La vieille ferme

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La vieille ferme n’a pas changé d’un iota. Je pousse le portail, qui ne ferme plus depuis bien longtemps, et me fraie un chemin dans les herbes folles qui ont envahi la cour. J’embrasse du regard les bâtiments qui m’entourent et qui seront bientôt vendus : la décision a été prise, ferme et définitive. La maison aux volets clos, comme un visage aveugle, me met mal à l’aise aujourd’hui. Je lui tourne le dos, la grange est là, immuable, rassurante. Je pousse la porte d’un geste ferme, et je plonge dans le passé, ces après-midi entiers passés là avec mes copains : parties de cache-cache, jeux de société à l’abri de la pluie ou de la canicule, plus tard les confidences et manigances d’adolescents… Les vacances semblaient longues, on s’ennuyait ferme dans notre petit village loin de la ville, du cinéma, des clubs de sport. Mais cette ferme abandonnée était devenue notre terrain de jeu. Notre château, notre cachette secrète, notre repaire d’espions, notre planque à l’abri des parents qui n’ont jamais su où nous disparaissions.

Je lève la tête vers le grenier ; la vieille échelle en bois est toujours là où nous l’avons laissée la dernière fois, il y a des années. Je pose une main ferme sur le montant à hauteur de mes yeux, un pied précautionneux sur le premier barreau, je teste la solidité avant de monter. Je suis plus lourd qu’à l’époque, et si je tombe, je me ferai aussi plus mal… Mais j’ai la ferme intention de monter. Un échelon à la fois, je me hisse jusqu’à la large plateforme qui accueillait autrefois sans doute les réserves de foin. C’est là que j’ai fumé ma première et dernière cigarette, à l’âge de 13 ans. Là aussi que nous avons disputé d’interminables parties de cartes et de Monopoly. D’ailleurs, ce bout de papier décoloré coincé entre deux lames du plancher, à moitié rongé par les moisissures ou les souris… oui, c’est bien un billet du jeu ! Je le ramasse, le lisse entre mes doigts, le glisse dans mon portefeuille avec les autres, les vrais. Souvenir. J’avance lentement, respire à fond cet air poussiéreux qui me rappelle mes jeunes années, et manque de m’assommer contre une ferme en me retournant. Zut alors, je passais en-dessous de cette foutue poutre, quand j’étais gamin !

Je descends, sors de la grange, quitte la cour, et tout en me frottant la tête là où commence à pousser une belle bosse, je regagne la voiture qui m’attend. Ils sont tous là : Yoann, Thomas, Romain, Cyril, et même Julien sur Skype depuis l’autre bout de la planète où s’est exilé pour son boulot.

-Alors ? Il l’a fait ? demande sa voix dans le haut-parleur du téléphone.

Et les autres, en chœur, de s’écrier que oui, j’ai relevé le défi : je suis retourné dans la vieille grange.

-Vous avez la preuve ? s’assure-t-il encore.

Pour toute réponse, j’exhibe fièrement le vieux billet de 2000 francs qui a perdu sa couleur verte depuis longtemps, sous les hourras de mes potes qui proposent le faire encadrer et se moquent de moi et de ma bosse sur le crâne.

-Toujours aussi maladroit, Alex ? font-ils semblant de s’étonner.

Je grogne : Oh, la ferme !

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