Chapitre 32 : Carte sur table.

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Passé vingt-trois heures, Michael ne s’attendait pas à découvrir sa femme en train de guetter son arrivée depuis la fenêtre de leur salon. Cette dernière s’empressa de s’asseoir dans son fauteuil habituel, jambes croisées, pour l'accueillir.

Il eut à peine le temps de se débarasser de son long et élégant manteau qu’il l’entendit l'appeler d’un ton cinglant.

Le triste homme prit son temps pour la rejoindre, fatigué de sa soirée.

  • Où étais-tu ? attaqua-t-elle directement.

Bien qu’il voulut répondre, il n’y arriva pas. Défaisant légèrement sa cravate, il soupira. Aucun mot ne sortait, ce qui fâchait davantage sa compagne.

  • Tu n’as rien à me dire ?
  • Non.
  • Alors tu t’y es rendu ?

Son ton l’agaçait. Lui qui prenait toujours soin de rester calme sentit une pointe de colère monter. Il la réprima tant bien que mal.

Dans sa chambre, Nice se réveilla, assoiffée. Après un long moment à lutter contre la sécheresse, elle se leva, comprenant qu’elle ne se rendormirait pas d’aussitôt. Et en voulant aller la remplir dans la salle de bain, elle entendit des voix dans le salon. Le ton entre ses parents ne la rassurait guère. Ils se disputaient de plus en plus.

Tout doucement, elle s’approcha pour les écouter :

  • Tu es allé lui présenter tes condoléances, n’est-ce pas ? insista sa mère.
  • A quoi cela sert-il de poser la question si...
  • Je déteste tes sous-entendus ! s’écria-t-elle en se levant pour le pointer du doigt. Tu n’avais aucun intérêt à le faire !
  • Penses-tu ? pouffa-t-il doucement.
  • Mon dieu… je ne te reconnais plus… Il y a quelques années, tu n’aurais jamais ri de cette manière…
  • Il y a quelques années, tu ne m’aurais pas interdit de me présenter aux obsèques d’Alice Fast.
  • Parce que… ! Tu as changé et tu n’es pas censé avoir de contact avec d'autres Richess…
  • Je ne pense pas avoir fait quelque chose de mal en me montrant poli. C’est même plutôt honteux de ta part de ne pas t'être présentée…
  • Tu n’as pas le droit de me le reprocher alors que tu as gardé secret le fait que tu t'y rendais !
  • Parce que je sais très bien…

Michael s’arrêta lorsqu’il aperçut Nice. Face à ses deux parents, elle met en avant sa gourde, prétextant d’avoir voulu remplir sa bouteille. Ils savaient qu’elle aurait pu se rendre dans la salle de bain à la place. D’un air très désolé, elle descendit les escaliers et fuit dans la cuisine. Sa mère, très fâchée, décida de prendre congé.

  • Je te préviens, je ne veux pas de menteur dans ma chambre, lança-t-elle à la volée.

Plutôt que de s’en inquiéter, il fut heureux d’avoir la paix, n’étant vraiment pas d’humeur à partager son lit avec un mur. En cet instant, Michael s’en fichait de tout. Il pensa simplement à sa fille, tapis dans la cuisine.

Quand il y entra, il la vit en train de grignoter nerveusement une carotte, assise à l’îlot. A sa place, il se serait goinfré de chocolat. Ce simple fait démontrait à quel point Nice avait été influencé par leur mode de vie. Une ado dont les parents s’engueulent tous les jours ne devrait-elle pas plutôt sombrer dans les confiseries ? Ainsi, il vit à quel point Nice fut étonné de le voir sortir la tablette entière de chocolat.

Très intimidée, elle ne savait plus où se mettre quand il s’installa de l’autre côté du plan. Sans la regarder dans les yeux, il appuya sa tête dans sa paume et se sentit obligé de dire quelque chose :

  • Est-ce que nous t’avons réveillé ? demanda-t-il en se coupant un bâton. Tu en veux un ? proposa-t-il ensuite.
  • Hum… A cette heure-ci ?
  • Ce sera meilleur qu’une carotte, lui dit-il en lui faisant glisser la tablette.
  • J’avais juste soif et je vous ai entendus…

Voir à quel point sa fille hésitait à parler lui fit de la peine. Ils ne discutaient presque jamais, fort réservés tous les deux. Mais il savait pertinemment qu’elle le craignait un peu. Il était parfois trop sévère avec Nice, sans vraiment savoir pourquoi. Au fond, il ne savait juste pas comment s’y prendre. Et elle non plus.

Elle ne s’était pas du tout attendue à ce qu’il entame une conversation. Entre l’envie de fuir et celle de lui poser des questions, elle se retrouvait bloquée. Michael ressentait son malaise.

  • Je suis désolé que tu aies assisté à ça…
  • Ce n’est pas.. grave, répondit-elle, toute timide. Mais pourquoi… vous vous êtes disputés ?

Elle n’en revenait pas elle-même d’avoir réussi à poser la question. En voyant son père hésité, elle continua :

  • Parce que tu t’es rendu aux funérailles d’Alice Fast ?
  • Alors tu as entendu cette partie aussi, pensa-t-il à voix haute. Oui, c’est pour cette raison.
  • Et… pourquoi est-ce que tu y es allé ?

Nice avait la sensation de pousser sa chance, mais maintenant qu’elle avait du courage, c’était le moment ou jamais.

  • Ca me semblait être la moindre des choses. Les Fast… ont toujours été des personnes agréables. Même s’ils sont d'autres Richess, ils n’en restent pas moins des êtres humains. Je ne souhaite à personne de vivre ça. Et ils ont toujours été généreux. Ils font partie des sept familles. Ce sont des semblables en quelque sorte ? Alice Fast était quelqu’un de très apprécié. J’ai eu envie de lui rendre hommage du mieux que je pouvais.

Bluffée face à sa réponse honnête, Nice le regarda avec des yeux brillants.

  • Peut-être que tu ne comprends pas ?
  • Si. Quand j’ai appris pour la mère de Faye… C’est tout de même une camarade de classe et une Richess… Moi aussi, j’ai eu envie de lui faire part de mes condoléances. Parce qu’à sa place, je ne sais pas comment je pourrais surmonter cette épreuve.

Elle s’étonna de plus en plus, constatant l’apaisement sur le visage de son père. Après un semblant de sourire, il se leva pour caresser sa tête.

  • Je suis content que tu partages mon opinion. Allons au lit, maintenant.

En remontant dans sa chambre, Nice regarda son père s’installer dans le fauteuil. Ils avaient pourtant d’autres lits. Elle ne l'avait jamais vu comme ça. A quoi ce changement pouvait bien être dû ?

Pensif, Michael apprécia la vue du plafond. Il repensait à cette journée pleine de rebondissements. Au courage qu’il lui avait fallu pour se montrer devant Elliot. La mort de sa femme fut l’élément déclencheur. Il ne pouvait pas y échapper. Le revoir lui avait fait autant de bien que de mal. Alors qu’il avait craint ses retrouvailles, son meilleur ami l’avait accueilli à bras ouverts, comme si rien n’avait changé. Il ne put résister à sa proposition de souper ensemble.


En effet, déboussolé à cause de la mort de sa femme et de ce baiser avec Katerina, Elliot lui demanda de lui accorder un peu de temps. Ce qu’il ne put refuser. Depuis le temps qu’ils ne s’étaient plus vus…

Ce fut donc à contre-cœur qu’Elliot rapatria Faye dans la même voiture que ses grands-parents le soir venu. Lorsqu’il vit la trahison dans les yeux de sa fille, il n’aurait jamais pu imaginer que ce soit à cause de ce qu’elle avait vu.

Tout aussi désemparée, Faye ne sut si elle devait le croire quand il disait avoir un rendez-vous de dernière minute. Avec qui ? Et où ? Avec la mère de Selim ? À l'hôtel ? Entourée par les vieux trop parfumés, elle n’arrivait pas à réfléchir correctement. Est-ce qu’elle devait prévenir son ami ? Comment le prendrait-il ? Après tout, même si son père se retrouvait maintenant seul, ses parents à lui étaient encore ensemble. Elle se demanda comment elle pouvait envisager les choses sous cet angle. Après la gifle que Katerina avait mis à son père, elle en conclut qu’ils ne se retrouveraient pas. Ça ne changeait pourtant rien à l’intrigue.

Perdue, elle envoya un message à Selim pour lui demander comment il allait. Ce dernier s’empressa de faire la même chose, puis lui annonça qu’il partait en vacances avec ses parents dans quelques jours. Il semblait très excité à l’idée. Cette nouvelle information l’empêcha de révéler quoi que ce soit. Elle chassa rapidement l’envie de prévenir quelqu’un d’autre du groupe. Selim devait être le premier mis au courant, ce qui obligeait Faye à porter toute seule ce lourd secret. Elle n’arrivait toujours pas à y croire et à vrai dire, Elliot non plus.

Les deux hommes s’étaient donnés rendez-vous dans un restaurant aux alentours du musée. L’endroit très classe se voyait prisé la plupart du temps par des patrons d’industries cherchant à conclure des contrats. Dans leur rôle, Elliot et Michael eurent droit à une place toute particulière, séparés des autres clients. Une fois les apéritifs commandés, chacun put se détendre. Ils se regardèrent alors longuement dans le blanc des yeux. Ils ressentaient la même chose, c’est-à-dire un mélange d’émotions différentes, entre la joie et la peine. Mais le sentiment qui primait le plus fut la nostalgie. Un peu gêné, Elliot passa une main sur ses lèvres et joua avec.

  • Regarde-nous… À croire que c’est notre premier rendez-vous galant, plaisanta-t-il.
  • Ahahah, n’est-ce pas ? répondit Michael, un peu moins nerveux.

La glace était brisée. L’arrivée des apéros ne fit qu’améliorer la communication.

  • Merci, fit Elliot à la serveuse. Et à toi aussi, d’avoir bien voulu m’accompagner, ajouta-t-il à l’égard de son ami.
  • C’est normal, assura ce dernier.
  • Pourtant… Ça fait un bail que tu avais plus donné de nouvelles ? demanda-t-il en faisant une petite grimace désolé de mettre les pieds dans le plat.
  • Ah la la, tu… Oui, tu attaques directement.
  • C’est que… quand ton meilleur ami ne montre plus de signe de vie… Habituellement, on se souhaitait au moins nos anniversaires ou les fêtes, ici… Rien ?
  • Et moi qui pensais pouvoir y échapper… Qui pensait qu’on parlerait seulement d’Alice. Quand j’ai appris pour elle...
  • N’essaye pas de détourner la conversation mon pote, rit Elliot qui croisa les bras. J’ai aussi envie de savoir ce qu’il se passe pour toi.
  • Tu m’en veux ? demanda Michael d’un air désolé.
  • Un tout petit peu, fit Elliot en se pinçant les lèvres. Mais c’est pas tellement le plus important. Raconte.

Michael soupira et s’appuya contre la table pour se masser les tempes. Il semblait exténué.

  • Je n’ai pas vraiment d’excuse toute prête à te donner… Je ne sais pas moi-même. Simplement, ça n’a jamais plu à ma femme que nous gardions contact. Donc, si je le faisais ouvertement autre fois, j’ai commencé à… lui mentir. Et quand Stella a fini par découvrir que je te parlais encore, ça été très compliqué.
  • Elle t’a interdit de me parler ?
  • Plus ou moins, oui… En fait, oui. Je m’en fichais, tu sais ? Pour moi, elle pouvait faire ce qu’elle voulait, je garderais contact, mais… Elle… Ce n’est vraiment pas facile.

Il avait les épaules très basses tandis qu’il expliquait Elliot à quel point sa femme était sur son dos et comment, tous les jours, elle lui reprochait un seul mensonge. Droit et honnête, Michael n’avait pas pour habitude de mentir, mais depuis, il ne faisait que contourner les sujets sensibles. Dès qu’il pouvait avoir un contact avec un autre Richess, Stella entrait dans une paranoïa qui ne faisait que s’accroître de jour en jour. La distance entre le couple prenait de l’ampleur et pourtant, paradoxalement, ils restaient de plus en plus l’un sur l’autre.

  • Et puis avec le boulot, les contrats… La pression de faire vivre l’entreprise de mes parents… J’ai plongé tête baissée dans le travail pour oublier, au point de ne plus prendre de nouvelles. Et plus le temps s’est écoulé, plus… j’avais honte de te recontacter, avoua-t-il, le nez presque dans son verre. Je suis désolé de t’avoir fait de la peine. D’ailleurs, je ne veux pas que tu croies que je suis venu uniquement pour faire bonne figure. Sincèrement, quand j’ai appris pour Alice, ça m’a remis les idées en place. Je comprendrais que tu ne me pardonnes pas…
  • Qu’est-ce que tu racontes ? râla presque Elliot. Je me doutais bien que tu ne devais pas aller très bien.
  • Oh, tu sais ça va… Je ne suis pas malheureux…
  • Je crois que tu ne t’es pas vu dans un miroir, lâcha-t-il. Lève les yeux, regarde-moi et dis-moi que tu vas bien ?

Il s’exécuta difficilement et une fois que leurs regards se croisèrent, Michael s’étonna de sentir ses yeux se mouiller. Soigneusement, il épongea le début de larmes avec son doigt. Elliot avait de la peine de voir son ami aussi triste et abattu. Alors qu’il venait de perdre sa femme, il trouva un monde bien plus gris devant lui. Il le poussa à parler un peu plus.

  • Je me sens comme… inutile pour ma famille et surtout pour Nice. J’ai l’impression que je ne fais que porter le titre de père et de ne pas en être un. Ça m’a touché de voir autant de complicité entre ta fille et toi aujourd’hui. Je me sens pitoyable de te raconter tout ça. J’aurais voulu… te dire que tout fonctionne, que nous sommes heureux, mais la vérité, c'est qu’on ne fait que se disputer avec Stella. La situation me paraît insurmontable et je… je ne suis même pas proche de ma propre fille. La seule chose qui fonctionne, c'est le travail, le travail et toujours le travail. L’argent rentre, mais… tout le reste, eh bien, ça reste au pas de la porte justement.
  • Et en ce qui te concerne, j’avais tellement peur que tu me rejettes que je n’arrivais pas faire de nouveau le premier pas.
  • Mick… Tu as perdu la tête ? Comment je pourrais te rejeter ? Si j’avais su tout ça, je… j’aurais mis ma fierté de côté et… Tu sais quoi ? Peu importe. Je ne t’en veux pas. Jamais, je ne t’en voudrais, car nos vies sont si compliquées… Ce qui compte c’est que tu sois là ce soir.

Très ému, il leva les yeux au ciel pour tenter de cacher ses larmes. Mais la lumière ne les rendait que plus brillantes. Contenu, Elliot lâcha un long soupir et engloutit une bouchée de son repas. Michael pouffa en se rappelant de leur adolescence. Relâché, le roux mangeait toujours de la même manière. Un poil soulagé, ce fut lui qui prit ensuite les devants :

  • Et toi ? Tu n’as toujours pas dit un mot à propos d’Alice ? demanda-t-il d’une douceur qu’Elliot apprécia retrouver malgré la question tant redoutée.
  • Nous pouvons aussi tout simplement parler d’autre chose, proposa-t-il.
  • Non… C’est que… je pensais être préparé, mais je me rends compte que c’est bien plus difficile que je ne l’imaginais.
  • Personne n’est préparé à ça, et toi et Alice… Vous étiez un modèle de couple parmi nos sept familles.

Cette remarque lui donna la sensation qu’on lui enfonçait un couteau dans le cœur.

  • Je dois dire que ça m’a fait de la peine de te voir aussi tourmentée tout à l’heure…
  • À propos, lâcha machinalement Elliot. Si je… j’étais autant en panique, c’est parce que… Katerina est venue…
  • Kat ? Oh, j’imagine, dit-il, étonné.
  • Non, je crois que tu n’imagines pas. Mick, j’ai pété un câble.
  • Comment ça ? s’inquiéta-t-il soudainement.
  • Je l’ai embrassé.

***

Dans son fauteuil, allongé, Michael ressassait la suite de leur conversation. Elliot avait toujours été sanguin. Finalement, ça ne l’étonnait pas qu’après autant de temps, il n’ait pu s’empêcher de lui voler un baiser. L’amour avait persisté malgré les années passées. Le problème, c'est qu’Elliot devait maintenant vivre avec la culpabilité de l’avoir embrassé à peine deux jours après la mort d’Alice. À ce repas, il put constater à quel point il souffrait de l’avoir fait. Et en même temps, ça avait semblé libérateur. Est-ce qu’il aurait l’occasion de revoir Katerina prochainement ? En aurait-il le courage ? À sa place, Michael ne savait s’il aurait pu résister non plus. Eglantine. Rien que la résonance de son prénom dans son esprit lui faisait louper un battement de cœur. Il se coucha sur la tranche, un peu fiévreux et enfouis ses sentiments. Il ne devait pas y penser où il souffrirait trop. Mais Michael vivait déjà dans une grande douleur permanente. Au moins, il avait pu revoir son ami. C’est tout ce qui comptait en cet instant.

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