7.1 L'excitant parfum de la chasse
Gabriel
— Suivez-moi !
L'ordre claque avec la même autorité qu'exprime le martèlement impérieux des hauts talons sur le carrelage du couloir. Après avoir écouté d'un air exaspéré les explications bredouillantes des soignants, Isabella Urgomacci me dévisage et fait volte-face sur cette injonction sans appel.
J'obtempère avec nonchalance, lorgnant sans vergogne les mollets galbés et la croupe agréablement rebondie qui se balance devant moi. Un spectacle bien attrayant... Toutefois, ce n'est pas pour me rincer l'œil que je me décide à la suivre. Cette femme m'intrigue.
En me voyant, elle n'a pas eu l'habituel mouvement de recul anxieux que suscite généralement ma condition d'exo. À l'évidence, les traqueurs ne l'impressionnent pas. J'ai même eu le temps de lire dans son regard une furtive lueur d'intérêt. Je suis assez curieux de découvrir ce qui, de ma personne ou de ma fonction, l'a provoquée.
J'escorte la jeune femme jusqu'à un bureau à l'autre extrémité du service des urgences, où elle me fait signe d'entrer d'un geste sec, avant d'en refermer brutalement la porte. Une fois à l'abri des regards, elle paraît se radoucir un peu. De nouveau, elle me scrute de la tête aux pieds et semble apprécier ce qu'elle voit.
— Vous êtes bien un exo, commente-t-elle.
— On ne peut rien vous cacher.
— Qu'est-ce que vous faites ici ? Vous avez un contrat ?
Je hoche sobrement la tête, peu désireux d'en dire plus.
— Cela concerne-t-il l'hôpital ? insiste-t-elle.
— Non... Je suis seulement de passage.
Elle affiche une mine quelque peu déçue et son visage se rembrunit légèrement. Elle se dirige vers une table de travail encombrée de dossiers poussiéreux, derrière laquelle elle s'assoit sans plus me regarder. Tandis qu'elle s'absorbe dans la contemplation de l'ordinateur antédiluvien qui trône sur son bureau, je la considère avec un intérêt croissant.
Sa tenue soignée, son discret maquillage et ses mains manucurées suffisent à me convaincre qu'il ne s'agit pas d'une Frangeuse. Certes, c'est la directrice des lieux et, à ce titre, elle a sans doute accès à des privilèges refusés au commun du personnel, cependant il y a autre chose. Cette arrogance hautaine, cet aplomb naturel, cette habitude évidente du commandement n'appartiennent qu'aux hautes castes de l'Élite.
Son nom même, d'ailleurs, me semble familier. Je me rappelle confusément qu'il y a un sénateur Urgomacci dans la clique de Pestrel. Je parierai bien quelques cartouches sur des origines eklonniennes. Mais, si tel est le cas, que fait un membre d'une grande famille du Bastion-État dans ce trou à rats ?
Le silence s'installe. Isabella se plonge ostensiblement dans l'étude de son écran, mais elle ne m'a pas congédié. Elle me surveille du coin de l'œil et semble attendre que je lui donne l'occasion de poursuivre la conversation. Je songe qu'évoquer Sioban serait un bon moyen de la relancer. Je n'ai pas oublié le conseil d'Ima de me tenir loin de la directrice, ni les commentaires acides de l'aide-soignante à son sujet. Mais il est un peu tard pour éviter le contact et, si elle est eklonnienne comme je le soupçonne, cela suffit à expliquer leur hostilité. De toute façon, elle sera sûrement informée tôt ou tard de l'hospitalisation de la Tox.
— Je comptais vous confier ma jeune apprentie quelques temps... exposé-je.
Isabella abandonne sa pseudo occupation et hausse les sourcils. Elle paraît satisfaite que je prenne l'initiative.
— Qu'est-ce qu'elle a ? s'enquiert-elle. Elle est malade ? Blessée ?
— Malade... je réponds, jugeant plus prudent de ne pas mentionner l'addiction de la jeune fille. Une sorte d'intoxication, je pense.
— Et vous ne pouvez pas la soigner vous-même ? Je croyais que tous les exos étaient plus ou moins médecins.
— J'ai certaines compétences dans ce domaine, mais je n'ai pas le temps de m'en occuper. J'ai une chasse à mener. J'espérais la laisser se rétablir ici le temps de remplir ma mission et la récupérer ensuite.
L'ombre d'un sourire gourmand passe sur le visage de la jeune femme.
— Hummm... fait-elle, l'air matois. Ça peut s'envisager. Que proposez-vous en échange ?
— En échange ?
— En échange de son hébergement et des soins que nous lui donnerons. Les médicaments coûtent cher, les Techs les négocient à prix d'or. Mon prédécesseur avait la fâcheuse habitude de les distribuer gratuitement, mais il est grand temps que ça change. Cet hôpital n'est pas un établissement de charité !
Je retiens une grimace. Je connais le goût des dignitaires d'Eklonn pour les marchandages interminables et dans les Franges, où la moindre denrée coûte les yeux de la tête, la pratique atteint des sommets. Je ne m'attendais pas, cependant, à ce qu'elle concerne également la santé. Je me demande ce que cette femme peut bien espérer tirer des indigents qui hantent cet endroit. Pas grand-chose, sans doute. Peut-être cherche-t-elle justement à se rattraper sur mon dos. Mais pour ce qui est de négocier, je ne suis pas en reste.
— Je vous ai déjà débarrassé du Xenth, je plaide.
Elle m'observe un instant, les yeux mi-clos, comme si elle évaluait la valeur de mon intervention.
— C'est un fait, admet-elle, et je vous en remercie. J'aimerais que mon personnel ait votre présence d'esprit. J'aurais bien besoin d'un homme possédant votre expérience pour assurer la sécurité de cet hôpital. Surtout si nous avons un foyer d'infection à proximité...
Elle laisse sa phrase en suspens, le temps de me laisser méditer la proposition à peine voilée.
— Selon les besoins de votre apprentie, ajoute-t-elle, je pourrais considérer l'élimination du Xenth comme une juste rémunération. Ou comme un acompte...
— J'ai déjà un engagement.
— Oui... Vous parliez d'une chasse. Puis-je savoir quel est votre gibier ?
En règle générale, je n'aime guère m'étendre sur la nature de mes missions. Mais après tout, les canidés mutants ne sont pas une espèce rare et je ne risque guère de me faire damer le pion par un concurrent.
— Madogs, lâché-je.
— Oh ! Dans ce cas, votre tâche ne devrait pas être trop difficile, se réjouit Isabella. Ces sales bêtes ne manquent pas dans le secteur. Cela devrait vous laisser du temps pour autre chose...
Un fugace éclair de satisfaction brille dans ses iris azur. Elle bat des cils et se penche légèrement en avant, m'offrant un agréable point de vue sur la naissance de son décolleté. J'ébauche un sourire, son petit jeu commence à me plaire.
De toute évidence, elle a plus ou moins dans l'idée de m'embaucher. Et la manière dont elle m'a jaugé d'un œil expert me laisse deviner que ce ne sont pas uniquement mes compétences professionnelles qu'elle entend exploiter.
En fait, je n'y trouve rien à redire. Isabella Urgomacci n'a rien d'un laideron. Plutôt une belle plante, même, qui ne déparerait pas mon tableau de chasse. Je ne vois aucun inconvénient à profiter éventuellement des circonstances. Cependant, je tiens à conserver l'initiative. Je tire la seule chaise qui me paraît à peu près solide et m'y installe sans façon.
— Je suis exo-traqueur, je souligne d'un ton ironique, pas agent de sécurité.
— J'entends bien ! assure-t-elle. Quand je disais que je pourrais trouver à employer les capacités d'un homme tel que vous, je ne parlais pas seulement de vaporiser des Xenths. Ni même de m'aider à corriger le déplorable laisser-aller qui règne ici.
Elle se renverse dans son fauteuil et, les mains croisées sur son giron, me gratifie d'une œillade prometteuse.
— Je songeais à un gibier à la mesure de vos talents... Un gibier autrement plus intéressant et prestigieux que des madogs. Je songeais au Fléau.
J'ai quelques difficultés à contenir mon étonnement. Ses propos me prennent de court, j'aurais presque juré qu'elle envisageait un autre style de divertissement. Or, il semble bien qu'elle a une idée différente derrière la tête. Idée qui, à la réflexion, suscite tout autant ma curiosité.
Le Fléau, encore ! Cette fameuse bête, évoquée la veille par Sioban et l'oncle de Yani et qui aurait eu la peau de l'ancien directeur. J'avais plus ou moins classé ce monstre potentiel dans la catégorie des fantasmes, mais, du peu que j'en ai vu, la femme qui me fait face ne semble pas du genre à croire aux légendes. Je demande d'un air innocent :
— De quoi s'agit-il ?
— J'aimerais bien le savoir ! réplique Isabella.
Avec un soupir, elle ébouriffe d'une main nerveuse ses courtes boucles dorées. Ses traits se contractent d'une expression soucieuse.
— Un peu avant l'hiver, reprit-elle, des nomades Roadrhimhs qui remontaient du sud profond au-delà d'Eklonn parlaient déjà de villages attaqués par une bête sauvage.
— La frontière entre les Franges du sud et l'Hostile a toujours été poreuse, remarqué-je. Ce n'est pas surprenant que de sales bestioles s'y promènent.
— Oui, c'est ce qu'on a cru. L'hiver a passé et personne ne s'en n'est plus soucié. Mais au printemps dernier, on a vu débarquer de plus en plus de familles qui voulaient s'installer ici. Et elles n'arrivaient pas du sud ! La plupart venaient des quadrants d'Ysno et de Salis, à la limite entre le District 9 et le no man's land.
Je dresse l'oreille, c'est précisément le secteur que je m'étais étonné de trouver désert.
— Ces gens prétendaient que quelque chose les menaçait, poursuit Isabella, que plusieurs des leurs avaient mystérieusement disparu.
— Il n'y a rien de mystérieux là-dedans. À proximité de la zone de sécurité d'Eklonn, ils se sont probablement fait avoir par les drones.
— Je préférerais ça ! rétorque la jeune femme, morose. Mais, même si ces Frangeux ne sont pas bons à grand-chose, ils connaissent parfaitement leur territoire et ses dangers. Ils ne s'aventurent jamais dans le no man's land.
Elle marque une courte pause avant d'ajouter :
— Et puis, il n'y a pas eu que ça. Vers la mi-Germinal, on a retrouvé les restes d'au moins trois petites communautés isolées qui vivaient à la frontière ouest d'Ysno. Des cadavres mutilés, à moitié dévorés... La rumeur d'une bête monstrueuse a commencé à circuler.
— Je vois... De quoi semer la panique dans la population. Mais... Est-ce que quelqu'un a vu cette bête ? Y a-t-il eu de nouvelles attaques ?
— Pas à ma connaissance. Mais les Roadrhimhs prétendent que les choses se sont déroulées de la même manière dans le sud. D'abord des disparitions inexpliquées, puis des villages décimés. Ils disent que cet animal, ou l'un de ces semblables, est peut-être parvenu à contourner Eklonn pour atteindre le District 9.
Les sourcils froncés, je m'octroie un instant de réflexion. Je demeure sceptique. En dehors de vagues rumeurs venues du sud, aucune preuve concrète ne confirme l'existence de ce fauve. Et il y a dans les Franges bien assez de pillards pour massacrer des familles sans défense et de charognards pour festoyer sur leurs dépouilles.
Pourtant, la faune asilide recèle une collection inépuisable de monstruosités en tous genres, je suis bien placé pour le savoir. Lors de mes périples dans l'Hostile, j'ai dû affronter plus d'une fois des spécimens particulièrement étranges et dangereux. Que l'un d'entre eux s'en soit échappé pour venir semer la désolation parmi les humains n'est pas totalement impossible.
Cela excite agréablement mon instinct de chasseur. Si un nouveau prédateur d'une espèce encore inconnue a décidé de sévir dans la région, je veux être le premier à l'identifier et à l'abattre. J'ai la réputation d'être l'un des meilleurs au sein de la Guilde de l'Yrkan et je ne laisserai pas ce titre à l'un de mes confrères. En fin de compte, la proposition d'Isabella me séduit de plus en plus. Quelque chose, cependant, m'intrigue.
— En quoi êtes-vous personnellement concernée ? demandé-je. Si cette créature existe vraiment, je doute qu'elle se risque à attaquer l'hôpital.
— Je pourrais prétendre que je me soucie de la sécurité de la population, réplique le Docteur Urgomacci d'une voix glaciale, mais je ne vais pas vous mentir. C'est loin d'être ma préoccupation principale.
Son visage s'est assombri davantage, mais cette fois il reflète une colère sourde. Elle se lève avec emportement.
— Cette histoire commence à sérieusement perturber les échanges commerciaux, lâche-t-elle. Les gens ont peur, plus personne n'ose circuler. Même les Roadrhimhs envisagent de se replier vers le nord. Or nous dépendons d'eux pour notre approvisionnement en matières premières. À terme, c'est toute l'économie des Franges qui risque d'en pâtir. Il faut trouver une solution, les routes doivent redevenir sûres.
— Aussi sûres qu'elles puissent l'être dans les Franges... je marmonne. Mais je comprends votre point de vue.
— Dans ce cas, acceptez le contrat que je vous propose, suggère Isabella en reprenant un air charmeur. Je vous offre l'hospitalité et la prise en charge de votre apprentie et vous me réglez ce problème de Fléau.
Je l'absorbe un instant dans la contemplation de la jeune femme. Je suis à deux doigts de me laisser tenter. Je peux aisément mener en parallèle la mission d'Heurtebise et rien ne m'interdit de remplir deux contrats à la fois. En outre, je ne doute pas de parvenir à négocier un complément de rémunération.
— Je vais réfléchir, déclaré-je avec un demi sourire.
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