Chapitre 2 - Tout ce qui nous est compté
De toute façon, qui l’aurait pu ? Les médecins n’avaient rien pu faire. Nous étions tous sous le choc, tant cela semblait irréel. Le petit garçon ne reviendrait pas et le monde de Gladys s’était écroulé. Elle n’avait cessé de hurler sa colère, de souffrir de son incompréhension. Elle s’était arrêtée de travailler, et le soir quand je pouvais lui parler au téléphone, elle me disait recevoir un coup de poignard tous les matins au réveil et se torturer toute la journée dans son lit en se demandant si elle allait parvenir jusqu’au soir. On ne fait pas le deuil d’un enfant, ce n’est pas dans l’ordre naturel des choses. C’était très difficile pour elle d’en parler. Elle se renfermait peu à peu sur elle-même, il lui fallait l’aide d’un thérapeute, d’un groupe de soutien. Nous étions devenus impuissants, à dire des banalités face à une situation très éprouvante et injuste. Nous avions maintenu le contact, mais peut-être d’autres parents en deuil auraient pu aussi aider Gladys dans sa détresse.
Je retournai le jour suivant travailler à la clinique sans énergie. Je mis le contact de ma voiture plus par réflexe que par réelle envie d’aller travailler. Sur le chemin, j’allumai la radio pour me distraire. « On apprend ce matin en Sibérie la mort tragique d’un enfant et de 750 rennes due à une infection encore non identifiée par les professionnels de santé sur place. Suite à cet incident, par mesure de sûreté, les autorités ont mis en place un vaste plan d’abattage de rennes dans les alentours qui va s’étendre sur plusieurs jours. Tandis que certains locaux approuvent cette mesure face au nombre « insoutenable » de spécimens dans les environs, d’autres soutiennent les petits éleveurs qui tentent tant bien que mal de perpétrer les traditions d’élevage familial propres à la culture locale. » Que de bonnes nouvelles ! Je changeai de station. « Pour une raison encore non révélée par les autorités sanitaires sibériennes. Pensez-vous que le gouvernement russe sera transparent sur cette affaire, notamment face à ses proches voisions européens ? Pour nous répondre, vous pouvez nous joindre au standard. » Bon sang ! On ne pouvait pas dire que les journalistes manquaient d’en faire trop, mais objectifs ou pas, ils avaient l’art de vous ruiner votre journée rien qu’en ouvrant la bouche ces jours-ci.
Ma journée s’était terminée de la même façon qu’elle avait commencé, morne et sans aucune saveur. J’avais sans grande surprise été trop fainéante pour faire des courses la veille. J’ouvris mon frigo pour voir qu’il me restait tout de même des œufs et un morceau de pizza à emporter, lorsque mon téléphone vibra dans ma poche. Ça m’était complètement sorti de la tête. C’était une alerte à la date d’aujourd’hui pour me rappeler que j’étais invitée ce soir chez Nick et Julia. Je filai donc à la salle de bain mettre une chemise cintrée et un peu de couleur à mon visage un peu délavé du fait des évènements.
Julia était serveuse dans un bar de nuit et Nick lui était publicitaire. La semaine, ils ne se croisaient que rarement. Dans la journée, elle s’affairait à s’occuper de la maison et à prendre des cours de patinage, lui était plus discret et croulait sous le travail. Ils constituaient toutefois un couple sympathique et vous ouvraient leur maison avec générosité. Lorsque j’arrivai sur leur palier, c’est Julia qui m’accueillit avec le sourire, Nick était encore à l’étage à son bureau à peaufiner sa réunion du lendemain.
J’entrai dans leur salon chaleureux aux couleurs soutenues parsemées de poutres en bois. Leur canapé était très confortable et leur table basse offrait des amuse-bouches dignes d’un gala de charité. Julia adorait cuisiner tous les aliments biologiques qu’elle sélectionnait soigneusement pour satisfaire à la fois sa gourmandise et son régime végétarien. Je la rejoignis dans sa cuisine où elle nous concoctait des jus frais lorsqu’elle me demanda comment j’allais. Alors je lui racontai ce qui était arrivé à Tommy et la raison de mon humeur massacrante du moment.
« Bon sang ! Et comment tu gères tout ça ? ...Tu sais, Nicole pourrait te venir en aide si tu en avais besoin…
- Tu as sûrement raison, c’est une bonne idée…
- Je n’ose même pas imaginer ce que ça fait de perdre un enfant dans des circonstances pareilles…
Elle fronça des sourcils d’une façon que je lui connaissais par cœur, qui vous montrait à la fois sa curiosité et sa peur de vous balancer des questions stupides. Elle n’avait jamais eu honte d’avoir travaillé et gagné sa vie dès le lycée, mais elle n’avait jamais été très scolaire et se sentait parfois moins sûre d’elle en présence de personnes plus diplômées.
- Je crois que…je crois qu’il parlait de cas similaires en Afrique du Nord, pas d’enfants, mais des adultes, qui présentaient des plaies et qui montaient jusqu’à 42°C de fièvre en quelques jours à peine, pour finir par décéder d’un malaise cardiaque sans explications. Tu penses qu’on a affaire à quoi ?
- Il faudrait que je vérifie tes infos…mais ce sont de sérieux symptômes, c’est effroyable, ce qui est arrivé à Tommy...
Nous avions pris l’apéritif dans le salon, Nick avait fini par nous rejoindre en s’excusant de ne pas être descendu plus tôt à cause de sa présentation. En dînant, ils me racontèrent leur weekend dans les terres où ils avaient loué un hôtel-restaurant au décor atypique et randonné un peu à flan de montagne. Puis, j’aidai Julia à débarrasser la table lorsque Nick nous appela.
« Les filles, il faut que vous voyiez ça. »
- Qu’est-ce qui se passe ?
- Je n’en sais rien, nous dit-il en montant le son de la télévision, mais c’est inquiétant. »
Nous étions tous les trois assis dans le canapé, concentrés sur ce qui allait nous être transmis. « Partout dans le monde, les médias sociaux s’affolent et sont inondés de messages de panique et de spéculation, alors que ces images se répandent comme une traînée de poudre. » En résumé, un couple d’hispaniques de Californie témoignait. Le mari avait aidé un agent d’épuration gravement blessé, tandis que son épouse appelait les secours. Le malheureux au pied arraché avait tenté tant bien que mal d’expliquer qu’il inspectait les égouts lorsqu’il avait été attaqué par une bande de « dingues ». La police et l’ambulance avaient fini par arriver, mais l’homme avait été transporté inconscient à l’hôpital. Plus tard, aussi étrange que cela avait pu paraître, l’ambulance avait eu un accident sur le chemin et avait explosé. Les extraits de la bande radio juste avant étaient sinistres, des hurlements paniqués sur l’agent d’épuration revenu à lui et devenu complètement « incontrôlable ». Personne ne réchappa de l’accident.
« Vous pensez que c’est vrai ? osa Julia, en nous regardant en biais, inquiète.
- Je n’en ai aucune idée, répondis-je.
- Ils doivent quand même avoir des preuves de ce qu’ils avancent, admis Nick.
- Je dois y aller, il faut que je rentre, dis-je en me levant du canapé.
- Tu es sûre de ne pas vouloir rester ? me demanda Julia.
- Non, c’est gentil, je préfère rentrer chez moi. »
Je les saluai en leur promettant d’être prudente sur le retour. La nuit était dense et fraîche lorsque je repris le volant. La route était déserte, comme toujours à cette heure tardive, où on croisait à peine quelques voitures par-ci, par là. Je ne vis passer qu’une voiture de police, gyrophare et sirène allumés.
J’arrivai enfin chez moi. Je me changeai pour troquer un pyjama douillet contre mes vêtements moulants. Je me préparai un thé et m’installai dans mon lit, prête à me plonger dans un sommeil profond. Mais les images des nouvelles retinrent quand même mon esprit fatigué. Qu’était-il arrivé à l’homme dans la bouche d’égout ? Ce ne pouvait pas simplement être des SDF malades psychiatriques qui y avait élu domicile ? Et comment avait-il pu se réveiller en catastrophe sur le chemin de l’hôpital après s’être évanoui ? C’était délirant. Le pied arraché ? Il faudrait avoir suffisamment de force ou une arme digne de ce nom pour arracher un pied d’homme adulte.
Au réveil, mon esprit était embrouillé. Je voyais de mon lit la tasse de thé que je n’avais même pas bu. Je décidai de me forcer à me lever sans quoi je serais restée allongée sous la couette toute la sainte journée. Je n’étais pas allée récupérer mon courrier la veille, alors je décidai d’aller le récupérer sur le porche. Mes voisins d’en face, les Keller, s’attelaient à charger leur voiture, on aurait dit qu’ils essayaient de faire rentrer l’intégralité de leur maison dans le coffre.
« Tu as appelé l’école ? demanda Frances Keller à son mari Sean.
- Oui, c’est fait. Miss Calvert n’était pas surprise, on était la quatrième famille à appeler ce matin pour prévenir que les enfants ne viendraient pas.
Frances Keller se retourna, vraisemblablement inquiète, et se baissa à la hauteur de son fils Jimmy.
- Chéri, il faut que tu fasses un choix, si tu emmènes tout ça, on n’aura plus de place dans la voiture, lui dit-elle le plus gentiment possible.
- Mais pourquoi il faut qu’on s’en aille, Maman ? demanda le garçon de six ans en gémissant.
- On sera plus en sécurité mon chéri si on s’éloigne de la ville. Alors emmène juste ce dont tu as besoin et laisse le reste à la maison. On viendra rechercher tout ça plus tard, d’accord ?
Le garçon se décida donc, ours en peluche sous le bras, à rentrer redéposer le camion de pompier qu’il se décida à laisser derrière lui. Je doutais sérieusement du fait que Jimmy Keller allait revenir à sa maison retrouver sa brigade favorite de soldats du feu qu’il avait dû abandonner pour fuir.
Moi dans tout ça ? J’étais fille unique de parents disparus, et mes grands-parents décédés depuis des années. Je n’avais plus de famille, j’étais seule et autonome depuis longtemps. Devais-je en faire autant et partir moi aussi ? Et pour aller où ? Pour fuir quoi ? Dans ce flot de questions assourdissantes, ma voix intérieure tentait de me répéter que je ne devais pas céder à la panique et comprendre ce qui se passait.
La journée avait fini par passer avec la lassitude que je reconnaissais à d’autres comme celle-ci au fur et à mesure que le temps s’écoulait. Le soir avait de nouveau apporté son lot de fraîcheur. Mais cette nuit-là, la presse était déchaînée. On ne voyait que des éditions spéciales sur à peu près toutes les chaînes. « Des effets dévastateurs, comme le montrent les images que nous avons reçues d’un témoin qui filmait la scène avec son téléphone portable. Je vous informe, chers téléspectateurs, que ces images sont choquantes et à ne pas monter aux plus jeunes. »
La qualité n’était pas excellente, mais on voyait tout de même bien la scène. On était à l’arrière d’une voiture en marche, deux hommes étaient assis sur les deux sièges avant.
« Non, mais ça ne va pas ?!, continue de rouler.
- Ils ont un gosse, Jack.
- Nous aussi, figure-toi, continue.
- On aurait dû les aider, dit une voix de fillette, que je pensais être le détenteur du fameux téléphone portable.
Une ambulance allait bon train en sens inverse.
Sur la voie de droite en revanche, une file de voitures à l’arrêt s’étendait à perte de vue, tous feux arrière rouges allumés, obligeant la voiture à ralentir.
- Oh, ça craint…il a fallu que tout le monde prenne le même axe en même temps…on n’a qu’à faire demi-tour.
L’homme eut à peine le temps de finir sa phrase, que l’automobiliste de devant sortit de sa voiture, en agitant les bras. Et là, comme sorti de nulle part, un autre homme complètement dérangé courut vers lui en grognant et se jeta sur lui en le mordant sur le côté. Le pauvre hurlait tandis que l’autre le plaquait au sol en le déchirant de ses mains.
- Fais demi-tour…fais demi-tour, MAINTENANT !
Mon Dieu ! Ces images n’étaient-elles pas truquées ? Comment était-ce possible ? Tout ça n’avait aucun sens, le monde devenait complètement fou.
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