Bête rencontre
Avertissement : Aucun animal n’a été blessé ou maltraité pendant l’écriture de cette histoire.
Laissez-moi vous raconter l’histoire d’une rencontre improbable…
L’action se déroule lors du fumeux été 2013, au Colorado, quand l’eau dégringolait en lourds paquets largués par de grands oiseaux métalliques. Voyez les montagnes comme elles sont belles, et la nature : sauvage. Derrière les crêtes encore parsemées d’épinettes bleues matures, la fumée blanchâtre cherche à recouvrir le ciel azur. Le vent souffle toutefois du bon côté : notre héros peut dormir tranquille sous la voûte étoilée. Même le hurlement des loups, hier soir, ne l’a guère impressionné.
La matinée touche à sa fin – autre façon de dire que midi approche – et la température continue de monter. Sur l’étroit sentier qui serpente à travers les quelques arbres, presque six pieds de muscles (recouverts d’une bonne épaisseur de poils) avancent. Notre personnage se liquéfie depuis plus d’une heure, malgré son short court et son torse nu ; ses quinze kilos de matériel de randonnée pèsent une tonne alors qu’il coupe ses virages par la ligne de pente, d’un pas un peu moins sûr après de longues minutes au soleil. La clochette sur le sac à dos sonne peu, coincée sous le chandail placé là depuis un moment ; on n’entend qu’un léger tintement de temps en temps, quand les bottes butent sur les pierres et que les deux cents livres trébuchent.
Jean-Charles – j’ai oublié de le nommer – commence à penser à son repas. Il cherche un endroit agréable pour s’arrêter, avec un point de vue. C’est important le point de vue !, se dit-il. Depuis qu’il a quitté le village de départ il y a trois jours, chaque pause est mûrement réfléchie afin d’admirer les tableaux qui se dévoilent à lui. Il se sent comme dans un musée, mais en contrôle de sa visite : seul, sans la foule bruyante pour le pousser d’une salle à l’autre. Le nez en l’air, l’œil aguerri, notre héros repère un gros rocher sous le sentier un peu plus haut, l’endroit parfait pour profiter de la vallée, d’un bon morceau de fromage et d’un bout de jambon entre deux épaisses tranches de pain – ces trois années en territoire américain n’ont en rien affecté ses origines cantaliennes. Le dessert sera frais et délicieux : une immense tale de bleuets sauvages apparaît après un nouveau virage.
Protégé des rayons du soleil par un chapeau et le maillot qu’il a remis sur lui, Jean-Charles se repose un moment. Il ne se presse pas, content de souffler après cette longue montée, et le dos libéré du poids du sac. À quoi sert-il de presser le pas ?, se répète-t-il régulièrement, pour en extraire quoi ? Quand il termine son sandwich et jette les croûtes de pain derrière lui, un grognement se fait entendre et le tire de ses pensées.
Notre ami a été prévenu : il est le visiteur du parc et l’hôte derrière lui est imprévisible. Ce n’est donc plus la chaleur mais l’affolement qui déclenche maintenant les coulées de transpiration. L’homme se lève lentement, sans se retourner – sa première faute. Il se rappelle avoir rangé ce matin le spray anti-ours au fond de la poche dorsale – deuxième erreur. Il a lu les recommandations du guide, mais il a aussi entendu les histoires qu’on se raconte pour se faire peur, alors Jean-Charles ne réfléchit pas et agit par réflexe. Il espère que l’animal n’en veut qu’à la nourriture dans son sac, se résout à abandonner ses affaires, et commence à marcher pour descendre vers la plaine le plus rapidement possible. Nouveau bruit, plus proche ; notre héros sursaute et se met à dévaler la pente – il connaît pourtant la règle : ne jamais courir. Mais l’imposante boule de poils derrière lui n’est pas un gros chien affectueux et sociable, et c’est un réflexe bien français : les règles ne s’appliquent qu’aux autres.
La chute pourrait avoir lieu au milieu de cette histoire, mais le désir de vivre reste plus fort que tout : notre néo-sprinteur perd l’équilibre plusieurs fois et pourtant ne tombe pas. Quand il atteint enfin la ligne des arbres un peu plus bas et aperçoit une tente, il se pense sauvé. L’ours – poussé par je ne sais quelle intention – court lui aussi avec ardeur et se rapproche de son nouvel ami.
Rendu au campement, Jean-Charles crie, autant pour prévenir de son arrivée que de celle de l’animal. Sans le savoir, il n’est pas le bienvenu et dérange une meute de loups divisée en deux groupes : l’un attaché à manger ce qu’il reste de disponible sur le site, l’autre le museau en l’air autour d’un pin majestueux.
C’est une étrange scène un peu chaotique qui se déroule devant nous et je doute de pouvoir la retranscrire comme il le faut : je ne connais que la version humaine. Notre héros vient de rompre le cercle autour de l’arbre, et il lève lui aussi le nez par pur réflexe. Les yeux des canidés adultes se tournent vers l’intrus ; les deux louveteaux du groupe s’écartent, affolés. Une voix d’ange, mais en anglais, appelle à l’aide : Help ! Please ! Jean-Charles aimerait bien être le sauveur, mais il veut être sauvé lui aussi. L’ours arrive au même moment. Les loups reculent, les crocs sortis. L’ours se dresse. Notre héros monte dans l’arbre tant bien que mal et découvre d’abord des semelles de chaussures de randonnées : une petite pointure. Sous le pin, on entend grondement et grognement ; la faune coloradienne essaie de s’imposer l’une à l’autre. Arrivé au niveau de mollets bien dessinés, dont l’un porte un tatouage indescriptible, notre personnage encore transpirant s’arrête pour reprendre son souffle, et lève les yeux vers ce visage et ce nez qu’il n’oubliera jamais. Hi ! I’m Cindy. Bonjour, I am Jean Charles.
Coincés dans leur arbre, peut-être pour la vie, nos deux randonneurs discutent, autant pour se faire entendre que pour se raconter. L’ours, toujours présent, tourne en rond et cherche l’origine des odeurs de nourriture près du feu éteint. Les loups restent tout proches, à l’affût : un louveteau manque à l’appel – si vous regardez bien, vous pouvez le voir se faire tout petit, coincé à l’intérieur de la tente aplatie. Pour passer le temps sans s’ankyloser, Jean-Charles et Cindy font de l’humour dans toutes sortes de positions. Cet un air de romance qui se joue : les premiers silences apparaissent et se suspendent aux sourires un peu bêtes.
L’après-midi avance lentement lorsqu’un orage sec éclate ; de longs éclairs déchirent le ciel au-dessus des crêtes. Cindy et Jean-Charles se considèrent chanceux que la pluie ne soit pas de la partie, leur position déjà précaire se passe d’eau. Alors qu’ils se regardent d’un air béat, fatigués par toutes ces émotions, un coup de foudre vient frapper un arbre tout proche. Is it a sign ? Pense-la femme. Shit, le feu maintenant ! Pense l’homme. Quelle coïncidence ! pourriez-vous dire. Toujours est-il que l’épinette touchée s’embrase instantanément, ce qui délivre notre couple en devenir. L’ours prend peur et s’élance à flanc de montagne ; le loup alpha, après un mouvement de recul, s’approche de la tente où le louveteau est pris depuis des heures, arrache un pan de la toile par lequel son petit sort en aboyant, puis s’enfuit en le poussant du museau.
Cette histoire se termine toutefois bêtement – je ne vous raconte pas un conte de fées après tout. L’amour dura à peine trois ans, comme on peut s’y attendre. L’humain est un animal, et l’instinct des bêtes refit surface après seulement deux dizaines de mois, et des centaines de « moi ». Cindy se révéla sous son vrai jour au fur et à mesure que le compte à rebours de son horloge biologique avançait : elle se découvrait louve et voulait sa meute de louveteaux. Jean-Charles chassa le naturel un temps, mais il finit par se dévoiler : il se comportait comme un ours qui ne pensait qu’à se cacher dans sa grotte. Ils se rendirent finalement compte que l’amour n’est pas le fruit du hasard, et se laissèrent sans peine, et sans s’entredévorer ; la rupture forma le prologue de leurs prochaines aventures.
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