Chapitre 9 - Jour 2 : Au dernier survivant
« Qu'est-ce que vous foutez dehors ? nous demanda l'armurier.
- On s'en va vers le Nord...la route serait encore sûre en passant par-là, à ce qu'on a pu voir, dit James.
- Plus pour très longtemps, à mon avis. Et il va vous falloir traverser le fleuve. Les ferrys ont tous été suspendus. Des gens qui possèdent des bateaux peuvent peut-être vous encore faire passer mais que si vous avez une monnaie d'échange qu'ils ne peuvent absolument pas refuser.
- Et vous, dans le coup, qu'est-ce que vous foutez encore ici ? demandai-je.
- C'est chez moi, ici. Je tiens ce magasin de mon père, qui le tient lui-même de son père. J'y bosse depuis l'âge de 16 ans. Il est hors de question que je laisse mon héritage à ces monstuosités dehors.
- Derek, pour être tout à fait franc, on ne savait pas si tu étais encore vivant, ou si tu avais été dévalisé ou pas...
- Accouche, petit.
- Il nous faut des armes...tu crois que tu peux nous fournir ça ?
- Suivez-moi.
Nous retournions dans la partie du magasin réservée à la clientèle, laissant l'armurier passer à sa place derrière le comptoir. Il prit une petite valise noire, qu'il déposa devant nous. Il fit glisser la fermeture éclair pour l'ouvrir et nous présenter ce qu'il y avait à l'intérieur.
- Avant qu'on en arrive aux armes de pointes, on va commencer petit...j'ai encore différentes formes en stock, tout dépend de ce que vous recherchez...Pour commencer, ce Glock 23. Chargeur 13 cartouches. Un grand classique, il ne vous fera pas faux bond...
Il disposa de manière très professionnelle le calibre sous nos yeux. Puis enchaîna.
Ensuite, j'ai ce CZ P-09. Munitions 9 mm, 19 coups de capacité, puissance de feu non-stop. Pas aussi populaire que le Glock, mais il est fiable. Réfléchissez-y.
Toute l'artillerie qu'il nous montrait était soigneusement alignée.
Sinon, si vous êtes plutôt revolver, j'ai encore ce qu'il vous faut. Smith & Wesson .38. 6 coups. Facile à saisir à la ceinture, mon préféré. Vous ne manquerez jamais votre cible.
Les pistolets étaient tous authentiques et neufs. Mais j'avais comme qui dirait de l'entraînement et je n'aimais pas trop être pris pour un bleu.
- Derek, si je puis me permettre, Jessy ici est lieutenant de police et je reviens moi-même de Syrie. Vous n'auriez pas quelque chose de...plus fort, on va dire ? demandai-je en soutenant l'armurier du regard.
- Attendez-ici.
Il revint à mon grand étonnement avec une carabine militaire deux minutes plus tard.
Sinon, je vous recommande ceci, Colt M4. Chargeur de 30 coups uniquement pour ce modèle. Portée pratique 500 mètres, très facile à régler. Idéal avec ces fumiers dehors, il n'y a qu'à viser la tête et ils ne verront pas le coup venir. Mais ne dites pas que vous l'avez trouvé ici.
Il fallait s'en douter, tout n'était pas net dans cet endroit.
- La tête ? demanda James.
- Ces saletés continuent de vivre même si on s'acharne sur leurs corps. Toujours viser la tête ou les yeux si vous êtes proches, ça pourrait vous sauver la vie.
L'armurier avait vraisemblablement un trafic à cacher, mais au moins avec ses informations, on avait au moins un peu de billes pour se défendre une fois revenus dehors.
Derek prit quelques cartouches de sa poche et me les montra en les faisant rouler dans sa paume.
Ces balles sont de meilleure facture. Pour des armes d'assaut, c'est ce qu'il y a de mieux. Prends-en une pour voir.
Je saisis une cartouche dorée à tête en pointe et la manipulai entre les doigts. Aucun défaut.
L'air était chaud et poussiéreux.
- Je vous présente Chloé.
- Ouais, super !
- Oh, salut Chloé. Félicitations !
- Merci.
- On sait qui le père au moins ?
- Tais-toi.
- Bah la petite a les yeux bleus, sans mentir.
Puis une détonation assourdissante, et une éruption de feu.
- Eh, ça va ? me dit Jessy.
- Euh ouais, ça va..., dis-je en reprenant mes esprits.
Puis elle s'adressa à Derek.
- Je vais prendre le Glock et lui va prendre le M4...avec 2 chargeurs chacun. On peut conclure un marché ? proposa Jessy.
- Oui, on peut. Mais j'en veux pour ma part. Et mes prix viennent juste d'augmenter.
Derek Bell, une personne de confiance. Ouais, c’est ça.
- James, c'est quoi cette embrouille ?
James fit la moue.
- Ecoute, Derek, tu veux pas nous faire un geste en souvenir du bon temps ?
- C'est à ton père que j'en dois une, pas à toi.
Visiblement, leur relation n'était plus ce qu'elle était. Nous avions perdu l'avantage de la discussion.
Dommage que ton vieux ne soit pas là pour vous aider.
- Ok, ok...alors on t'en donnera ce que tu demandes.
- Non, mais ça va pas ! dis-je à James.
Tout à coup, on entendit un coup de feu étouffé, comme amorti.
- Vous me le faites à combien ? dit Jessy sur un ton de défi.
Elle tenait le Glock 23 encore fumant dans la main. Osé.
Je doute que vous me fassiez le prix du neuf pour un pistolet d'occasion.
- Repose ce flingue, chérie, ou ça va mal se passer pour toi.
- C'est une menace, Monsieur Bell ?
- Non, chérie, une promesse.
- Monsieur Bell, le caporal ici présent et moi-même sommes tout à fait à même de manipuler les armes dont vous disposez et d'amener ces gens en zone sûre. Nous avons besoin de ces armes et vous le savez, et vous ne nous laisserez pas partir sans contrepartie, ça, ça me paraît évident. Donc, je vous repose la question, que voulez-vous contre ce Glock ?
Derek souffla bruyamment par le nez.
- Je vais vous dire ce que je veux. Vous irez me l'apporter, et ce sans faire d'histoire, et je vous filerai le Glock, le M4 et un chargeur chacun.
- On avait dit deux chargeurs, Derek, dis-je.
- Un chargeur, point final. A vous de faire bon usage de vos munitions.
Je soupirai.
- C'est d'accord, on part là-dessus. Que voulez-vous en échange ?
Derek continuait de me regarder droit dans les yeux.
- Un nouveau régulateur pour mon groupe électrogène, ça crame tout le temps ces trucs-là...des clous à bois...du lait...et le plus de bourbon possible.
- Ce sera lourd à porter, tout ça. Pourquoi du lait et du bourbon ? demandai-je.
- J'ai trouvé deux-trois chats errants sur ma pelouse ces derniers jours. Ils vont et viennent, ils ont que la peau sur les os...Pour ce qui est du bourbon...eh bah tu ne refuserais quand même pas à un vieil armurier le seul petit plaisir qui lui reste dans cette vie pourrie, non ? Donc, je crois que nous avons un marché, pas vrai ? Le régulateur, les clous, le lait et le bourbon contre les deux flingues et toutes leurs 43 balles.
- Où se trouve la supérette la plus proche ? demanda Jessy.
Je suis sûr qu'elle ne lâchait rien dans ses enquêtes de police dans sa vie d'avant, mais elle avait décidément une volonté trop réactive à mon goût.
- A vingt minutes de marche d'ici sur Cirramon Street.
- J'y vais, dit-elle en tournant les talons.
- Jessy, arrête, dis-je. Ca n’en vaut pas le peine.
- Il nous faut ces armes, Kal et tu le sais. Je suis entraînée. Veille sur les autres.
Elle passa la porte de l'arrière-boutique et disparut dans l'hostilité.
- Nous sommes donc d'accord, dit Derek en poussant les armes vides devant moi. Les munitions, à son retour. Aucun mal ne viendra de vous, c'est bien compris ?
L'étranger avait sciemment attendu le départ de Jessy. Il dirigea subitement son fusil à pompe en visant la poitrine de l'armurier.
- Oh, eh, tu fais quoi là ? Baisse ton flingue ! lui dis-je.
- On perd notre temps, me dit l'étranger sans même me regarder.
Il se tenait fièrement debout devant le comptoir, laissant subitement son fusil de côté, bien en vue. Il empoigna le Glock que Jessy avait laissé sur le côté et le fit tourner joyeusement sur lui-même, comme un gamin ferait tourner une toupie.
J'ai mieux à te proposer, Derek, dit l'étranger. Ce sera que toi et moi, et bien plus rapide que ce que tu as demandé à Jessy.
Il prit le revolver et mit une balle à l'intérieur du barillet. Il le tourna de façon aléatoire et pointa l'arme sur sa tempe.
Putain de bordel de merde !
Allez, Derek, tu vas voir, on va s'amuser. Disons, le premier qui meurt a perdu. Si tu gagnes, eh bien tu n'auras qu'à tous nous descendre, ça devrait appeler nos petits copains dehors qui adorent le bruit et qui se feront une joie de venir dîner ici ce soir. Si je gagne, tu nous laisses repartir, non pas avec le Glock de Madame et le M4 de Monsieur, mais avec tout ce qu'il y a là ici de transportable. Tu nous as dit que tu préférerais qu'on marche sur ton cadavre plutôt que de te faire piller ta supérette familiale ? Eh bien, le moment est venu de le prouver.
Derek avait les yeux du taureau prêt à charger. Il regardait ce merdeux tatoué avec l'envie rageuse de lui faire sa fête. Défier ce malade mental ? Mais qui l'aurait fait ? Je savais que l'étranger n'était pas net. Mais qu'est-ce Derek avait à perdre ? Il tenterait le tout pour le tout. Dans un souffle, il alla se servir lui aussi d'un revolver qu'il avait en réserve et logea une cartouche à l'intérieur du chargeur. Derek le fit rouler dans un cliquetis sinistre et posa le canon du revolver en biais sur son front.
- Putain, mais qu'est-ce que tu fous ?!
- On se calme, Kal.
La scène était tout bonnement surréaliste. Je n'aurais jamais pensé devoir assister à ça un jour. Je n'aurais jamais pensé devoir de toute ma vie voir mes chances de survivre, ne serait-ce que le lendemain, se jouer entre deux têtes brûlées, entre deux types en fait profondément dérangés, qui avaient tout à gagner comme tout à perdre.
L'étranger prit un ton faussement plaisantin
- Allez, Derek, on n'a pas toute la journée.
La tension était insupportable. L'armurier et lui se regardaient fermement dans les yeux, comme une cible verrouillée au combat, le dernier attendant que le premier se décide à tirer.
Derek ouvrit la bouche à plusieurs reprises, de plus en plus grand. Ses yeux brillèrent d'un éclat de plus en plus fort. Putain de merde. Il appuya sur la détente.
Le cliquetis de la projection sonna creux et il sourit de toutes ses dents de loup.
- Tu vas me rendre célèbre, l'affreux.
L'étranger encaissa sa défaite d'une lourde inspiration. L'instant d'après, sans une seule once d'hésitation, il porta le revolver à sa tempe. Il cria et appuya lui aussi sur la gâchette. Le même son creux. Il reposa lourdement le flingue sur le comptoir en signe de victoire, tandis que les yeux de Derek brillaient de terreur.
L'armurier reprit son pistolet en main. Le souffle lourd et geignant, il hésitait, il hésitait de colère. Irrésolu, en rogne, il respirait pesamment. Il transpirait d'indécision et soufflait de fureur. Puis une lueur illumina son regard. Il hurla de toutes ses forces et fit feu sur lui.
Le coup résonna d'une force atroce. Derek s'écroula en une seconde, raide mort, la tête fracassée de sang.
Après avoir atteint des sommets inexplorés, la tension était descendue à une vitesse abyssale. Un ascenseur émotionnel qui se serait détaché de ses câbles au fond de mon ventre.
- Allez-y, les gars, servez-vous, c'est moi qui offre...et surtout ne me dites pas merci.
Il avait décidément toujours le dernier mot, celui-là, qu'importe les circonstances. Ce gars était décidément assez frappé pour défier quelqu'un à la roulette russe. Soit il était plus que désespéré de survivre et TOUS les moyens étaient bons, soit il aimait le risque au point d'en bander la nuit. Dans les deux cas, ce n'était pas bon, il pouvait effrayer les autres et diviser le groupe, au point de le faire éclater. Mais le salaud, avec une chance insolente, avait quand même mis un terme au règne de Derek Bell, armurier de père en fils, sur ce territoire qu'il avait conquis depuis longtemps. Et nous avions pu disposer d'un stock rêvé d'armes et de munitions longuement collectionnées avec un amour du métier un peu douteux.
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