Chapitre 49
Je ne savais plus ce qui se passait autour de moi.
Mon esprit, aussi égaré que mes pas, avait perdu toute notion de temps et d’espace.
J’étais à peine consciente qu’une force mécanique me poussait à poursuivre la marche, et que Julien m’épaulait pour avancer.
Je ne sentais plus sa main dans la mienne, sans doute parce que je ne sentais plus ma main tout court, ni rien du tout, d’ailleurs.
La fièvre me faisait délirer, j’avais la sensation de brûler de l’intérieur tout en étant glacée de l’extérieur. De temps à autre, je croyais voir du mouvement, devant nous, mais ce n’étaient que des chimères, qui s’évanouissaient lorsque je me rapprochais.
Parfois, le bourdonnement lointain de la voix de Julien m’encourageant à avancer, me procurait un souffle d’espoir qui me poussait à continuer, à mettre un pied l’un après l’autre, sans flancher.
Mais mon énergie retombait bien vite et je me retrouvais de nouveau dans un univers intangible, décoloré et terrifiant. Dans ces moments-là, je n’étais même plus certaine que Julien fût vraiment contre moi. Et si c’était une illusion fabriquée par mon cerveau enfiévré ?
Je ne sentais même plus réellement la douleur, tous mes sens étaient engourdis.
Combien d’heures s’étaient écoulées depuis que nous avions repris notre route ? Je l’ignorais, je n’étais guidée que par le martèlement régulier du pouls battant dans mes tympans. Ou peut-être n’était-ce qu’une hallucination auditive supplémentaire, mais en tout cas, ce son me raccrochait à ma conscience.
Mes sensations se réveillèrent peu à peu en sentant quelque chose de solide dans ma bouche.
En ouvrant les yeux, je distinguai vaguement les traits de Julien, penché au-dessus de moi, caressant mon visage engourdi.
– Il faut que tu manges un peu, murmura-t-il.
Sa voix me parvenait de très loin.
Je pris conscience du biscuit sec qui se désagrégeait sur ma langue et mâchai avec peine.
Réveiller mes muscles était fastidieux, aussi, pour m’aider, Julien me tendit sa gourde et basculai délicatement ma tête vers l’avant pour me permettre de boire.
C’est alors que je remarquai que j’étais allongée au milieu d’une clairière enneigée plongée dans la pénombre, la nuque relevée contre les cuisses de Julien.
J’étais incapable de prononcer le moindre mot, et en glissant une main sur mon front bouillonnant, je constatai que ma température était plus qu’alarmante.
– Il va bientôt faire jour, m’apprit Julien d’une voix douce, que je perçus comme moins lointaine qu’un peu plus tôt.
En plissant mes paupières cristallisées par le froid intense de l’hiver, je discernai la pâle lueur de l’aube, dans un coin du ciel sombre.
– Que…, tentai-je d’articuler, en vain.
– Il faut reprendre notre marche, dit Julien, on doit pas s’arrêter trop longtemps, sinon le risque l’hypothermie est plus grand. Tu étais tellement brûlante que je t’ai fait coucher quelques instants, mais on doit repartir. Le brouillard s’est dissipé, je reconnais la montagne en face de nous.
– Mmh… ?
– C’est celle qui fait face à la chambre d’hôtes, tu te souviens ? Quand on était dans la vallée, au moment où on s’est perdus, on pouvait pas la voir. Et ensuite, elle était complètement cachée par la brume. Mais maintenant, c’est bon, je sais comment retrouver notre chemin, Nat ! Heureusement, parce qu’on vient d’épuiser nos dernières ressources, je n’avais pris qu’un paquet de biscuits et tu as bu les dernières gouttes de ma gourde.
Lentement, je retrouvai mes sens, tandis que Julien me soutenait afin de m’aider à me relever.
Épaulée d’un côté, dans un effort qui me parut presque insurmontable, je me mis en marche. La douleur fulgurante qui me traversa alors la cheville me rassura : je revenais bien à mon corps.
Remarquant la grimace qui déformait mon visage, Julien s’enquit :
– C’est ta cheville ? Tiens bon, on est bientôt arrivés. Et ton coude ?
Je dépliai mon bras avec difficulté et secouai la tête pour signifier que j’avais encore mal.
À mesure que nous avancions, un pas après l’autre, comme nous l’avions fait toute la nuit, je tentais de chasser les larmes qui me montaient aux yeux.
Mon cerveau en ébullition ne parvenait pas à filtrer toutes les informations que me renvoyaient mon environnement extérieur, mais ressassait la même pensée en boucle :
« Je ne peux pas mourir maintenant, pas comme ça, pas si bêtement… Il faut que je continue à avancer… Que je m’accroche encore à Julien, encore un peu, encore… »
Alors je resserrais mon étreinte contre lui et ravalais mes larmes, mon épuisement, ma douleur, mes vertiges.
– Courage Nat, encore un effort, m’encourageait-il tous les deux-cents mètres.
Au bout d’une éternité, de lointaines exclamations me parvinrent.
Des lampes torches balayèrent le sol à nos pieds, nous éblouirent.
– On est sauvés, Nat, articula Julien d’une voix chancelante mais empreinte d’un soulagement indescriptible.
Et il s’écroula sur le sol humide, m’entrainant dans sa chute.
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