Chapitre 8
Après un rapide tour dans le parc, j'avais commencé à avoir froid. Julien ne m'avait pas proposé sa veste mais avait ramené l'idée du cinéma sur le tapis.
Comme je n'avais pas envie de passer les heures qui restaient avant de rejoindre mon Blablacar à l'extérieur, j'avais accepté.
La projection venait de se terminer.
Julien et moi sortions de la salle, débattant allègrement sur la fin du film.
- Mais quel était l'intérêt du collectionneur de faire ça, s'il avait déjà la pièce qu'il convoitait tant ? demandait Julien.
- Parce qu'il avait besoin de connaitre les instructions pour pouvoir l'utiliser correctement ! répondis-je.
- Ah, mais oui... N'empêche que je maintiens que cette fin ouverte me plait pas. Je déteste quand les histoires terminent en eau de boudin comme ça, c'est tellement frustrant !
- Moi je trouve que ça implique d'autant plus le spectateur dans le récit. On est libres d'inventer la suite qu'on veut, c'est plus subtil que de nous imposer une version que l'on n'appréciera peut-être pas !
- Mouais, je vois ce que tu veux dire..., grommela Julien, haussant les épaules.
Les mains dans les poches, le jeune homme se dirigea vers le distributeur de pop corn, dans le hall d'entrée du cinéma.
- Qu'est-ce que tu fais ? l'interrogeai-je, stupéfaite.
Julien fit glisser quelques pièces dans la machine, et répondit :
- T'en veux un pot ? J'ai regretté de ne pas en avoir pris pendant toute la séance. Entendre les autres spectateurs en grignoter bien bruyamment m'a donné envie de leur faire avaler le carton, mais aussi d'en manger...
Je lâchai un ricanement et dis :
- Eh bien dans ce cas, j'en veux bien aussi, merci. Je me ferai une joie de les déguster avec le plus de bruit possible.
Julien me lança un regard effaré mais sortit de nouvelles pièces de son porte-monnaie sans protester.
Dans la rue, la nuit était tombée. Les révèrebères baignaient les véhicules stationnés en file indienne d'une lumière jaune. Alors que notre discussion animée à propos du film que nous venions de voir s'essoufflait, le silence retomba un instant. Je ne pus m'empêcher de demander à Julien, qui marchait à-côté de moi :
- Honnêtement, pourquoi est-ce que tu te comportes aussi gentiment avec moi ? Tout ça, toutes ces attentions, depuis tes coups de fil, c'est... insolite, venant de la part d'un inconnu, tout de même.
Du coin de l'œil, je guettai sa réaction. J'avais fait confiance à cet étranger presque immédiatement, comme si cela allait de soi. Mais au fond, on ne peut jamais réellement connaitre une personne, même si elle nous parait digne de confiance.
Des histoires sordides arrivent tous les jours, et les tordus malintentionnés ne ressemblent pas tous à Hannibal Lecter... Au contraire, c'est de notoriété publique que les plus aimables en apparence, peuvent parfois se révéler les pires ordures. Ce n'est pas très dur de se faire passer pour un sympathique jeune homme naïf quand on a le physique qui colle avec, c'est pourquoi je restai tout de même vigilante.
- Pourquoi je me comporte comme ça ? répéta Julien. Parce que... c'est dans ma nature d'être ouvert et curieux. Parfois trop, je sais. On me dit souvent que je m'occupe des affaires des autres, c'est mon défaut.
- C'est le reproche que j'entends le plus régulièrement aussi, dis-je. Je serais mal placée pour te blâmer, même si j'avoue que tes démarches m'ont perturbée, au départ.
- Je comprends, rigola le jeune homme. J'ai vexé beaucoup de monde à cause de ça, mais ça part toujours d'une bonne intention, sauf que c'est maladroit. Je le fais pas exprès, c'est pas méchant.
Il balança une poignée de pop corn dans sa bouche d'un geste nonchalant.
- Où va-t-on ? demandai-je, réalisant soudain que nous marchions sans but depuis notre sortie du cinéma.
Julien s'arrêta, regarda autour de lui et répondit :
- J'en sais rien, je suivais ta cadence. T'avais un pas tellement décidé, j'ai pas réfléchi.
- Mais... tu es quand même au courant que je n'ai jamais mis les pieds à Nanterre ? Comment voudrais-tu que je sache où aller ?
- J'étais emporté par notre échange, se justifia le jeune homme. Et d'ailleurs, qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? C'est pas l'heure pour ton Blablacar ?
Je lui tendis mon pot de pop corn pour avoir les mains libres afin d'ouvrir mon sac-à-main et de vérifier l'heure sur mon portable.
- Il me reste une petite demi-heure. La gare n'est pas loin, non ? C'est là qu'on me récupère.
- Je connais pas cette rue, laisse-moi ouvrir Google Maps.
Je récupérai mon cornet de pop corn, en grignottai quelques-uns nerveusement, tandis que Julien pianotait sur son téléphone. Après un court instant, il déclara :
- On est à sept minutes à pied. C'est large.
Je hochai la tête, avant de plaisanter :
- Dis, tu n'essayais pas de me perdre dans Nanterre pour m'attirer dans un coin paumé louche, hein ?
À ces mots, Julien haussa les sourcils et me jeta un pop corn, l'air faussement vexé.
- Eh ! Pour qui tu me prends ? s'exclama-t-il. J'suis pas un mec bizarre !
Je répliquai, en lui balançant un pop corn en retour :
- J'en sais rien, je ne te connais pas tant que ça, au fond !
Pour toute réponse, il m'assaillit d'une pleine poignée de maïs soufflé, qui ricocha sur mon blouson avant de se disperser sur le trottoir.
- Arrête, c'est mal, on gaspille ! protestai-je, éclatant de rire malgré tout.
- C'est pas perdu, c'est pour les pigeons !
- Ils dorment, à cette heure-là... Ce sera pour leur petit-déjeuner. On tourne à gauche ou à droite, ici ?
- Par là, m'indiqua Julien, après un rapide coup d'œil à son écran. Oh, je reconnais, maintenant ! Attends, on a quelques minutes, si tu veux, je peux te montrer la boulangerie où je suis apprenti, c'est pas loin !
- D'accord, on fait le détour. Mais je te préviens, si c'est un traquenard, j'ai une bombe lacrymo au poivre sur moi ! l'avertis-je, sur le ton de la plaisanterie.
La vérité, c'est qu'il y a vraiment un spray au poivre dans mon sac-à-main. Je l'ai acheté avant de venir, parce que c'est Nanterre, et parce que je m'apprêtais à rencontrer un parfait étranger. À Nanterre.
- J'en prendrais bien un peu pour faire des pains au poivre demain, mais ça risque d'être amer, avec les produits, non ? Et puis, à mon avis, ce n'est pas du poivre de Kampot, dedans...
- Ça va surtout piquer les boyaux, oui ! C'est elle, ta boulangerie ? l'interrogeai-je, pointant la devanture d'une boulangerie-pâtisserie proche.
- Non, elle est pas dans cette rue. Viens, c'est par ici.
Nous marchâmes quelques instants, papotant de choses et d'autres, avant d'arriver dans la boutique. La façade ne donnait pas spécialement envie, de longues traces blanchâtres coulaient du haut de la vitrine jusqu'au trottoir, laissant présager que les pigeons avaient l'habitude de se percher sur le toit.
- C'est dégoûtant, m'exclamai-je, pour une devanture de boulangerie, qui est censée donner faim, ça la fiche mal !
- Le proprio passe son temps à chasser les sales piafs qui se posent au-dessus du paravent, mais 'y en a trop...
Je jetai mon pot de pop corn vide et le sien dans un poubelle proche et remarquai qu'un groupe d'étudiants clairement souls arrivait dans notre direction.
- Ouais, ben je n'ai pas très envie de t'acheter une baguette, en tout cas, dis-je à Julien. J'espère que ce n'est pas entretenu de la même façon à l'intérieur... Bonjour l'hygiène !
La bande de jeunes bourrés passa alors sur le trottoir d'en face, braillant une chanson paillarde. L'un d'entre eux, un grand costaud au visage à-moitié recouvert de tatouages, lança en nous apercevant :
- Eh, les chéris ! V'nous dépannez d'une bière ? Notre stock est épuisé !
Julien me glissa de les ignorer, je détournai le regard des jeunes. Mais le gaillard semblait réellement attendre une réponse, aussi il se dirigea vers nous d'une démarche vacillante, entrainant le groupe avec lui de l'autre côté de la rue.
- Z'entendez quand j'vous parle ? Z'auriez pas des bières sur vous, par hasard ?
- Non, je regrette, répondit Julien.
L'haleine alcoolisée du type le fit reculer d'un pas, ou alors il avait peut-être peur, je ne sais pas.
- Oh, ben dans c'cas, z'avez sûrement de quoi en ach'ter sur vous, hoqueta le mec. Allez, faites pas les radins, quoi ! On veut juste boire, nous !
- On a rien à vous donner, répliqua fermement Julien.
Il avait tenté de paraitre assuré, mais sa voix montant dans les aigus trahissait sa nervosité. Si la situation n'était pas un peu tendue pour nous, sa tête m'aurait sans doute fait rire.
- Les gars, z'entendez ça ? Z'ont rien ! Mais nous on a soif, pas vrai ? Hein, on a soif !
- Ouais, on a soif, bordel ! cria un jeune gars avec une moustache naissante et un piercing au nez.
- On a soif ! On a soif ! reprirent en chœur le reste de leur bande ivre.
Sans qu'on ne puisse réagir, ils nous encerclèrent, nous poussant à nous coller contre la vitrine souillée de la boulangerie.
- On vous a dit qu'on ne pouvait rien pour vous, désolée mais on doit y aller, intervins-je.
Mais le chant scandé par les pochetrons recouvrit le son de ma voix. Julien tourna vers moi un regard incertain. L'éclat de peur dans ses prunelles noisette m'évoqua un faon tétanisé par les phares d'une voiture. Il était craquant, avec ce regard effarouché, mais ce n'était pas le moment de le remarquer. Il y avait plus urgent dans l'immédiat : la petite horde de soûlards ne s'écartait toujours pas pour nous laisser partir.
Acculés contre la façade entachée de fientes, nous ne pouvions rien faire pour nous extraire du cercle qu'ils avaient formé autour de nous.
C'est alors qu'une bouteille de bière vide, jetée à l'aveuglette par l'un des jeunes, frôla la joue de Julien.
À ce moment-là, je ressentis la frayeur à mon tour.
Annotations
Versions