L'aisance d'un tyran
Le Prisonnier
*
Dès l'instant où ma sentence est tombée, je me suis vu condamné à vivre reclus entre ces quatre murs. Entouré d’un mobilier raffiné et à la merci du sultan, je suis désormais habitué à la constante lumière tamisée qui baigne la pièce.
Mon seul crime ? Lui avoir accordé ma confiance.
Désormais, c’est dans mes yeux emplis de désespoir qu’il lit le reflet de sa propre victoire, là où j’ai jadis échoué.
Et pour lui, cela n’a visiblement pas de prix.
Mon regard reste rivé sur la sculpture de lierre gris-bleu qui s’entortille autour des colonnes de mon lit à baldaquin. Probablement en zinc, son immuabilité le condamne à rester attaché pour l’éternité à ce bois de cèdre, tout comme moi je semble l’être à cette existence.
Mon index serpente sur les accoudoirs de l’unique chaise de ma prison d’étain et en dessine les lignes courbes des arabesques que mon esprit connaît par cœur.
Mon trône, comme s’en amuse souvent le maître de ce palais.
Un son familier perturbe le rythme des percussions lointaines, dérangeant ma solitude depuis l’aube. Avant même de tourner la tête en direction de la porte, je m’empresse d’attraper le bandeau posé sur mes cuisses pour le nouer à l’arrière de mon crâne.
C’est devenu un réflexe. Comme celui de garder les yeux baissés quand rien ne m’empêche de voir. Un raclement de gorge gras m’indique que l’eunuque qui garde l’entrée de mes appartements vient d’en franchir le pas.
Cette ribambelle d’actions familières constitue le rituel qui précède l’arrivée de mon seul visiteur.
Les bougies sont soufflées et une odeur de fumée se répand dans la pièce. J’espère qu’ils vont ouvrir la fenêtre, et laisser du vent s’immiscer à l’intérieur pour que je puisse respirer autre chose que de l’air vicié.
S’ils le font, ce ne sera pas pour mon confort, mais plutôt pour celui d’Asmar. Cependant, il n’y a pas de petit profit dans ma situation et ça me convient.
Je ferme les yeux malgré le tissu qui obstrue ma vision : quelle sera la nature du monologue d’Asmar cette fois ? Je soupire mentalement. De toute façon, je ne pourrai pas y réagir.
Un grincement résonne, celui de la fenêtre située dans l'autre moitié de la chambre. De mon côté à moi demeurent scellées les persiennes, contraignant mon regard à ne percevoir que l'intérieur de ma cage aux barreaux d’étain.
Encore et toujours.
Alors je laisse courir mon imagination, visualisant sans peine les rayons du soleil perçant la pénombre, la lumière qui s’abat sur le seul objet, outre les tapis, disposé de ce côté-là de la pièce : un énorme fauteuil, bien plus imposant que le mien.
Le lourd glissement sur le sol m’informe que ce sera l’un de ces après-midis où Asmar regardera au-dehors pendant qu’il s’étalera sur la chance qu’il a d’être Sultan et à quel point j’aurais apprécié moi aussi, si j’avais été à sa place. Enfin, il nuancera avec le fait que lui aurait très bien pu être à la mienne tout en prenant un air désolé.
— Quelle belle journée ! Tu ne trouves pas Altaïr ?
Son rire mauvais résonne dans la pièce.
— Oh, pardonne-moi, il m’arrive d’oublier que tu ne peux pas t’en rendre compte. Rassure-toi, ton teint est toujours aussi parfait. Cela te plairait-il de sentir à nouveau la chaleur du soleil caresser ta peau, Altaïr ?
Ne pas répondre. Il va changer de sujet.
Je connais dorénavant le contenu de ses monologues presque par cœur.
S’il m’autorise à retirer mon bandeau, je verrai ses yeux se plisser et sa bouche s’étirer de satisfaction si un chant s’élève depuis la cour. Mélodie qui sera entonnée à son attention, car une de ses concubines, chaque fois la même, aura décidé de lui plaire.
Elle n’est pas très habile, mais ses efforts et le temps qu’elle consacre à son apprentissage dans cette Cour insufflent la force nécessaire à mon esprit pour ne pas sombrer dans la folie de l’ennui. Je suis le témoin silencieux et invisible de ses progrès.
De ce qu’il se passe à l’extérieur de ma cage, j’entends tout, mais rien ne m’est adressé.
— Nouriya reste définitivement ma préférée, tu le sais ? Elle est si …belle.
Grand bien lui fasse à vrai dire.
Chaque matin, je spécule quant à l’activité qu’elle va choisir : lecture à voix haute, compétence dans laquelle elle est de plus en plus autonome à chaque jour qui passe ? Musique, dont les cordes que je devine pincées avec difficulté la font encore et toujours gronder d’exaspération ?
Il y a bien évidemment des jours où elle ne vient pas, et là, c’est tout mon être qui se languit de sa présence.
— J’ai beau chercher un autre mot mais je ne le trouve pas. Toi tu pourrais, n’est-ce pas ?
Ne pas répondre.
— Elle manque certes, un peu de douceur en comparaison avec ses homologues, mais sa présence suffit à toutes les éclipser.
Asmar adore parler de ses femmes, et de son harem. Il aime s'extasier du goût sucré des dattes qu'il mange devant moi. De mon côté, malgré le luxe qui m'entoure, voilà des mois que je ne suis pas mieux nourri qu'un criminel pourrissant au fond de sa cellule.
Il a raison, c’est effectivement ce que je suis : une engeance de basse extraction qui croupit dans une cage pour expier ses crimes.
J’ai mis un temps fou à comprendre pourquoi j’avais fini là. Je me répétais qu’il aurait dû me décapiter, envoyer ma tête au Sultan de Jawhira en guise de trêve. Il aurait aussi pu utiliser mes compétences, s’octroyer mes services et ma toute relative loyauté.
Mais non, il n’a rien fait de tout cela. C’est au fil de ses incessantes palabres qu’il a distillé des informations sur son passé.
Alors j’ai réalisé ce que j’étais à ses yeux.
D’abord, l’objet d’une vengeance. Cet homme, parmi tant d’autres, à qui j’avais refusé ma protection, que j’avais humilié puis ordonné de faire jeter en pâture au désert des Exilés. Son crime ? Avoir un peu trop insisté.
Je n’étais qu’un cheval qui craignait son ombre. J’appréhendais les origines de cet inconnu, ce qu’il serait capable de changer en moi si je lui donnais sa chance. Alors j’ai préféré l’éloigner de manière définitive.
Des années plus tard et un coup d’Etat réussi, il a trouvé le moyen de se venger.
Mon naturel rancunier reconnait que les représailles à mon égard sont une justice méritée.
C’est ainsi que, peu à peu, je suis devenu comme un pâle reflet de l’homme que j’avais jadis été. Une ombre enfermée pour qu’il puisse toujours se souvenir qu’il avait gagné, là où tant d’autres s’éreintent à perdre.
J’ai échoué, faisant s’écrouler mes ambitions comme un château de cartes alors que je frôlais du bout des doigts l’autorité suprême. Lui a réussi là où il n’avait plus que ses yeux pour pleurer.
Jadis instrument de mon influence, ma bouche ne sert désormais plus à rien.
De même que le plus doué des guerriers ne vaut plus rien si sa lame est émoussée, le plus stratège des esprits tombe dans le néant si son intelligence est réduite au silence.
Certes, je m’attendais à être considéré comme un traître pour le crime que j’ai commis à Jawhira. C’est un fait. Mais jamais je n’avais envisagé de vivre une telle situation. Je pensais qu’Asmar remarquerait ma valeur, me garderait sous bonne garde tout en se servant de mon expérience pour améliorer son administration et asseoir sa récente autorité sur la population de l’Émirat d’Airain.
Cependant, mieux que quiconque, j’aurais dû savoir que les hommes de pouvoir ont parfois des lubies étranges. Je suis donc tombé dans le piège que celui-ci avait soigneusement tissé depuis des années, à la seule fin de vivre ce jour où, impuissant, je me retrouverais à genoux devant lui, à implorer son hospitalité.
Quoiqu’il en soit, et même si ce n’est pas exactement de la manière dont je l’avais imaginé au départ, il me l’avait accordée.
Au début, j’étais incapable de ravaler ma fierté et je me rebellais. Maintenant, faute de pouvoir protester sous peine d’une punition des plus sévères, je me tais et fais ce qu’on attend de moi : écouter. Parfois, ma gorge se noue et je pleure quand je n’ai pas envie de répondre à une question, mais c’est de plus en plus rare.
On s’y habitue, m’avait-il susurré la première fois qu’il avait vu des larmes couler le long de mes joues.
S’il pouvait imaginer à quel point je l’emmerde, au fond. Toujours en silence, bien sûr.
Bien que j’aie perdu le décompte des mois, je pense être ici depuis assez de temps pour affirmer que non, on ne s’habitue pas à tout. Mais ça, il le sait très bien.
Après un temps indéfinissable, mais surtout après s’être assez amusé à son goût — ou épuisé à parler tout seul, au choix — il me laisse enfin tranquille pour aller faire sa toilette et se préparer afin de pouvoir sortir assister aux festivités en cours.
En quel honneur ? Je ne me souviens plus. Il me l’a dit, mais je n’écoute plus trop ce qu’il raconte de toute façon.
Au roulement des tambours qui résonnent viennent se mêler des cris de joie. Ensemble, ils s’apprêtent à marteler ma poitrine toute la soirée.
Quelle importance cela a-t-il, en fin de compte, que je sache de quelle nature sont les réjouissances auxquelles je n’ai pas droit ?
La porte s’ouvre et je ferme les yeux tandis qu’une larme coule le long de mon arête nasale.
Je ne peux pas enlever le bandeau ou me lever sans recevoir l’autorisation de l’eunuque.
Parfois, c’est à croire que m’obliger à patienter est son plus grand plaisir dans la vie.
Si ça se trouve, il me reluque avec un plaisir malsain non formulé. Au début, je frissonnais quand je pensais que j’étais en permanence observé. Maintenant je m’en moque.
Il ne me reste qu’une chose à faire : patienter.
Je me morfonds alors dans ce qui me semble être une éternité, jusqu’à ce que je pose la tête contre le dossier du fauteuil et m’assoupisse.
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