Date inconnue

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J'ignore quel jour nous sommes. J'ignore combien de temps je suis restée endormie. Le crayon tremble dans ma main, mais je dois faire l'effort, pour me réhabituer, et pour consigner aussi tout ce qui est arrivé.

Au deuxième jour de notre expédition, nous avons entamé l'ascension de la montagne. Un endroit maudit, selon les légendes. Gustav dit tout le temps que chaque légende a sa part de vérité, et je ne le croyais pas vraiment.

Alors que nous avions gravi la moitié de la pente, le sol s'est mis à trembler. La jungle sur le pic, et la mangrove en contrebas : tout s'est mis à bouger, comme si la forêt était vivante, consciente, affamée. Des membres de notre équipe ont été comme avalés par la végétation grouillante, je ne peux dire comment, parce que rien de ce que je voyais n'était sûr, rien ne semblait réel. J'étais paralysée, fascinée, suicidaire aussi, sans doute, à cet instant. Douze des nôtres ont été emportés dans des lianes titanesques, jaillies à flanc de montagne pour les cueillir, comme d'immenses bras verdoyants. Et j'ai honte, parce que je n'ai rien fait, parce que la plante qui m'arrachait mes semblables me répugnait, mais en même temps la botaniste en moi l'admirait, la trouvait belle, peut-être la plus belle chose au monde. Je crois que j'aurais voulu embrasser Dionaea venenosum, la laisser m'emporter dans le monde de son choix. Plus j'y pense, plus je me persuade que cet amas de lianes géantes a plus de libre-arbitre que moi. Plus j'y pense, plus je me dis que rien ne pourra la retenir de saccager une autre ville, cent villes s'il le faut. Et plus je me dis, aussi, que j'en serai heureuse.

Douze des nôtres ont péri, et il n'est plus resté que Gustav, son androïde et moi, parce qu'il m'a tirée de force et traînée jusqu'en bas du pic. La Gorgone ne nous y a pas poursuivi. Nous avons longé le pied du volcan sans échanger un mot, parce qu'il n'y avait pas de mot pour exprimer ce que nous venions de voir, de vivre, de survivre. Mon cœur battait, comme jamais, pendant des heures, et plusieurs fois j'ai cru qu'il allait me lâcher, que j'allais subitement m'arrêter de respirer, là, en pleine jungle, au beau milieu d'un poumon de la Terre !

Nous n'avions plus de tente pour bivouaquer et rien pour cuisiner. Le robot fonctionnel n'a sauvé que l'essentiel, dans la fuite : la balise de stockage du laboratoire-mobile, celle qui contient tous nos outils et prélèvements. Nous avons dormi à la belle étoile, sans avoir besoin de nous concerter de vive voix pour savoir que nous continuerions notre route, coûte que coûte, pour découvrir Dionaea venenosum et les diables-blancs.

Après un jour et demi de marche pénible, nous avions contourné le pic et retrouvé la rivière. On commençait à entrevoir d'énormes tiges de lianes bien vertes, çà et là. À plusieurs reprises, nous avons cherché à remonter jusqu'à une racine sans jamais y parvenir, et nous sommes égarés. Mais le cours d'eau nous retrouvait toujours, et les bras serpentants de la Gorgone foisonnaient de plus en plus. C'est là que nous avons aperçu un vieux temple, primitif, tout de pierres inégales, d'aucune religion connue.

C'était un petit monument circulaire, avec comme une crypte en-dessous. Le relief du toit décrivait une sorte de cadrant solaire, une flèche pointée vers la montagne. À la place des heures, des peintures d'animaux, à l'allure rudimentaire, mais trop intactes pour être anciennes. Nous nous enthousiasmions comme des enfants à deviner la grue, le serpent, la chèvre, la poule, la mouette, le crocodile, le requin, le lémurien... Ils étaient quinze, et je ne me rappelle plus de la totalité, si ce n'est qu'il y avait parmi eux une fleur et un genre de golem, comme un colosse de pierres, ce qui nous a fait sourire.

Nous n'avons pas eu le temps de pénétrer la crypte, parce que des cris humains nous ont alerté, et nous avons espéré que l'un des nôtres avait survécu au monstre-plante. Mais, en accourant, nous avons découvert une fille à la peau blanche, aux cheveux blancs et aux yeux d'un rouge grenade.

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