturnes, réveillés par tout ce tapage.
Comme il était nourri, il n’avait aucun effort à faire pour trouver sa pitance et il passait le plus clair de ses journées à dormir ; en hiver, au chaud dans la paille, et en été, étalé au soleil sur le muret en pierre qui séparait notre jardin de celui du voisin. De ce poste d’observation, légèrement surélevé, il admirait, satisfait l’étendue de son domaine. De cette position, il pouvait évaluer les dangers, surprendre les intrus pénétrant furtivement à l’intérieur de ses frontières, ou en guetteur nonchalant, observer paisiblement la vie qui s’écoulait autour de lui comme ; regarder voler un papillon, écouter piailler les oiseaux, espionner un crapaud se cacher sous une pierre et de la, décider s’il était opportun ou si l’envie le prenait d’aller tourmenter ces pauvres animaux. S’il chassait, c’était sûrement pour se divertir et entretenir ses capacités de prédateur, car il n’avait rien d’autre à faire que d’attendre que l’heure du dîner sonne et recevoir sa ration quotidienne.
Un jour, il disparut plus longtemps que de coutume, les jours passaient, il ne revenait pas et nous désespérions de le revoir revenir réclamer sa pitance. Malgré tout, attristé et soucieux, on lui préparait sa gamelle chaque matin espérant toujours le voir surgir dans le jardin, entre les fleurs, rebondissant sur ses pattes graciles, la queue droite, comme il le faisait chaque fois qu’il entendait son nom et le bruit de l'écuelle sur la dalle en béton. Était-il retourné à la vie sauvage comme le font parfois certains chats ? Nous n’y croyons guère, mais cela nous consolait et trompait notre angoisse de le savoir vivant, ailleurs. Les autres hypothèses ne nous séduisaient guère. Peut-être que sa condition de chat noir, les mauvaises réputations qu’ont leurs prêtes, avait rendu ses relations conflictuelles avec les voisins. Avait-il reçu un mauvais coup d’une personne mécontente ou superstitieuse ? Puisqu’il errait çà et là pendant la journée dans les cours ou dans les jardins alentour, on ne devait pas apprécier sa présence. On ne devait pas désirer le voir marcher sur les plates bandes de fleurs. Ou pire, l’avait-on empoisonné, comme l’avait été l’un de nos chats par le passé ? Avait-il été ferré par des aliments piégés par des aiguilles d’aciers ? Si c’était le cas, il avait dû finir l’intestin perforé, déchirer par les morceaux de métal dans d’atroces souffrances.
Un matin, on le retrouva dans la rue, il gisait, près du trottoir, la tête dans le caniveau, à quelques pas de la porte de la maison. Avait-il tenté de rejoindre notre jardin, puis son abri par la petite venelle qui passait derrière les propriétés. Il avait fini son parcours là, la tête renversée, la gueule ouverte, les yeux vitreux. La vie l’avait quitté et ce qui donnait autrefois sa force et son énergie s’était échappée de sa dépouille, laissant un corps dégonflé, sans âme sur le bitume froid et noir de la rue, prés des voitures en stationnement. Il faisait peine à voir, lui autrefois si digne, si majestueux. Si l’avait fait partie d’une famille royale, il aurait été sans nul doute le jeune prince, le digne ambassadeur de la noblesse féline, la tête haute et fière, la queue droite. C’était un maître de l’escapade, de la querelle, défendant âprement son territoire à coups de griffes. Comme le prêtant la légende, les chats ont sept vies. Celle-ci fut courte. La malédiction l’avait rattrapé. Pour nous, son histoire se terminait sur le goudron de la rue. Les voitures qui descendaient la rue faisaient un écart pour éviter son cadavre. Elles épargnaient sa triste dépouille. Nous revenions le chercher avec une boîte en carton et nous l’enterrâmes dans le jardin ou il avait son territoire. Il rejoignait les innombrables petits compagnons qui avaient partagé notre vie. Il prenait place au fond du jardin sous le grand laurier auprès de tous ceux que nous avions aimé. Ce fut le dernier chat qui partagea notre vie. La nuit les miaulements se faisaient plus rares. Mais parfois nous entendions comme un appel dans les jardins voisins. Était-ce son fantôme qui revenait et que l’on entendait miauler ? Réincarné, vivait-il une de ces sept vies ?
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Le chat noir | Chapitre | 0 message |
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