L'antre de la folie
Quand t'es amoureux, t'es comme un chien en rut. Tu te trimballes partout en secouant la queue, t'es tout foufou. T'en arrives à dire des choses comme "fait-moi un enfant" et à le faire. Voilà quatre années que numéro 1 marche sur mes plates-bandes, accapare sa mère, ma Sandy, et que j’ai la lance en berne. L’écriture ? Réservée aux nuits insomniaques. La tranquillité ? Oubliée avec l’entrée en maternelle. Le plus chiant dans tout ça, c'est que tes potes, qui n'ont pas de gosses, ne t'invitent plus chez eux. Faut les comprendre, à chaque fois, tu dois ramener le matos pour changer les couches, de quoi la faire bouffer, c'est une véritable opération commando. Je me suis retrouvé à fréquenter d'autres parents à la sortie de l'école, tous aussi dépités que moi. On profite des sorties au parc, près de l'école, pour se lâcher et se raconter quelles conneries nos chiards ont encore inventé. On se voit pour manger entre nous, et on noie notre chagrin en carburant à l’éthanol. Ça tourne vite en rond, je l'avoue. Ma vie sociale s’est achevée aussi vite qu’on abat un cheval blessé sur le champ de course. Afin de pouvoir profiter de quelques distractions : les films, les jeux vidéo et l'écriture, je dois attendre que la maisonnée soit tombée dans les bras de Morphée. Bonjour le rythme de vie. Levé à 7h du matin pour réveiller numéro 1 et l'emmener à l’école, et couché à quatre heures du mat' pour avoir un peu de temps pour soi. Un véritable ermite.
Ce que j’ignorais, et dont j’aurais dû me méfier, c’est qu’un bambin, ça reste pas petit. En effet, je me suis aperçu que ça grandissait. Faut lui acheter des fringues tous les trois mois, et ça coûte une blinde. Faut également ajouter que, plus c'est âgé, plus ça se met à penser, à poser des questions. Et c'est d'ailleurs souvent la même : pourquoi ? Je trouve ça tellement relou. Ça conteste sans arrêt tes décisions. Il parait qu'entre deux et trois ans, c'est l'âge. Sérieusement ? Qu'est-ce que j'en ai à foutre ? J'ai toujours clamé haut et fort que la mienne, elle serait pas comme ça. Manque de bol, j'ai constaté qu'elle était aussi pénible que les autres. Tu lui dis d'aller pisser avant de l'emmener à l'école : non. Tu lui dis de se brosser les dents : non. Au final, tu finis par lui dire que tu vas la vendre sur le bon coin, mais ça fait pas grand effet. Faut dire, à quatre ans, un gosse sait pas ce que c'est. Tu essayes quand même de réfléchir à combien ça pourrait te rapporter.
Je me suis rendu compte à quel point c'est égocentrique ces machins-là à cet âge, c’est fou. Ça t'interpelle tout le temps pour te demander de regarder ce que ça fait. Franchement, est-ce que ça a le moindre intérêt de montrer qu'on sait descendre d'un toboggan sans se casser la gueule ? Moi aussi, je sais le faire, et j'emmerde pas tout le monde pour qu'on m'observe. En plus, il faut mentir pour pas passer pour un sale con au parc de jeux.
— Oh, c'est super ma chérie, t'es trop forte !
Oui, imaginez que je lui dise :
— Sans déconner, qu'est-ce que tu veux que ça me foute ? Je sais le faire, en mieux. Je peux descendre à plat ventre moi. Tu veux faire un concours ?
C'est certain, là, j'aurais droit aux reproches outrés des mères de famille qui glandouillent là vingt-quatre heures sur vingt-quatre, à bavasser sur les prouesses de leurs amants en jetant un regard à leur progéniture du coin de l'œil, entre deux révélations salaces.
Au-delà de ces excentricités, numéro 1 a un grand plaisir : me réveiller. Je déteste les matins avec elle. Déjà, quand elle était toute petite, Sandy la gardait dans le pieu et la gosse se foutait en travers, au niveau de nos têtes, et s'amusait à me balancer des grandes tartes aux aurores. Un véritable enfer. En grandissant, elle a développé un côté assez sadique. Je pense qu'elle tient ça de sa mère. Son grand jeu, c'est de me sauter dessus à califourchon quand elle s'éveille, de plaquer ses doigts sur mes paupières et de les soulever en piaillant :
— Papa ! Réveille-toi !
Une horreur. Un coup à lui mettre une latte qui l'envoie valdinguer au plafond. Je dois toujours me surveiller pour éviter le fatality.
Et puis par un beau matin d'hiver, va savoir pourquoi, Sandy s'est plantée devant moi, l'air décidée, et m'a sorti une tirade digne d'un film d'horreur :
— Doudou ? On fait une deuxième enfant ?
Honnêtement, qu'est-ce que je pouvais faire ? Pris par surprise comme ça ? C'est un peu comme si un agent de la C.I.A. m'avait attaché à un fauteuil et m’avait branché des pinces électriques sur les tétons. J'avais aucune échappatoire. Comme un abruti, j'ai dit :
— Pourquoi pas. Je voulais qu'on prenne un chien, mais un gosse, ça fera des allocs.
Et c'est comme ça que le deuxième mouflet a été mis en route. J'étais pas totalement contre parce que ça voulait dire avoir l'assurance de quelques parties de sport en chambre jusqu'à ce que ça marche. Évidemment, pour m'assurer d'un plus grand nombre de séances, je me paluchais trois fois par jour, histoire de faire diminuer le nombre de potentiels candidats au poste de cadet de la famille. Toute bonne chose ayant une fin, la grossesse s'est immiscée dans l'affaire. Et là, évidemment, c'est devenu moins drôle. En petit mariole que je suis, j'ai choisi ce moment pour décider de refaire l'éducation cinématographique de Sandy. La sélection de films "à voir" était de mon ressort. Les plus grands y sont passés : la saga Alien, Rosemary's Baby, La malédiction, The thing, la trilogie des zombies de Romero. Sandy en a cauchemardé pendant plusieurs semaines. Soi-disant que j'étais un inconscient d'après ses copines, qu'on ne montrait pas ce genre de films à une femme enceinte. C'est n'importe quoi.
On s'est donc retrouvés à nouveau dans la routine de la naissance : valise, sage-femme, maternité. Le trio infernal qui recommence. Je m'en accommode tant bien que mal, tout en continuant de m'occuper de numéro 1 avec désespoir.
Bref, après neuf mois, voilà le grand moment qui se pointe à l'horizon. Au beau milieu de la nuit, une fois encore, contractions, douleurs, cris. Pas moyen de dormir. Je me lève pour trouver Sandy dans la baignoire qui m'engueule parce que j'ai pas préparé la gosse. Sans attendre, je la réveille et je lui fais son paquetage, comme à l'armée. L'objectif, déposer l'engin chez la nounou avant de foncer à l'hosto pour faire sortir le deuxième face-hugger. Une fois fait, on se pointe devant la maternité, je sonne à l'interphone.
— C'est pour quoi ?
— J'ai un colis à livrer, c'est urgent, vous pouvez ouvrir ?
La blague l'a pas fait rire. La personne qui gère l'accueil n'a visiblement pas d'humour. Sandy me fait des yeux de teigne. Comme si mon attitude risquait de refroidir l'ambiance. Je sais pas ce qui lui faut, c'est déjà assez glacial. Elle a hurlé comme un veau pendant trente minutes dans la voiture. Elle m'a fait des reproches sur ma conduite et m'a prévenu trente fois de pas oublier la valise. On nous fait grimper dans un monte-charge pour atteindre les chambres d'accouchement. Sandy demande expressément à bénéficier de la salle nature. Vous imaginez sûrement qu'il s'agit d'un espace arboré avec des couleurs chatoyantes, apaisantes. Que dalle, c'est comme ça qu'on appelle l'endroit où on accouche sans péridurale.
Sauf que voilà, Sandy a vu trop gros, un peu comme quand tu aperçois un burger avec un kilo de viande sur le menu et qu'on te l'offre si tu le manges en entier. Tu te dis que c'est à ta portée, et quand tu vois arriver le machin, tu comprends que t'arriveras pas au bout sans gerber. Au dernier moment, Sandy exige une péridurale. Branle-bas de combat, la sage-femme court chercher l'anesthésiste qui arrive pour m'expliquer d'un regard désolé qu'il est hélas trop tard pour piquer la bête. Et là, c'est le drame. Sandy souffre, j'ai l'impression que ses yeux vont s'exorbiter tellement elle pousse pour faire sortir numéro deux. Je suis à peu près sûr qu'elle va me chier dessus, heureusement, rien de tel ne survient. Bon, elle m'a bien broyé la main, mais hormis quelques bleus, j'ai survécu. Le truc qui m'a le plus amusé, c'est qu'une fois installée dans la chambre, Sandy s'est préoccupée de ses claquettes qu'elle avait oublié dans la salle d'accouchement. J'ai mis deux jours à pouvoir les récupérer. Personne ne s'en souciait. À croire que ça les intéressait pas plus que ça, pourtant, c'était vital pour moi. Sans la paire de godasses de Sandy, j’étais comme un hors-la-loi au Far West. Wanted dead or alive comme on dit. Certaines sages-femmes n'avaient pas grand-chose à foutre. Je les voyais déambuler la moitié du temps dans des couloirs, un café à la main, en blablatant sur des sujets aussi fondamentaux que la villa des cœurs brisés. Par dépit, j'ai décidé d'aller moi-même investir la salle. J'ai retrouvé les fameuses claquettes sous un lit médicalisé. Bravo, on m'avait pourtant assuré que le ménage avait été fait et qu'on aurait trouvé les pompes si elles avaient été là. Faut croire que passer la serpillière sous le lit d'une chambre d'accouchement, c'est pas essentiel.
Changer des couches pleines de merde me manquait tellement que j'ai fait numéro 2, juste pour pouvoir à nouveau humer l'air d'un étron de nourrisson. Un c'est fatiguant, mais alors deux, c’est l’horreur absolue, façon steak tartare. Surtout quand ils ont cinq ans d'écart. À partir de là, tout s'est emballé. Les tâches quotidiennes ont été démultipliées. Dix kilos de linge par semaine, douze assiettes et quatorze verres par jour pour quatre personnes. Plus aucun temps pour soi, sauf tard dans la nuit. Plus aucune sortie entre potes, plus de week-end crapuleux entre amoureux. Rien, le vide. La dépression m'a sauté dessus comme une cougar sur un jeune puceau. La folie s'est petit à petit emparée de moi et aujourd'hui, lorsque mes amis me voient, ils changent de trottoir de peur d'avoir à me parler.
Avant numéro 2, j'avais qu'un anniversaire à gérer par an, maintenant, c'est deux, et deux, c'est deux fois trop. Visiblement, ça se fait de fêter les anniversaires avec les copains des engeances. C'est même un sport national. Et il y a des usages sociaux dans cette histoire. Si ton môme est invité, faut rendre l'invitation. Putain, mais quel est le con qui a inventé de tels supplices ? Si je le chope celui-là, il va vraiment passer un sale quart d'heure. Il y aurait même des conventions, à partir de cinq ans, tu invites un copain par année. À cinq ans, cinq mioches, à six ans, six... Etc. Non mais j'ai jamais vu autant de bordel dans ma maison. Ça court, ça crie, ça pleure, ça se pisse dessus. Et la grande qui fait sa crise de jalousie. J'envie presque les mecs qu'on envoyait au goulag en Russie.
Numéro 2 est encore plus retors que sa sœur. D'une part, c'est le petit dernier, et d'autre part, en qualité de petit d'homme, il bénéficie de l'amour éperdu de Sandy, que moi, j'ai paumé au passage. Monsieur sait exactement comment s'y prendre pour foutre la merde dans notre couple déjà bien vacillant. Lorsque je le punis, il hurle "maman, au secours". Sandy ne réagit pas avec sa raison, mais avec son cœur de mère éplorée et court au secours de l'enfant maltraité. J'avoue, le jour où il a mordu le cul de numéro 1 jusqu'au sang, j'ai un peu abusé, je l'ai confiné dans sa chambre jusqu'au repas. C'est vrai que c'était assez disproportionné, un câlinou de mamounette était plus indiqué.
Les sorties en ville, c'est tout une organisation. Le G7 de la famille. Je pars jamais sans deux paires de casquettes, deux paires de lunettes, pour chaque enfant. Surtout, je vérifie que j'ai bien la tétine de numéro 2 ainsi qu'une autre de rechange au cas où il décide de la balancer par la fenêtre sur l'autoroute. Faut penser aux gourdes d'eau, pour pas qu'ils se dessèchent, les vêtements de rechange et le matériel de karchérisation en cas d'accident nucléaire intestinal. Le goûter, bien évidemment, sinon, un môme qui a faim, c'est une envie de suicide irrépressible. Quand on visite un parc animalier, j'ai toujours l'impression que ce sont les singes les spectateurs. Je suis sûr qu'ils se foutent bien de notre gueule. Je me dis que je ressemble à ces mecs des espaces verts, sauf qu'au lieu de trainer des brouettes de terre, je me coltine des poussettes de chieurs.
Tous mes rêves se sont effondrés. Je voulais un petit bolide quand j'aurais assez de fric. Foutu. Comment tu installes deux sièges auto dans un coupé sport ? Au lieu de ça, Sandy et moi, on a investi dans un monospace urbain compact. Une bouse. Un veau qui ressemble à rien et qui se conduit comme un camping-car. Un truc qui coûte un bras à chaque fois qu'une pièce tombe en panne, et bien sûr, qui est régulièrement en rade. Les voyages pour partir dans la maison de vacances, c'est comme le débarquement en Normandie en 1944. J'ai l'impression d'être sous le feu des positions allemandes à Omaha Beach, sauf qu'au lieu de prendre des balles, je me tape des jouets en plastique en pleine tronche à 130 km/h sur l'autoroute. C'est un coup à prendre pour les esquiver, j'y arrive de mieux en mieux. Et quand je dis vacances, c'est une véritable escroquerie. En fait, les vraies, c'est quand tes enfants reprennent l'école. Parce que pendant l'été, c'est la chierie la plus totale. Je pensais pouvoir me reposer, en fait, je suis rentré encore plus fatigué. J'ai commencé à boire de plus en plus tôt pour oublier mon malheur. Désormais, on fait des tours de garde pour s’occuper des chiards. Un jour l'un, un jour l'autre sinon c’est navigation à vue.
Au final, je dirais que nos deux numéros nous ont achevés. Sandy a enfin compris qu'elle avait signé pour les jeux du cirque. Nous sommes tels deux gladiateurs, bataillant contre des hordes d'ennemis, sans pouvoir jamais gagner le combat. C'est un perpétuel renoncement. Douloureux. Avant, je pensais que c'était égoïste de pas faire de gosses, maintenant, je suis convaincu que ceux qui décident de pas en avoir, sont ceux qui sauveront l'humanité. C'est procréer qui est égoïste. En plus, une fois qu'ils sont là, tu les aimes et tu t'inquiètes pour eux. Le pire, c'est que j'ai pris conscience du pétrin dans lequel je les ai fourrés. Un monde de merde qui part en lambeaux. Belle perspective. Alors, si vous avez pas encore fait de gosses, pensez-y, surtout, demandez-vous si vous voulez vraiment les faire vivre dans ce gros bordel qu'est notre planète...
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