9.1 Effacer toutes les traces

9 minutes de lecture

Isabella

— Tu es sûre que tu ne veux pas que je reste ? demande Jude en enfilant son pantalon. On pourrait finir cet excellent vin...

D'un geste nonchalant, il désigne la bouteille largement entamée posée sur la table de chevet. Encore allongée, je m'étire contre les oreillers imprégnés de son odeur musquée. Je lorgne du coin de l'œil la musculature impeccable de son torse, soulignée par les volutes bleutées de ses tatouages. Je suis à deux doigts de me laisser tenter.

Mais ça ne serait pas raisonnable. Il y a un temps pour le plaisir et un autre pour les choses sérieuses. Je réplique d'un ton résolument ferme :

— Non, j'ai du travail.

Il hausse les épaules et achève de s'habiller, puis revient vers le lit. Il penche ses lèvres charnues vers les miennes, sa main brune s'égare sous le drap, son pouce effleure la pointe de mon sein gauche. Mon mamelon se dresse aussitôt sous la caresse, je sens cette dilatation presque douloureuse entre mes cuisses qui réclame d'être à nouveau comblée. Je me mords l'intérieur de la lèvre.

— Vraiment sûre ? insiste-t-il.

— Non et non ! je résiste. J'ai des milliers de choses à faire, on se verra plus tard.

— À ta guise !

Nullement vexé, il tourne les talons et se dirige vers la porte. Avant d'en franchir le seuil, il ajoute avec un large sourire :

— Tu sauras bien me trouver, l'hôpital n'est pas si grand.

Voilà, en dehors de ses exceptionnelles qualités d'amant, c'est ça que j'apprécie chez Jude. Avec lui, les choses sont simples. Jamais de questions ou de gérémiades inutiles. Il vient, il passe et se contente de prendre ce qu'on lui offre. Un arrangement qui me convient tout à fait.

J'attends d'entendre claquer la porte de l'appartement avant de me lever à mon tour et de gagner la salle de bain. L'eau à peine dégourdie de la douche ruisselle sur mes épaules et me fait frissonner. Instinctivement, j'évoque le souvenir de Jude, de sa virilité brûlante, incendiant mon intimité. Je regrette presque de l'avoir laissé repartir.

Je serre les dents et me contrains à congédier les plaisantes images de nos ébats. Mon empressement à succomber aux attraits d'un bel homme m'a déjà coûté assez cher, il a causé ma perte et je ne dois jamais l'oublier. Le souvenir de ces heures douloureuses me fouette comme j'aurais dû l'être en place publique d'Eklonn après la découverte de mon adultère.

Mon père m'a évité ce châtiment. Il y avait tout intérêt, sa carrière de sénateur aurait pâti du spectacle. Il m'a permis de fuir dans les Franges, à la condition de disparaître et de ne jamais remettre les pieds à Eklonn. J'ai accepté ce marché de dupe, inconsciente à l'époque de ce qu'il impliquait...

Mon image, renvoyée par le vieux miroir piqueté de rouille, me tire une moue critique. Mon corps est encore beau, mais sept années d'une vie indigne lui ont ôté de sa superbe. Mes courbes ne sont plus si pleines, ma peau a perdu sa souplesse juvénile. Malgré tout le soin que j'y apporte, l'air âcre des Franges l'a tannée, je n'y peux rien.

Je redresse le menton avec une expression de défit. C'est intolérable ! Je refuse de m'enfoncer dans cette lente déchéance du corps et de l'esprit. Je ne veux pas devenir une de ces vieilles ridées sous leur voile. Ni mourir à trente ans comme les femmes du village omeyan voisin, après avoir mis bas une dizaine de marmots ! Je n'ai pas affronté tout ça, supporté ces journées de misère, coincée dans ce trou à rats, pour accepter d'y pourrir jusqu'à mon dernier souffle. La résignation n'est pas mon fort, elle ne l'a jamais été !

Je ne suis plus la petite princesse de l'Élite, habituée au confort et à la sécurité du Bastion-État, jetée sans protection dans l'univers hostile et brutal des Franges. Je ne suis plus une proie facile pour tous les prédateurs, animaux comme humains. J'ai survécu.

J'ai dû apprendre à me battre ; ici, une femme ne conserve sa liberté qu'en la défendant avec les dents. À force de ténacité, j'ai reconquis un certain statut et je n'ai pas l'intention de lâcher ce que j'ai déjà obtenu.

Je regagne la chambre et contemple un instant le grand lit, les quelques livres précieux exposés sur les étagères, la haute armoire de bois ciré où je conserve les rares vêtements élégants et de bonne qualité que j'ai réussi à me procurer. Mes effets personnels et ce minuscule appartement constituent mon seul luxe. Je les ai gagnés grâce à mon intelligence et mon opportunisme et même si la disparition d'Ary Serra m'a servi la direction de l'hôpital sur un plateau, il est hors de question pour moi de m'en contenter.

Régner sur ce cloaque ne suffira jamais à me satisfaire, je mérite mieux que cette piètre compensation. Je veux retrouver le rang auquel j'ai droit. Ceux qui m'en ont privée doivent payer. Je veux Eklonn !

Ma vengeance, j'y travaille sans relâche depuis l'instant où j'ai compris que personne ne viendrait me chercher. Au début, pourtant, j'étais persuadée que mon exil ne durerait pas. Qu'il me suffirait d'être patiente, d'attendre que la rumeur du scandale s'étouffe... Quelle naïveté ! Mon géniteur n'a jamais eu l'intention de me rappeler auprès de lui, il voulait que je disparaisse, il a effacé de son histoire toute trace de mon existence. Je le soupçonne même d'avoir argué de cet abandon pour flatter les obsessions moralistes de Pestrel et se faire bien voir de lui.

Bande d'autocrates puritains ! Ils m'ont traitée comme une chienne et punie pour un crime qui n'en était même pas un, mais la manière dont je compte les faire payer sera à la mesure de ce qu'ils m'ont infligé. Eklonn tombera entre mes mains par le sexe comme j'ai été condamnée à cause de lui.

Je suis bien placée pour savoir de quel mortel ennui se paye la sécurité dont jouissent les membres de l'Élite. Cantonnés derrière leur mur, sous la férule de dirigeants omnipotents qui pensent et agissent pour eux, dorlotés par un état providence qui leur procure de la naissance à la mort le même bien être stéréotypé, ils ne rêvent en secret que de plaisir. Et moi, j'ai les moyens de les satisfaire.

Un ricanement m'échappe tandis que je m'habille. J'entends encore mon très cher père louer l'esprit d'entreprise et l'opiniâtreté des Deux-cents Premiers. Aurait-il commis l'erreur d'oublier que leur sang coule aussi dans mes veines ? D'ici quelques semaines, je me ferai une joie de le lui rappeler.

Ces gènes si précieux auraient dû me garantir une existence dorée, il n'était que justice qu'ils me permettent de survivre. J'ai joué tour à tour de mes atouts physiques pour sauver ma peau et de mes compétences médicales pour obtenir d'Ary Serra un poste à l'hôpital. J'ai usé de mon intelligence pour concevoir le Morphen et de mon sens politique pour manipuler Zermatt.

Celui-là, je lui ai fait miroiter toujours plus de profit, davantage de pouvoir. Ça a marché, les ressources de son territoire m'ont permis de produire le Morphen à une grande échelle et les ramifications de son réseau mafieux de le diffuser largement. Nous avons inondé les Franges de cette drogue qui surclasse sans peine les anciens stupéfiants et les renvoie au rang de tisanes pour grand-mère. Zermatt se frotte les mains, il voit croître son influence à l'aune des bénéfices plus que substantiels. Bientôt, elle supplantera celle de la Matriarche Xu. Il se rêve déjà à la tête d'un nouvel empire. Crétin prétentieux !

J'ai cultivé avec soin son délire mégalomane. Mais il peut bien m'appeler sa « Dame » et me promettre un trône à ses côtés, pense-t-il sérieusement que je vais me contenter de jouer les châtelaines de cet ordre néoféodal ridicule qu'il compte instaurer dans les Franges ? Il n'a pas la moindre idée de l'ampleur réelle de mes ambitions ! Pour moi, l'opération Morphen n'a été qu'un test, la première marche d'une ascension qui me ramènera au sommet.

Je sais bien le prix que mes anciens compatriotes sont prêts à payer pour découvrir de nouvelles sensations plus intenses et exotiques. Les clients potentiels se comptent par milliers. Et pour infiltrer leur société sclérosée, quel meilleur cheval de Troie que les prostitués de Zayn'Mo ! Lorsque l'Élite aura goûté aux vrais plaisirs, elle ne pourra plus s'en passer. Elle en réclamera toujours plus. D'ici peu Eklonn sombrera dans la débauche, ses citoyens modèles seront aussi dépendants de mes produits que n'importe quel Tox des Franges. Les censeurs n'auront plus voix au chapitre et le pouvoir rigoriste de Pestrel vacillera.

Je serai là pour rafler la mise.

À condition que des obstacles imprévus ne viennent pas bouleverser la subtile harmonie de mon plan.

Mon visage se crispe ; je n'avais pas anticipé le Fléau. La terreur qu'il inspire commence à perturber les échanges commerciaux, or j'ai besoin de grandes quantités de produits chimiques pour élaborer le Morphen. Les Roadrhihms se montrent de plus en plus réticents à fouiller les anciens sites industriels désaffectés pour en dénicher, quand bien même Zermatt les paye une fortune. Ces difficultés d'approvisionnement pourraient vite devenir un problème et ce n'est pas le seul. Les routes doivent rester raisonnablement sûres pour permettre aux charmeuses de se rendre régulièrement à Eklonn.

Heureusement, ce contretemps-là devrait vite être réglé ! Loué soit le hasard de m'avoir expédié l'un des meilleurs traqueurs de la Guilde, pile au moment où j'en avais besoin. S'il est fidèle à sa réputation, ce Dévereau devrait rapidement me débarrasser de cette engeance et je ne doute pas qu'il mettra un point d'honneur à honorer son contrat.

Même si de mon côté, je n'ai nullement l'intention de remplir ma part du marché. Sa Tox ne quittera pas l'hôpital vivante.

Une bouffée de colère froide me submerge au souvenir de Zayn'Mo m'informant, la queue entre les jambes, que cette fille recrutée pour infiltrer Eklonn était devenue, Dieu seul sait comment, l'apprentie du traqueur. Certes elle ne connaît pas grand-chose de mes plans, mais elle en sait suffisamment pour dénoncer les complicités qui nous ont ouvert les portes de la cité et mettre l'opération en péril. Je n'ai vraiment pas besoin qu'elle révèle tout à son mentor !

J'ai beau me répéter que les exos se moquent des jeux de pouvoir, ils n'en vont pas moins là où l'intérêt les pousse. Dévereau ne fait sûrement pas exception à la règle, il cherchera à tirer profit de ces informations. Reste à savoir s'il décidera de les vendre aux autorités d'Eklonn ou s'il tentera de me faire payer son silence... Et surtout à quel prix ! Je n'ai pas encore les moyens de rivaliser avec ce que Pestrel peut lui offrir.

C'est clair, la manière la plus simple de régler le problème est d'éliminer la fille avant qu'elle ne soit en état de lui raconter quoi que ce soit. La peste soit de Ouerdji Zayn'Mo ! Ce coq de village est aussi vicieux qu'une vélasse, mais il n'en a même pas l'intelligence ! Il aurait dû supprimer cette pute dès l'instant où elle a remis les pieds au village. Au lieu de ça, il s'est contenté de jouer les gros bras et de lui donner du Morphen en s'imaginant que ça suffirait à la faire rentrer dans le rang.

Comment peut-on être aussi stupide ? Cette brillante initiative n'a eu pour effet que de pousser Dévereau à la conduire à l'hôpital ! Et maintenant que la Tox est sous la garde de Sorrow Delamarre, l'Omeyan n'a plus la moindre chance de pouvoir l'approcher. Je vais devoir me charger moi-même d'effacer toutes les traces.

D'un geste rageur, je déplace l'une des peintures accrochées au mur. Derrière se trouve un petit coffre-fort que je m'empresse d'ouvrir. J'y prélève une ampoule remplie d'un liquide rouge vif et la dissimule dans mon décolleté. Un sourire carnassier étire mes lèvres ; tant qu'à donner de la drogue à cette fille, autant ne pas lésiner. L'ampoule contient du Morphen pur et hautement concentré, de quoi m'assurer que ce trip-là soit bel et bien le dernier.

Annotations

Vous aimez lire Adrian Mestre ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0