Multivers
Imaginez que vous êtes au volant de votre voiture, sur une petite route de campagne bordée de platanes. Devant vous, un véhicule roule au pas. Impatient, vous klaxonnez. Vous n’avez pas envie d’arriver en retard à votre travail. Un détail vous frappe alors : la marque et le modèle de l’auto qui lambine devant vous sont identiques au vôtre. La couleur aussi. Et l’immatriculation… Non, ce n’est pas possible… Serait-ce la même ? Vous êtes pris d’un doute, mais vous vous dites que vous faites erreur. Après tout, vous n’avez jamais eu de mémoire pour ces choses-là. Rassuré, vous souriez. C’est tout de même une sacrée coïncidence ! Vous tentez de calculer la probabilité de vous retrouver derrière une voiture parfaitement identique, sachant que votre modèle n’a jamais été à la mode, mais vous renoncez vite. Vous manquez d’éléments pour arriver à une conclusion acceptable.
Vous entreprenez de dépasser la voiture qui vous devance. La route est dégagée, vous vous engagez sur la file de gauche. Lorsque vous arrivez à hauteur du conducteur, vous jetez un coup d’oeil vers la droite, afin de voir qui est le propriétaire de ce véhicule similaire au vôtre. Au même moment, l’autre chauffeur tourne sa tête vers vous, dévoilant son visage. Enfin… votre visage.
Vous hurlez d’effroi, tandis qu’un rictus diabolique illumine la face de votre double. L’autre véhicule réalise alors une embardée vers la gauche, vous percute. Vous n’avez pas le temps de réagir que vous emboutissez un platane. Vous êtes projeté vers l’avant, l’airbag se déclenche et vous perdez connaissance.
Lorsque vous vous réveillez, vous êtes allongé dans l’herbe, sur le bas-côté. L’avant de votre voiture est en accordéon. De la fumée sort du capot défoncé, il flotte dans l’air un entêtant parfum d’essence. Vous essayez de remettre vos pensées en place. Le trajet en voiture pour aller au boulot, le dépassement, la vision d’horreur qui a précédé l’accident, puis le choc. Vous vous dites “ je me suis probablement endormi au volant, ce sont des choses qui arrivent ”. Vous êtes sonné, mais vous n’avez rien de cassé. Plus de peur que de mal. Et toujours cette odeur de carburant qui vous fait tourner la tête… Vous tentez de vous relever quand une ombre vient se placer au-dessus de vous. Vous levez la tête, vous êtes pris de vertige. Votre double est là, qui tient une allumette entre le pouce et l’index. Il sourit, et d’une pichenette laisse tomber le bout de bois enflammé sur votre chemise qui s’embrase immédiatement. Vous avez juste le temps de réaliser que vos vêtements sont imprégnés d’essence. Vous vous transformez en torche humaine et agonisez sans avoir compris qui est ce double qui vient de vous assassiner.
Ce double, c’est moi.
Il faut me comprendre, je vis une situation très délicate. Avez-vous déjà entendu parler des “multivers” ? Pour simplifier, cette théorie expose qu’il existe une infinité d’univers parallèles, et donc une infinité de versions de nous. “ Tous les carrefours du ciel sont encombrés de nos doublures “ disait Auguste Blanqui, l’inventeur de cette idée. Le temps n’est pas une simple flèche, avec un passé, un présent, et un avenir, mais une multitude d’embranchements, enchevêtrés les uns avec les autres. Par exemple, si je prends une décision, un autre univers se crée, avec toutes les conséquences liées à ce choix, et cet autre moi, dans une autre réalité, continue sa vie tandis que le moi initial continue la sienne dans un monde séparé. Vous suivez ? Eh bien, je suis la preuve vivante que cette théorie est valide, car je l’expérimente au quotidien.
Mon problème, c’est que mes “moi” alternatifs, au lieu de se désolidariser de mon univers et d’en créer un autre totalement séparé, eh bien… ils restent dans le mien ! Et c’est tout mon univers à moi qui est encombré de mes doublures ! Un exemple concret : j’oublie de me lever un matin, et je me rends compte que mon doppelgänger, comme disent les allemands, est déjà parti au travail. Vous imaginez bien que je ne peux pas laisser passer cela, ce serait l’enfer, pour les autres comme pour moi ! Une infinité d’autres versions de moi, qui pulluleraient sur la Terre ! L’enfer, ce n’est pas les autres, c’est mes autres !
C’est pour cette raison que je suis condamné à traquer mes doubles pour les assassiner.
La première fois que le phénomène s’est manifesté, j’avais dix-huit ans. La majorité. Une coïncidence ? Peut-être, peut-être pas, impossible de le dire. Je venais de sortir de la douche. Je me suis alors rendu compte que mon double avait préféré faire la grasse matinée. Curieusement, j’ai compris immédiatement qu’il y avait eu dissociation. Toutes les conséquences me sont apparues en flash, j’ai ressenti un grand vertige et j’ai pris la décision rapide et instinctive de liquider l’intrus dans son sommeil.
C’est étrange de tuer son alter ego, la première fois. On a l’impression de perdre une partie de soi. Un sentiment mêlant la toute-puissance et un dégoût profond. Mais on apprend à relativiser, car c’est une question de survie, physique et mentale. Le point positif, dans cette affaire, c’est que je suis le seul à être conscient de ce phénomène, car je suis en quelque sorte le “patient zéro”. L’original, en somme. Je bénéficie donc de l’avantage de la surprise, outre le fait que je peux anticiper les réactions de l’adversaire, car je me connais plutôt bien. Je peux ainsi liquider proprement les autres versions de moi, en supprimant les traces de mon crime. C’est un peu mon ménage quotidien. Et puis, l’ADN de la victime étant le même que celui du coupable, ajouté au fait que le mort n’existe pas d’un point de vue administratif (puisque je suis là, moi), je ne risque aucune poursuite judiciaire. Il me suffit juste d’opérer en toute discrétion.
Au début, je ne prenais aucun plaisir à cette tâche, mais j’avoue que depuis quelques temps, je pimente un peu mes assassinats. Pensez, une dizaine de nettoyages à effectuer tous les jours, autant rendre cela amusant. Comme lorsque j’ai provoqué l’accident de voiture et la combustion de mon autre moi, ce matin.
Là, vous vous dites que je suis soit un mythomane, soit quelqu’un de très imaginatif, soit un gros psychopathe. Peut-être les trois à la fois. Pourquoi pas, qui sait, avec tous ces univers multiples ?
Au moment où vous lisez ces lignes, un frisson vient vous caresser l’échine. Vous la sentez, la présence dans votre dos ? Dans quelques instants, vous allez vous retourner. Et voir une ombre s’avancer vers vous lentement. Lorsqu’elle sera assez proche, vous pourrez distinguer son visage. Enfin votre visage. Et vous comprendrez, trop tard, que vous faites partie de mon univers, que je suis venu pour vous éliminer, comme tous les autres avant vous, et comme tous les autres après. Car je n’ai pas d’autre choix : dans mon univers des possibles, vous n’avez pas votre place.
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