7 ou 8 mai 2085

4 minutes de lecture

Je perds le compte des jours, et quelque part peu importe.

Il pleut depuis trois jours, mais les Serteks se devaient rapidement d'apporter un pœmpür en offrande à Mgsmül. Je n'ai pas encore bien saisi le fonctionnement de l'autel circulaire, celui où sont peints les animaux, mais je crois qu'il leur indique quelle viande il convient d'offrir, certains jours. Il s'agit d'un cadran, mais pas un cadran solaire.

Le pœmpür un est cochon sauvage aux longues défenses recourbées, noir et blanc, connu dans l'archipel sous le nom de cebiroussa. Ils évoluent en troupeau et, depuis mon arrivée sur l'Île aux Fleurs, je n'en avais encore vu aucun. Agpe et les autres m'ont emmenées à la chasse, comme souvent. Nous avons marché longtemps, les pieds nus dans la terre mouillée, en restant vigilant car, par temps de pluie, les serpents de rivière remontent sur les terres dans la boue pour attaquer. J'ai plusieurs fois cru entendre parler d'un serpent géant qu'ils appellent Balsyho, mais ce n'est certainement qu'une légende.

Nous avons marché jusqu'à une ville en ruine, ensevelie sous les branches fossilisées de la Gorgone. J'ignore quels sont le nom et l'histoire de cet endroit, mais il y restait un pont ferroviaire que nous avons emprunté pour franchir la rivière, puis nous avons suivi les rails jusqu'à une ancienne gare dont il ne reste que l'horloge sur la façade écroulée. Les Serteks l'admiraient en chuchotant et certains ont gravi le dôme pour remonter le mécanisme et la remettre en marche. Ils étaient fascinés par le mouvement et le bruit des aiguilles.

Arköm Ognr, l'un des moins musclés mais de loin le plus agile, est passé en tête de file et nous a guidés, armé d'une sorte de longue scie fine en crocs d'animaux. Nous nous sommes faufilés entre les pavillons ligotés et recouverts de mousses. Parfois, mes compagnons se glissaient dans les maisons pour en extraire quelque trésor, à leurs yeux mystérieux : un vieux réveil à piles, un grille-pain rouillé, un tube de crème ou de savon englué, des baskets à scratchs (ils adorent jouer avec, pour calmer leurs nerfs, et j'en avais déjà surpris chez certains d'entre eux). Un globe terrestre : Arköm a montré aux autres où se trouvait leur île, et j'étais surprise de constater qu'il savait parfaitement où ils se trouvent. Ils ont conscience de l'étendue et des richesses du monde, par-delà l'océan ; ils ne tiennent pourtant pas à s'y mêler.

Agpe et son amie Hetll ont dégoté une palette de maquillage, poussiéreuse mais presque intacte. Tous se sont enthousiasmés. Je crois qu'ils n'ont pas le droit de ramener trop de leurs trouvailles à Dœlkürhal, car ils se sont empressés de mélanger les fards à de la boue sableuse pour créer des enduits colorés dont ils ont peints les murs de quelques pavillons. Je me suis jointe à eux, pour tracer un schéma grossier de la photosynthèse, ce qui a impressionné Arköm. J'ai tâché de lui expliquer le processus et, malgré la pauvreté de mon vocabulaire, il a eu l'air d'en saisir l'essentiel.

Arköm Ognr est vif, de corps mais aussi d'esprit. Chez nous, j'imagine qu'il aurait pu être chercheur, comportementaliste. Il adore les oiseaux ; je le sais parce que je l'ai surpris à chaparder des statuettes de porcelaine qu'il a cachées dans sa sacoche, et parce qu'il porte toujours des appeaux à sa ceinture. Il a peint un grand perroquet, au plumage rouge-bleu-beige. Les autres ont peint les prises qu'ils offrent d'ordinaire à Mgsmül, certains la plante elle-même. Agpe et Hetll ont dessiné les silhouettes blanches du peuple Sertek, surplombées d'un arc-en-ciel. J'ai demandé à mon hôte comment il appelaient ça. Puis, l'averse a repris, s'est intensifiée, et l'eau ruisselante a emporté les couleurs que nous avions appliquées.

Nous avons traversé la ville : barres d'immeubles éventrées par la végétation, commerces à l'abandon – j'ai reconnu les comptoirs familiers d'une boucherie et d'un coiffeur – un troupeau d'autocars convertis en bacs à fleurs par la Nature seulement, les sols goudronnés de parkings criblés de failles d'où jaillissent de longues tiges, aujourd'hui figées, dressées comme les pics qui chez nous repoussent les oiseaux des toits et des façades. Des pics anti-urbain. Bordures et pavés : souvenir d'un parc dont la flore locale a aboli les limites.

C'est sur les pelouse devenues sauvages de l'ancien parc public, le sol gorgé d'eau désormais marécage, que nous avons croisé le troupeau de pœmpür. Les chasseurs ont bondi sur le dos de cinq cochons. À peine installée, Agpe tordait déjà le cou du sien. Ensuite, la hache d'Hetll a fendu le crâne de sa monture et Arköm, harnaché par une corde au dos du plus gros de porcs, a glissé sous le ventre de l'animal pour le frapper en plein cœur.

Les Serteks sont vaillants, pragmatiques, efficaces. Sur les cinq, un pœmpür servira d'offrande à Mgsmül, et les quatre autres nourriront le village. Le reste du troupeau continuera de paître et de croître dans le village à l'abandon, jusqu'à ce que la déesse-plante le réclame. La Gorgone est une femme, pour eux : ils la dessinent toujours avec un genre de vulve.

Comme d'habitude, les jours de prières, nous nous sommes réunis autour de l'autel pour chanter, autour du cadavre de l'offrande. Puis nous avons mangé du poempür à la broche, sur le bord de la mer. Arköm a raconté des légendes aux enfants, en montrant les étoiles, des légendes à propos de l'union de Mgsmül et Balsyho, des nuages, de la pluie, et des arc-en-ciels.

L'arc-en-ciel se nomme ici esp'olkâ. Je suspecte le fameux évoqué par les Serteks d'avoir un rapport avec la couleur. Ils semblent pourtant désigner le comme un sentiment ou quelque chose qui émane d'eux-mêmes, et ils sont d'une pâleur livide. « Offrir sa couleur à Mgsmül » semble pourtant être l'un de leurs préceptes.

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