Depuis qu'ils ont compris qu'une ville se bâtissait au Sud, depuis qu'Arköm leur a décrit les tours argentées qui culminent et se multiplient à quelques heures de Dœlkürhal, les Serteks multiplient les patrouilles et les offrandes à Mgsmül. D'abord, j'ai essayé de rassurer Agpe, dans l'espoir qu'elle calmerait les autres. Mais je me surprends parfois, moi aussi, à souhaiter le départ ou le déclin des envahisseurs qui entachent la beauté de notre île. Parce que je viens de l'autre côté de l'océan, je sais comment fonctionnent les hommes, je sais que la colonisation de cette terre pure et sauvage, où l'on vit en harmonie avec la jungle, et même avec la Gorgone, ne s'arrêtera pas à l'Agnopole. D'autres tours verront le jour, et grignoteront la jungle. Les autres débusquerons le village des Serteks, découvriront leurs coutumes et condamneront leur mode de vie, bien sûr. Jamais l'homme civilisé ne comprendra ce qu'ici le cannibalisme a d'éthique, ce que la chasse a de noble, ce que la mort a de commun et la Plante de divin. Moi, si un genre de peur stagnante m'habitera toujours, j'ai fini par comprendre ce qu'ils perçoivent comme « un juste retour des choses ».

J'ai de la peine à voir Arköm prendre la mer chaque jour, sous les trombes de pluie et les ouragans qui menacent. Parfois, je l'accompagne, sinon Hetll ou Gyorn prennent la relève. Il prend du poisson pour Mgsmül, pour implorer son aide, la prier de bannir les autres. Il s'aventure aussi, chaque jour un peu plus loin vers la pointe Sud, vers l'urbanisme qui nous menace.

Si demain rien ne change, je partirai pour le Sud, dans l'espoir de faire entendre raison à mes semblables. Je raconterai comment les Serteks m'ont sauvé la vie, j'implorerai qu'on quitte leur île, qu'on craigne Dionaea venenosum, que l'on construise ailleurs une nouvelle Agnopole. Je doute qu'on m'écoutera, en fait, et je sais que la peur est mon meilleur atout. Les convaincre que la Plante détruira, coûte que coûte, et forcer leur départ.