Alpaga

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Il faisait une journée dépressive : ciel de plomb, bourrasques traîtresses, humidité qui fait pousser des écailles sur la peau. On avait envie de se réfugier dans un cercueil, de faire un doigt à l’univers et de disparaître. Quoi, c’est morbide ? J’ai précisé que c’était dépressogène, non ?!

Lorenzo arriva au boulot un peu avant dix heures (dix zéro zéro, comme il aimait à le dire). Il était peu en retard pour quelqu’un qui met un point d’honneur à ne jamais arriver au travail à l’heure par pur esprit de provocation. Et aussi parce qu’il était consultant et donc en fait son propre patron. Du moment que la « mission » était faite, tout allait bien.

Il s’engagea dans l’escalier de secours, sa phobie des ascenseurs le faisant systématiquement préférer l’ascension guibolesque. Il en profitait pour ruminer sur le monde et maudissait ses contemporains. Rien que de très habituel.

En arrivant au huitième étage donnant sur l’open-space, à peine essoufflé, il constata sans surprise que la plupart des box étaient vides. C’était la France : personne ne bosse, tout le monde en arrêt. Sauf les cadres… et les consultants.

— Pff ! lâcha-t-il, désabusé et un tantinet méprisant.

Il constata que son « manager » Caroline Lemieu était là ; cela aggrava son pessimisme. Entendre son papotage toute la journée l’épuisait. Il avait envie, parfois, souvent, de lui serrer le kiki… Mais dans ce monde, cela ne se fait pas, n’est-ce pas ?

Caroline de son côté venait juste d’arriver. En retard !!! Fort heureusement, personne ne s’en était aperçu, avec l’épidémie de gastro, les locaux étaient désertés. Une bêtise… Elle était montée par mégarde (la tête dans le téléphone à regarder une vidéo de chatons tout cons) dans le mauvais wagon du train. Celui qui part en arrière. La bourde ! La peur de sa vie. Mais heureusement, elle avait son téléphone ! Que faire en ce monde sans un téléphone ? Le deuxième cerveau de la femme.

Elle fit un regard sévère à Lorenzo qui s’installait en soupirant.

— Quoi ? fit-il .

— Tu as vu l’heure ?

— Pfff !

— Tu es encore en retard ?

— Je ne respecte jamais les règles… règle numéro un.

— Pas bonjour, non plus ?

— Nan. Perte de temps.

— Tu ne fais jamais la bise aux collègues ?

— Pouah ! Tu veux que j’attrape un virus pourri ? De toute façon…

Embrasser des vilaines ? Très peu pour Lorenzo.

Caroline leva les yeux au ciel. Cette quadra brunette, avec la frange qui va bien, trop divorcée, trop mère de famille, trop vieille en un mot comme en mille, ne pouvait pas intéresser un Lorenzo. En réalité, il n’aimait plus les femmes, il n’avait plus la patience. Mendier sa sexualité était désormais au dessus de ses forces. Il était entré dans une phase misanthropique totale. Totale !

De son côté, il faut bien admettre que le ténébreux goujat ne laissait point Caroline indifférente. Comme toute divorcée « mûre » elle était en chasse H24. Mais elle commençait à désespérer. La mission touchait à sa fin et… rien ! Pas ça ! Pas un regard, pas une allusion, nada ! Soit il était gay, soit il était terriblement timide. Elle soupesa longtemps le pour et le contre, tentant des allusions, des tests subtils… Elle finit par se décider pour une timidité maladive de vieux garçon bougon, trop malheureux dans sa vie. Caroline se flattait d’être fine psychologue et de connaître les hommes !

Mais elle ne s’avouait pas vaincue. Elle avait un dernier atout dans sa manche. Le tout pour le tout. Un truc qui devait marcher du feu de Dieu ! C’était du tout cuit !

Elle sortit un paquet informe de son tiroir et se pointa devant Lorenzo, tout sourire.

— TADA ! chantonna-t-elle, faisant faire un bond au pauvre consultant.

— Mais qu’est-ce… T’es malade ? Tu m’as fait peur ! Elle m’a fait peur !

Éclatant de rire, elle présenta le paquet à Lorenzo qui fit immédiatement une mine consternée.

— Hein ? Tu veux quoi… ?

Oui, il se retint de justesse d’ajouter « la vilaine ». Le nouveau Lorenzo, était un homme poli et bien élevé.

— Cadeau pour toi, fit Caroline.

— Un cadeau ? Ça ? Cette… chose… Mais nan… Ça se peut pas…

— Aller ! Ouvre-le !

— Mais pourquoi ? Pourquoi moi ? J’ai rien fait…

Il se retint encore d’ajouter l’insultant « madame » à la pauvre Caroline qui trépignait d’impatience.

Ce paquet d’environ 40 cm sur 30, dans son papier cadeau tout chiffonné, modèle Bisounours… Un reliquat qui restait du dernier Noël, mais elle n’avait rien trouvé d’autre !

— Ouvre-le ! Ouvre-le ! Ouvre-le !

— Nan, je… Le boulot, bordel !

— Lorenzo ! Pas à moi !

— Ce truc me… Nan… Ça me…

Il allait ajouter le sévère « dégoûte », mais s’en abstint de nouveau. N’y tenant plus, Caroline prit les devant et bataillant avec le papier-Bisounours et l’adhésif, elle finit par extirper…

— Une serpillière ? Sérieux ?! C’est un gag !

— Une serpillière ?: s’indigna la belle quadra. Mais non, regarde, un magnifique chandail ! Et c’est pas n’importe quoi, c’est de l’Alpaga ! Tricoté main, avec la laine et la kératine de mon chouchou l’adorable Mizou, tout roux !

— Mais de quoi tu me parles ? fit Lorenzo, écarquillant les yeux.

Par-devers lui, il en était certain : la Caroline avec pété un câble. C’était donc cela le Burn-out tant redouté dans toutes les entreprises Françaises ?

— Bah, tu sais bien ! Je t’en ai parlé plein de fois ! L’élevage d’Alpaga ! Je t’ai raconté comme ils sont bien élevés…

— Ils ne chient que dans leur enclos… C’est ça, bien élévés ?! Et pourquoi pas aux toilettes comme tout le monde, bordel !

— Ce sont des animaux, voyons !

— Ce truc sent la bouse !

— Mais non ! C’est naturel ! Tu aimes ?

— Si j’aime ? La question mérite vraiment d’être posée…

— Tu es toujours si sarcastique… Je ne sais jamais si tu plaisantes ou non.

— C’est… Babababa… C’est… Attends… Pourquoi cette manche est plus courte que l’autre ? C’est pour un handicapé ? Genre un… blessé de guerre qui aurait sauté sur une mine ?

Caroline fit une moue en observant la manche.

— Oui… Heu… Je pensais pas que ça se voyait autant… Mais j’ai manqué de laine ! Après j’avais de la laine noire, mais ça aurait fait carnaval, non ?

Pour la première fois, Lorenzo observait Caroline. Son regard la détaillait et cela lui fit infiniment plaisir. Enfin !

De son côté, Lorenzo tentait désespérément de ne pas éclater de rire. Il n’en croyait pas ses yeux mais la Caroline était championne du monde. Elle battait les Belges et c’était peu dire.

— Nan, écoute, je peux pas accepter ton cadeau, ma poule, j’ai rien pour toi.

— Mais… Mais… C’est un cadeau ! Tu ne peux pas refuser.

— Bah si. La dernière fois que j’ai fait un cadeau à une meuf, elle m’a claqué le beignet.

— Ah bon ? Mais pourquoi ?

— Elle a dit que j’avais volé la bagouze.

— Mais c’est ignoble ! Bien sûr, tu n’avais pas...

— En fait… si. Faut être con pour filer son blé au bijoutier rien que pour sauter une greluche. Mais qui s’en soucie ? C’est l’intention qui compte non ?

Caroline en resta baba. Son cerveau était planté. C’était hors cadre, totalement non conventionnel. Finalement, elle eut un sursaut de logique.

— Tu te fiches de moi, c’est ça ?!

— Heu…

— Tu es impossible… Tu finiras vieux garçon ! Voilà ! fit-elle fâchée et retournant s’asseoir à son poste.

D’un geste interrompu, Lorenzo allait balancer le pull à la corbeille. Il se retint. Après tout, il n’avait rien pour sortir la poubelle par temps d’hiver… En Alpaga, ce serait le summum de la classe, non ?

La journée se passa. Caroline fut incapable de travailler une minute. Elle songeait. Lorenzo fit des réussites, investit en bourse et peaufina son plan pour conquérir le Monde. La routine quoi.

En fin de journée, il s’approcha de Caroline :

— Deux couverts à l’Estocade, ce soir ?

Elle sursauta et fut terriblement troublée.

— Hein… C’est que… Les enfants, tu comprends… Mais… Attends… J’ai des cordons-bleu… Un reste de tarte à la rhubarbe que j’ai cueillie moi-même…

— Tu veux dire que tu bouffes des orties ?

— C’est très bon. Mon petit dernier en raffole. Et pour le transit…

— Comme ça on chie partout.

— Lorenzo !

Comment ne pas rire. Il se fichait d’elle mais cela ne la dérangeait pas. Il la regardait enfin.

— Tu me trouves ridicule, hein ? fit-elle.

— Grave !

— Je ne te plais pas vraiment en fait.

— On peut dire ça comme ça…

— Ah… C’est quoi ? Ma coupe de cheveux ?

— Nan, les cheveux ça va…

— Ah… fit Caroline soulagée.

— C’est tout le reste, ajouta Lorenzo avec un sérieux déconcertant.

— Tout le reste ? sursauta la pauvre Manager.

— Trop écolo, trop socialiste, trop Française… C’est abuser.

Elle en resta soufflée. Elle balbutia…

— J’ai des dessous sexy !

— Mais nan… Sérieux ?

Lorenzo imaginait une culotte en Alpaga, tricotée main, avé les grosses mailles qui vont bien, et qui gratte le cul à en crever. Il allait mourir de rire.

Que faire ? C’était le nouveau Lorenzo, il était donc gentil. Il prit la main de Caroline et l’entraîna.

— Hé ! Tu oublies ton cadeau !

— Laisse… Avec un peu de chance, on va le voler ce truc…

— Lorenzo ! T’es salaud quand même !

— Bah oui. Tu savais pas ?

— Ça m’a donné du mal…

— Oui, il faut se forcer pour faire un truc pareil. J’espère que tu cuisines mieux.

— Mais ce mec ! Ce mec !

— Dis merci. Ce soir tu rentres pas en train avec les prolos.

Caroline prenait conscience qu’en fait Lorenzo n’était probablement pas un bon choix pour se recaser. Mais était-il trop tard ? Elle sentit une main baladeuse se hasarder un peu trop bas. Cela faisait longtemps que…

Elle soupira : « Ah… les hommes... »

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