CHAPITRE 01 — DONOVAN
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CW/TW : Deuil, stalking.
Il existe, à Londres, sept lieux hors du temps. Sept endroits merveilleux, où la végétation se mêle à la pierre, les arbres couverts de lierre reprennent leurs droits. Entourés de hauts murs de granit, ou de marbre, la vie citadine, moderne, pressée, semble s'arrêter dès que l'on passe le portail. Pour un peu, on n'entendrais presque plus le bruit de la circulation nerveuse et polluante, juste quelques mètres plus loin. Personne ne hurle, personne ne court. On marche lentement, on murmure, on observe.
Les Magnificent Seven ont été créé au début du XIXème siècle, pour réduire le peuplement croissant des quelques cimetières londoniens déjà débordants. Encore sous leur influence victorienne, ils n'ont rien perdu de leur superbe, malgré les années passées. Si beaucoup de touristes viennent les visiter régulièrement, ils sont toujours, pour certains, un lieu de recueillement, un havre de paix au service du deuil de leurs familles.
C'est le cas pour ce jeune homme, au centre du cimetière de Highgate, qui marche lentement au milieu des allées terreuses, déambulation sereine et méditative dans cette presque forêt qui enveloppe les tombes, comme si les âmes des morts s'étaient élevées en un millier de branchages flamboyants. Il semble errer sans but au milieu de la végétation, se laisser guider par l'odeur de terre humide et de bois légèrement moisi, mais il sait très bien vers où se diriger. Encore un ou deux virages, et il sera là.
Il s'allume une cigarette, et il lui semble presque entendre les soupirs de désapprobation des fantômes s'élever des tombes. Tu as toute ta vie devant toi, et tu la gâche avec ce poison ? Tu marches parmi nous, la tête haute, plein de cette vie que tu es en train de raccourcir bouffée par bouffée, alors que nous ne souhaiterions rien d'autre qu'être à ta place ? Il sourit face son irrévérence fantasmée.
Voilà. Il y est. Dans un nuage de fumée, il s'approche de la concession familiale qui semble presque l'attendre avec bienveillance. Il pourrait presque voir le sourire doux et indulgent de sa mère se dessiner sur la pierre brute, couverte de mousse. Il regarde un instant le caveau, comme s'il ne savait pas trop quoi faire face à cet imposant blog de pierres gravées.
Il se penche, frotte du bout des doigts le nom de sa mère pour y chasser les poussières, feuilles et petits branchages qui se sont posés dans les rainures. Il s'assoit sur la roche froide, l'humidité laissée par la pluie matinale trempe son pantalon. Il s'en fiche bien. Il y a beaucoup de choses dont il pourrait se préoccuper, et un pantalon mouillé n'est certainement pas l'une d'elle.
Aujourd'hui est un jour important. Aujourd'hui, il a vingt-sept ans. Et, depuis dix ans exactement, sa mère n'est plus là pour le lui souhaiter. Alors, puisqu'elle ne peut pas se joindre à lui en ce jour si important, il vient à elle, comme tous les ans. Il coince sa cigarette dans un coin de sa bouche, et fouille dans la poche de son blouson de cuir jusqu'à trouver ce qu'il cherche. Il pose un petit paquet grossièrement emballé dans un papier cadeau vert frappé de nounours hideux.
Il laisse ses yeux d'un bleu électrique se perdre dans les arbres, suit du regard le chemin labyrinthique des branches mêlées les unes aux autres. En cette journée pluvieuse, les quelques familles et visiteurs qui se promènent habituellement dans les allées ont disparus, probablement bien au chaud chez eux. Il n'y aucun autre bruit que le chant des quelques moineaux qui ont élus domicile dans cette forêt citadine pour l'hiver, et les branches qui craquent au passage des renards et des écureuils.
— Salut, Maman, dit-il finalement de sa voix étrangement grave pour un si jeune homme. Ça va ? Bah, je suppose que oui, t'as pas bougé, c'est que ça doit aller.
Il laisse passer un silence, comme en attente d'une réponse, quelques mots soufflés dans la caresse du vent frais qui remue ses cheveux bruns. Mais il n'entend rien. Il n'entend jamais rien. Ça le rend triste, mine de rien. Il se fiche bien de la mort, de la sienne et de celle des autres. On est tous destinés à mourir, un jour où l'autre, que ce soit prématuré ou non, alors pourquoi se torturer à vivre des deuils qui ne servent à rien d'autre qu'à faire souffrir. Il préfère vivre que vivre dans l'ombre des disparus.
Mais elle... Elle, c'est différent. Il n'aurait pas cru être triste. Pas comme ça. Et pas aussi longtemps. Oh, il n'y pense pas tous les jours, et il n'épice pas ses plats avec le sel de ses larmes, évidemment. Mais chaque fois qu'il vient, trois fois l'an, exactement – pour leurs anniversaires, et le jour de son décès – il se heurte toujours à cette absence.
Il ne s'attend pas, pourtant, à la voir assise là, dans sa robe bleu roi qu'elle portait les jours où elle voulait être belle, ses cheveux bruns tombant sur ses épaules et ses yeux plein de pardons et de compréhension. Ou à entendre sa voix chaude et rieuse répondre à ses monologues sans fin. Il sait que ça n'arrivera jamais. Mais il ne peut s'empêcher d'avoir un petit pincement au cœur lorsqu'il ne rencontre que le vide qui entoure la tombe.
— C'est mon anniversaire, aujourd'hui, précise-t-il comme si elle risquait d'oublier. Je crois que Papa a oublié, tu le connais. Je m'en fou, hein, vas pas aller l'engueuler cette nuit dans son sommeil.
Silence. Il l'imagine sourire. On n'a pas besoin de faire du bruit, quand on sourit.
— On voulait aller dans les highlands, cette été, mais il a été trop pris par le travail. Moi aussi. L'un colle très surement avec l'autre, d'ailleurs.
Silence. Cette fois-ci, il la voit, allongée dans son cercueil, comme dix ans plus tôt, pendant la messe commémorative. Les mains posées sur la poitrine, elle ressemblait à Blanche-Neige, la plus belle des princesses. Il chasse cette idée de son esprit d'une pichenette mentale.
— Oh, et tu m'as acheté un cadeau. Enfin, je me suis acheté un cadeau, mais on va tous les deux dire que c'est de ta part, hein ? Je sais que ce n'est pas quelque chose que tu aurais choisi de toi-même, mais bon, ça me fait plaisir quand même, et tu aimes bien me faire plaisir, non ?
Il déchire le papier cadeau et contemple l'objet long, fin et brillant, d'un air absolument ravi, comme si c'était la première fois qu'il découvrait son cadeau, et non pas qu'il l'avait acheté à Walmart le matin même avant de l'emballer grossièrement. Il lève les pieds en l'air avec un petit rire extatique et, le temps d'un instant, son visage semble perdre de sa froideur, la dureté de ses traits s'estompe pour ne laisser place qu'à une expression de petit garçon radieuse.
— Merci, Maman ! Il est parfait. Aussi utile au travail qu'en cuisine. J'ai vraiment hâte de l'essayer.
Il glisse son nouveau jouet dans la poche intérieur de sa veste, avec mille précautions. Une nouvelle fois, il laisse un instant dériver ses pensées alors que son sourire, petit à petit, disparait pour ne laisser que l'ombre d'un rictus en coin. Quelques gouttes de pluie s'écrasent sur son visage, il attend quelques secondes de voir si elles ne sont pas qu'un simple résidu encore déposé sur les feuilles au-dessus de sa tête. Mais bientôt, le bruit délicat d'une multitude de goutte s’écrasant sur les tombes environnante commence à couvrir le bruit de la brise. Il se redresse, relève le col de son blouson.
— Il faut que j'y aille. En plus, c'est bientôt l'heure de... mon rendez-vous. Tu sais, j'ai rencontré quelqu'un, je t'en avais parlé, la dernière fois. Elle est merveilleuse. J'ai hâte que tu rencontres sa famille.
La pluie se fait plus pressante.
— Je reviendrais. En Janvier. Avec Papa, sûrement, cette fois. Il t'embrasse, d'ailleurs. Il t'embrasse toujours. Moi aussi.
Il pose une dernière fois les doigts sur la pierre froide et grise, comme un dernier baiser d'adieu.
En s'éloignant, le jeune homme pense aux momies. A leurs doigts décharnés, leurs yeux cousus et leurs immenses bouches béantes, sans lèvres, qui s'ouvrent sur deux rangées de dents jaunies. Il se demande si sa mère est comme ça, sous terre. Ou si elle n'est qu'un squelette aux yeux vides, sourire macabre et poitrine vide. Ils auraient du la faire incinérer. Au moins, il ne se poserait pas toutes ces questions.
***
Au moins de septembre, Orme Court se pare de ses plus belles couleurs d'or. Les arbres qui bordent le trottoir s'enflamment, flambent de leurs plus beaux atouts orangés. Une agréable odeur de forêt s'échappe des feuilles déjà tombées sur le sol, et donne l'étrange impression d'entrer dans une bulle de nature au cœur de la ville. Les hautes et larges maisons de briques rouges qui bordent la petite rue projettent le moindre visiteur dans un voyage temporel, en pleine époque victorienne. Le visiteur étrange qui s'est invité ce soir dans la petite allée, assis à même le sol humide, est cependant parfaitement conscient de l'époque à laquelle il vit. L'époque bénie, merveilleuse, qui a vu le jour de la jeune femme qu'il observe.
Si, à travers les fenêtres en saillie de la grande demeure, on peut sans mal distinguer les quatre silhouettes de la famille Wilde mettre la table et se chamailler gentiment, eux-mêmes auraient bien été en peine de distinguer l'ombre inconnu installée en face de leur perron, malgré l'éclat argenté de la lune qui inonde la rue. Ils se seraient inquiétés, sinon. Peut-être même auraient-ils appelé leur service de sécurité. Mary aurait dit aux enfants d'aller s'enfermer dans leurs chambres, tandis que John serait resté à la fenêtre, pour ne pas quitter l'intrus des yeux. Mais personne ne pense à jeter un œil à travers les voiles en organza qui occultent les vitres. Et pourtant, Donovan Gray est bien là, fumant sa septième cigarette de la soirée, sans même s'inquiéter du fait que la lueur de la braise puisse trahir sa présence. De temps en temps, le rayonnement incandescent laisse apparaître les traits anguleux de son visage et ses grands yeux à l'éclat inquiétant. Avant qu'il ne se fonde de nouveau dans les ténèbres claires de la nuit.
Depuis plusieurs mois, déjà, il vient ici régulièrement, parfois une fois par semaine, parfois plus. Ça dépend de son temps. Mais il ne s'éloigne jamais trop. Il s'assoit en tailleur sur le trottoir, et il attend. Rien de particulier, mais il attend. Il regarde. Observe. Surveille. Ne quitte pas des yeux cette immense maison recelant l'objet de tous ses désirs. Il guette le meilleur moment. Parfois, il se sent comme un félin guettant sa proie, attendant le meilleur moment pour bondir avant de planter ses crocs dans la chair tendre de son cou, le sang chaud coulant avec délectation dans le fond de sa gorge. Par chance – pour lui – Donovan est patient. Il a perdu le compte des soirs où, une fois ses taches quotidiennes terminées, il est venu se poser là, à cette exacte même place, regarde attentivement la petite famille vivre sa vie, sans se douter de quoique ce soit. Il disparaît toujours avant le lever du soleil.
Il connaît tous les rituels par cœur, maintenant. Il sait l'heure à laquelle ils se retrouvent dans la grande salle à manger pour dîner, le temps d'étude du frère, le moment où les parents éteignent la télévision pour aller se coucher... Il sait exactement quelle fenêtre surveiller, passé vingt-trois heures. Celle qui reste éclairée, alors que les autres sont éteintes depuis longtemps. Celle de Roxane.
De temps en temps, une ou deux fois par semaine, elle s'éclipse doucement, sans faire le moindre bruit. Une véritable ombre. Comme lui. Si semblable. Elle ne revient alors qu'aux premières lueurs de l'aube, juste avant que son père ne se réveille. Un observateur lambda, qui passerait par là, n'y verrait qu'une jeune femme faisant le mur pour aller en boîte avec quelques amis. Mais Donovan sait qu'il n'en est rien. Elle est comme lui. Ils partagent le même secret.
Lorsqu'elle ne sort pas, elle reste souvent tard, le soir, devant son ordinateur, la lumière blanche de l'écran éclairant faiblement l'intérieur de la pièce du deuxième étage. Dans ces moments-là, Donovan ne s'autorise à partir que lorsqu'il l'a vu se changer. A travers la voilure, il aime à deviner la silhouette fine de son corps en contre-jour, ses formes bouger lentement alors qu'elle se glisse dans son pyjama. Il n'a jamais poussé la perversion jusqu'à se toucher devant ce spectacle – ce n'est pas un tordu, tout de même – mais il ne peut nier que cela éveille en lui des sensations qu'il n'a jamais connu jusqu'alors. La bouche sèche et un tiraillement agréable dans le bas du ventre. Mais Donovan n'est pas un pervers. C'est un admirateur et un artiste, et le meilleur dans son genre, comme il se plaît à dire.
Il balance sa cigarette dans le caniveau et la braise s'éteint avec un petit grésillement lorsqu'elle rencontre l'humidité d'une feuille morte qui s'y est posé quelques heures plus tôt. Il aime ce bruit, la chaleur et la pureté du feu qui se fait réduire à néant par un simple vestige de pluie, un seul contact avec un liquide sale et imbuvable. Une véritable métaphore du monde, selon lui.
Lorsque son téléphone vibre dans sa poche, il hésite un instant à répondre. Ce n'est pas le moment. Ces quelques heures qu'il passe à observer Roxane sont importantes, presque son petit jardin secret à la fin de la journée. Et il déteste être dérangé. Si ce n'est pas la bonne personne, ou que celle-ci n'a pas une excellente raison de perturber son petit rituel, il y a de forte chances pour que l'inspecteur trouve un nouveau cadavre demain matin. Il sera sans doute paniqué et passablement irrité devant le spectacle, et cette simple pensée arrache un sourire à Donovan.
Il jette un coup d’œil à son téléphone, par acquis de conscience. Le nom qui s'affiche sur l'écran, et la photo qui l'accompagne, ne le fait pas hésiter plus longtemps. Il prépare son plus beau sourire et porte le cellulaire à son oreille. Il n'est pas idiot, loin de là, il sait qu'il va se faire remonter les bretelles, et il espère qu'un ton mielleux et innocent radoucira son interlocuteur – bien que ce ne soit que peu probable.
— Papa, décroche-t-il. Qu'est-ce que je peux faire pour toi, en cette charmante soirée ?
— Bordel de merde, Dony, mais qu'est-ce que tu fous ?
Son père ne reçoit pour toute réponse qu'un soupire navré. Donovan déteste la vulgarité. Les insultes sont, de son peu humble avis, le seul véritable fléau de la société. Pourquoi se traiter de tous les noms et ajouter un juron tous les trois mots dans chaque problème peut se régler d'un bon coup de couteau dans la trachée ? Oh, il lui arrive, bien sûr, de lâcher un gros mot de temps à autre, mais il ne garde ça que pour les grandes occasions. Tous ceux qui le côtoient, de près ou de loin, savent pertinemment qu'il n'est pas de bon ton de rester dans les parages lorsque Donovan Gray commence à déballer des obscénités.
— Donovan, ne commence pas à me prendre pour un con, ou ça va mal se mettre, continue de gronder la voix dans le combiné.
— Je ne vois pas de quoi tu parles, se contente de dire le jeune homme très posément.
— Tu es encore devant cette foutue baraque, en train d'espionner cette foutue fille ! persiste son père. On en a déjà parlé, putain. On en a même parlé la semaine dernière ! Tu gâches ton temps et ton talent, là-bas. Alors bouge un peu tes fesses, et vas te trouver un gentil clodo à emmerder, ou prend un putain de contrat. J'enverrais Rose à la première heure demain matin pour qu'elle nous débarrasse d'elle.
— Non.
— Non ? Comment ça, non ? siffle la voix bourrue. Serais-tu en train d'essayer de me tenir tête, jeune homme ?
— Oui, tout à fait. Cette fille ne doit pas mourir. C'est hors de question que Rose, ou que n'importe lequel de tes chiens de garde l'approche à plus de dix mètres. Elle est à moi. Elle est faite pour entrer dans l'Organisation, et tu le sais aussi bien que moi. Elle a un talent indéniable, et un sang plus pur qu'aucun d'entre nous. Je ne vais pas rester toute ma vie assis à sa fenêtre comme un Roméo déchu. J'attends simplement le bon moment pour aborder la question avec elle.
— Et il est quand, ce "bon moment", selon toi ?
— Je ne sais pas encore. Mais soyons très clairs, toi et moi, puisqu'on ne se cache rien : si je vois Rose roder dans les parages, je lui ouvre le ventre du pubis jusqu'à la gorge, sans le moindre remord. Et tu sais que j'en suis parfaitement capable.
Un ange passe, poursuivit par le démon de la colère. Donovan n'a aucun mal à se figurer son père, assis à son large bureau, en train de se masser les tempes pour essayer de se calmer et de ne pas encastrer son téléphone dans la figure du premier grouillot qui passe. Personne n'ose lui parler ainsi, que ce soit à l'Organisation ou au travail. Il n'y a que son fils qui peut se permettre cette liberté. Si les membres de l'Organisation, à quelques exceptions prêt, ont pour principe de ne jamais trop s'attacher à quelqu'un, leur propre chef est pourtant bien en peine de faire le moindre geste malveillant envers sa progéniture. De surcroît, le jeune homme possède l'immunité que lui assure son pouvoir de succession à la tête de l'Organisation, bien ce cela soit discutable chez certains de ses congénères. Il est intouchable, et, de toute façon, personne ne se risquerait à lui chercher la moindre noise.
Il n'est pas populaire, pour autant. Et il en est parfaitement conscient. Simplement, il s'en fiche. Bien qu'il soit le plus doué de tous, tant par sa discrétion que dans sa manière particulièrement violente d'opérer, son caractère provocateur et obstiné ne lui a pas apporté que des amis. Seuls son père et Rose tolèrent ses excès et ses caprices. La plupart des autres n'attend que le moment parfait pour lui enfoncer un poignard dans le dos. Moment qui n'arrivera jamais, d'ailleurs. De toute façon, si quelqu'un essayait de l'effleurer d'un peu trop prêt, il serait mort avant d'avoir eu le temps de se retourner. Et il mourrait sauvagement. Donovan le tuerait, lentement, jusqu'à ce que le paria comprenne à qui il avait à faire et que tous ceux qui ont pu avoir un jour la même idée en soient découragés à jamais. Il l'avait déjà fait, et il n'hésiterais pas à recommencer.
— Agis, Donovan, grogne finalement la voix de son père. Vite. Sinon, je te couperais moi-même les deux mains pour t'empêcher de quoi que ce soit et j'irais m'occuper personnellement de cette charmante jeune fille.
Il raccroche sans un mot de plus, empêchant Donovan de répondre. Le jeune homme siffle entre ses dents – lui raccrocher au nez équivaut à lui jeter un insulte au visage – mais se contente de reposer le téléphone dans sa poche, sans plus de mots. Ce n'est pas le moment de craquer. Il est si prêt du but, il ne sait. Le moindre faux pas, et il risquerait de réduire à néant des mois de travail. Sans compter que son père, de par son statut, est encore plus intouchable que lui. Et, qu'au fond, même s'il a toutes les difficultés à l'admettre, il l'aime bien.
Il allume une nouvelle cigarette et se replonge dans la contemplation des Wilde qui savourent leur dîner en famille. Leurs silhouettes, comme un théâtre Karagöz, ne bougent plus tant maintenant qu'ils sont attablés, mais il n'a aucun mal à repérer la plus petite des quatre ombres. Il aurait presque envie qu'un courant d'air soulève le rideau, là, maintenant, et qu'elle lève les yeux au même moment. Peut-être qu'elle saurait. Elle quitterait la table, sans rien dire à personne, sortirait sur son perron, simplement vêtue d'une chemise légère, les chaussons encore aux pieds, et elle marcherait vers lui. Ils se regarderaient droit dans les yeux, et ils pourraient partir. Ensemble.
A travers la fenêtre fermée résonne leurs rires étouffés. Il sourit avec eux. Son père n'y comprend rien. Tout ce qu'il fait, ici, à les observer, ce n'est pas seulement attendre le moment opportun. Il aime à les voir ainsi, heureux, rayonnants, comme si aucun d'eux ne cachait pas le moindre petit secret. Le père, qui n'hésite pas à magouiller de temps à autre, pour gagner quelques livres de plus à se mettre dans la poche. La mère, légèrement portée sur la bouteille, ce que chacun fait mine d'ignorer. Le frère, trop parfait pour être honnête. Et Roxane. A elle seule, elle est la moisissure que l'on recouvre d'un beau papier peint. La tâche dans cette famille si riche, si populaire.
Pourtant, aux yeux de Donovan, elle est parfaite. Un joyaux, un vrai diamant brut qui ne demande qu'à être taillée jusqu'à atteindre son réel potentiel.
Oui, son père a raison. Il doit agir. Il le sait, au fond de lui. Chaque jour passé est un gâchis, de la confiture donnée aux cochons. Ils ne méritent pas une pureté comme la sienne. Elle devrait être avec lui, un point c'est tout. Il ira lui parler. Demain, peut-être. Il faut encore qu'il décide de ce qu'il va faire. Comment l'approcher. Il s'est passé des dizaines de scénarios dans la tête, depuis ces quelques mois. Tous les soirs, avant de sombrer dans le sommeil, il s'invente un film différent, jusqu'à trouver le script parfait.
Il se redresse, s'étire de tout son long avec un grognement de satisfaction alors que les muscles de son dos ankylosé se détendent doucement. Ça ne sert à rien qu'il reste là, ce soir. Roxane est déjà sortie deux jours plutôt, elle ne recommencera pas ce soir. Elle se contentera de rester dans sa chambre, à étudier ou à faire des recherches sur son ordinateur. Le ciel est encore menaçant, et il n'a pas envie de se tremper. Il jette un dernier coup d’œil à la fenêtre. Roxane et son frère font de grands gestes qui laissent deviner une bataille de nourriture. Il secoue la tête avec un sourire et s'éloigne dans un nuage de fumée de cigarette.
Bonjour, Roxane. Je m'appelle Donovan Gray, et je t'aurais.
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