Chapitre 40

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Je traçais des lignes imaginaires du bout des doigts sur le torse de Julien, tandis que ce dernier me caressait délicatement les cheveux.

Nous venions de partager un moment intense, hors du temps, qui avait dépassé mes rêves les plus intimes, mes fantasmes les plus forts.

L’évidence de notre compatibilité unique me frappait d’autant plus, à la lumière de notre profonde alchimie sexuelle.

C’était comme si, désormais unis par un puissant lien charnel, nous étions mis face à la certitude que nous étions faits l’un pour l’autre.

Cette connexion insoupçonnée me laissait béate et songeuse, tandis que je me remémorais mes ébats avec Julien, en dessinant des cercles invisibles sur sa peau. Lentement, je baladai mes doigts sur ses bras, puis remontai à sa clavicule, à sa bouche, à son nez.

La douceur et la passion qui nous avaient submergés, lorsque nos corps nus s’étaient liés dans une danse endiablée, nous avaient laissés épuisés mais ravis.

– Tu peux me raconter la bagarre qui t’a valu ta fracture du nez ? l’interrogeai-je dans un souffle.

Je laissai glisser mon index le long de l’arête courbée que j’avais autrefois eu du mal à apprécier, et à laquelle je trouvais désormais un charme irremplaçable, donnant une caractéristique unique à son visage rieur.

Julien rit doucement avant de me répondre, sans cesser de caresser mes cheveux :

– T’es sûre que t’as envie d’entendre cette histoire maintenant ? On est bien, là…

– C’est un souvenir trop difficile ?

Il sembla hésiter, puis secoua la tête et répondit :

– C’est juste que c’est un peu plombant. Mais je peux la raconter, ça me dérange pas.

Je fis mine de protester, ne souhaitant pas raviver chez lui une blessure apparemment douloureuse, mais il insista pour m’expliquer ce qui s’était passé.

– J’étais en première, j’avais pour habitude de trainer avec une bande de mecs assez peu recommandables. Même pas du tout fréquentables. Avec eux, j’allais piquer des motos, de temps en temps, on fumait de l’herbe et on foutait le bazar dans les manifs. D’ailleurs, dans le groupe qui nous a attaqué à Nanterre, j’ai reconnu un gars de la bande avec qui je trainais. C’est celui qui a jeté la bouteille sur nous. Je crois qu’il m’avait remis aussi, désolé que ça nous ait mis en danger à ce moment-là.

Devant le haussement de mes sourcils, Julien s’empressa de développer :

– J’étais rien qu’un petit merdeux, avant, je sais. Mais surtout un lâche, parce que tout seul je me mettais jamais dans ce genre d’embrouilles, évidemment. Mon frère, lui, a beau être un peu nerveux et impulsif sur les bords, c’est un bon type. Un genre de dur qui frappe pas, tu vois. Il avait de bien meilleures relations avec notre père, moi j’arrivais pas à m’entendre avec lui. Mon père voulait que je me reprenne en main, bien sûr, mais je lui faisais la guerre à la maison parce qu’il essayait d’être autoritaire et ça marchait pas sur moi.

Je souris en songeant à la façon dont le témoignage de Julien faisait écho à ma propre expérience. Il poursuivit, plongé dans ses pensées :

– Un jour, mon père en a eu marre de mon comportement. Il m’a plus ou moins foutu à la porte à ma majorité, en fait. Comme je t’ai dit, j’étais un peu un rebelle à deux sous, tu vois, le genre qui fait le caïd avec sa bande mais qui en mène pas large tout seul dans la rue. J’ai pas voulu quémander de l’aide auprès de ma bande, j’avais pas envie de faire pitié, du coup j’ai cherché à me démerder par moi-même. J’ai eu quelques mauvaises expériences et fait des rencontres encore pires, et le jour où j’ai été pris dans une baston qui aurait pu me coûter la vie, j’ai réalisé qu’il fallait que me sorte de là.

Julien marqua une pause, l’air de revivre la scène. Il reprit, d’une voix soudain déterminée :

– J’ai eu la chance de m’en tirer avec quelques fractures aux côtes, au bras et au nez, mais ç’aurait pu être largement plus moche vu les types qui en avaient après moi, crois-moi. Je suis allé trouver refuge chez mon frère, qui avait un appart sur Nanterre, où il était charpentier. Il m’a accueilli, m’a aidé à me remettre sur pied, et m’a encouragé à me lancer dans des études.

– Tes fameuses études d’architecte, commentai-je, absorbée par son récit.

– Ouais, par défaut, on va dire, et sans doute pour montrer à mon père que j’étais prêt à évoluer, que j’avais la volonté de m’en sortir. Mais comme tu le sais, ça m’a pas vraiment plu. Je montais sur Paris tous les jours pour aller à l’école d’architecture qui m’avait pris, à ma plus grande surprise. Je me suis accroché jusqu’à la dernière année mais j’ai lâché avant de tout valider, en réalisant que j’avais pas réellement envie d’être architecte. J’étais depuis longtemps sorti de mon mode de vie d’avant, j’avais plus besoin de me prouver que je valais quelque chose. J’ai réfléchi et j’ai compris que ce que je voulais, c’était être boulanger. Je m’étais petit à petit rabiboché avec mes parents, qui avaient vu que j’étais de nouveau sur le droit chemin, mais je crois que quand j’ai tout arrêté pour commencer mon CAP, ça a achevé de couper nos liens. Je m’en moque, à vrai dire. Maintenant, je fais quelque chose qui me plait vraiment et je vais pas les supplier à genoux de me pardonner pour mes erreurs passées.

Julien tourna ses yeux noisette vers moi, semblant revenir au présent en même temps que son histoire.

Je lui partageai mon propre vécu, en plusieurs points similaires, et nous échangeâmes sur nos adolescences tumultueuses un long moment. Je lui racontai comment j’avais envoyé balader toute ma famille, le jour de l’enterrement de ma grand-tante Annie, lorsqu’il avait déjà rompu contact avec moi.

– Et ta mère ? lui demandai-je alors, réalisant qu’il ne l’avait que rarement évoquée depuis notre rencontre.

– C’est la deuxième femme de mon père. J’ai grandi avec mon demi-frère, issu du premier mariage de notre cher papa. C’est une femme assez discrète et à-cheval sur des principes dépassés, qui aime pas qu’on fasse de vagues. Quand j’ai commencé à mal tourner, ado, elle a d’abord tenté de me remettre dans le droit chemin, mais elle a rapidement abandonné et a laissé mon père se charger de jouer le rôle du cadre. Elle a rien dit quand il m’a ordonné de partir de chez eux. Je crois que c’était plutôt un soulagement pour elle, d’ailleurs. Enfin, je peux pas trop leur en vouloir, c’est vrai que j’étais un petit con et un vrai poids pour eux.

– Je connais ça aussi, faire honte à ses parents, maugréai-je, compatissante.

Nous laissâmes le silence retomber, toujours lovés dans les bras l’un de l’autre, dans le petit lit de Julien, jusqu’à ce que la porte d’entrée s’ouvre soudainement.

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