Deuxième partie

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Après dix minutes à peine, Jude dut s’asseoir sur les marches menant aux Archives Victorieuses. Herparra était déjà une ville friande d’escaliers et de rues penchées en tout genre, mais le conseil avait quand même jugé bon de placer la tour à l’écart, sur le sommet montagneux le plus proche. L’artiste avait cru pouvoir affronter de nouveau cette laborieuse escalade, mais l’ isolement avait manifestement atrophié ses muscles.

Il y avait au moins un avantage à cet exercice imposé : il offrait une vue sans pareille sur Herparra et la chaine de Glacaeil. Les contours des montagnes se dessinaient dans le ciel bleu, un blanc d’ivoire lumineux sous le faible soleil hivernal. Les innombrables toits de la ville mimaient cet effet, se confondant avec la roche millénaire. Jude eut un sourire en coin. Elle se souvenait avoir peint ce paysage dans son adolescence. La toile devait encore prendre la poussière dans le grenier des Archives, si Thalia ne s’en était pas débarassée dans une énième frénésie ménagère.

Ayant retrouvé son souffle et son courage, l’artiste poursuivit son ascension, sans se presser. Elle atteint bientôt les statues des cinq héros d’Herparra, parmi lesquels figuraient sa mère, son grimoire à la main, figée dans une jeunesse optimiste, courronée de gloire. Jude avait toujours eu l’impression qu’il s’agissait d’une autre personne, avec laquelle elle se serait sans doute mieux entendue.

Il y avait également Ephel le Défenseur, qui avait porté le coup fatal à Valdémar, le roi routterain, alors que son armée avait percé les derniers remparts de la ville. Les deux mains sur sa hache, les yeux levés au ciel, il avait bien l’allure du héros légendaire dont tout le monde chantait les louanges. Jude, elle, se serait contentée d'un père.

Elle lui lança un regard chargé d’amertume et avança. La tour n’était plus très loin.

Une fois arrivée, elle constatat que la porte était fermée à clé. Normalement, les Archives Victorieuses devaient rester ouvertes jusqu’au coucher du soleil. Jude les contourna pour observer par la large fenêtre teintée du Hall. Elle y vit Thalia, occupée à balancer violemment les codex des étagères.

L’artiste haussa les sourcils. N’avait elle pas peur de les abimer ? Elle toqua sur la vitre, faisant sursauter sa mère. Après un temps d’hésitation, elle se rapprocha de la fenêtre. Jude vit son prénom se former sur ses lèvres ridées. Elle hocha la tête et pointa un doigt vers l’entrée.

Thalia était sortie et serra Jude dans ses bras.

- Ma chérie ! Ça fait si longtemps !

L’artiste se crispa, surprise de cet élan soudain d’affection. Elle s’efforça de tapoter l’épaule osseuse de sa mère. Elle avait encore maigri.

- Ne reste pas dehors, maman. Tu vas attraper froid.

Tremblante, mais tout sourire, Thalia revint sur ses pas. Jude la suivit et constata de plus près l’étendue des dégats : la moitié des codex du Hall formaient des tas éparpillés sur le carrelage. La chroniqueuse n’était pas en meilleur état : ses cheveux, d’ordinaires coiffés dans une couronne tressée ressemblait à un tas de foin argenté, des cernes noires accentuaient l’enchâssement de ses yeux et une sueur acre empestait ses vêtements.

- Tu ne tombes pas très bien, comme tu peux le voir, mais ce n’est pas grave ! C’est toujours un plaisir de te voir ! Alors, qu’est ce qui t’amène ?

Jude fit un signe de tête en direction d’un tas de codex.

- Ça, justement. On m’a dit que tu avais des soucis avec les archives ?

Thalia jeta un bref coup d’oeil derrière elle, visiblement honteuse. Elle secoua la tête d’un air boudeur.

- Oh, c’est cet imbécile de Pontias qui se mèle de ce qui ne le regarde pas ! Ça fait quatre mois qu’on l’a élu et il veut déjà tout changer !

Jude avait un sentiment similaire à l’égard du Maire mais se garda de le communiquer.

- Tu pourras lui dire, comme c’est lui qui t’envoie, que je contrôle la situation ! Je suis en train de faire le tri pour trouver les codex défectueux.

- En les jetant par terre ?

- Je voudrais t’y voir, toi ! Tu serais encore patiente si tu avais passé la nuit à les sortir des étagères ?

Stupéfaite, Jude ne sut quoi répondre. Le tempérament maniaque de sa mère était connu de tous, mais il s’était mué en un véritable délire.

- Tu veux dire que tu n’as pas dormi du tout ?

- Pas du tout, c’est ça. Mais peu importe. C’est une urgence et je dois m’en occuper !

Sa voix avait brusquement grimpé dans les aigus alors qu’elle se précipitait en direction d’étagères encore pleines. Jude s’interposa.

- Maman, tu dois aller dormir ! Tu n’arriveras a rien dans cet état.

Thalia la dévisagea avec une telle haine que l’artiste se retrouva de nouveau à court de mots. Jamais, même dans leurs pires disputes, elle ne lui avait lancé un tel regard.

- Ah, je vois… Le conseil t’as payée pour que je quitte la tour, c’est ça ? Pourquoi tu me rendrais visite autrement ? Tu ne viens jamais !

Ses yeux s’embuèrent, une profonde tristesse contrastée par la colère qui possédait son visage. Elle tourna les talons et monta au premier étage. Jude la suivit, espérant pouvoir mettre fin à cette folie soudaine.

Là-haut, les étagères étaient entièrement vides. Thalia avait essayé d’organiser des piles bien rangées mais avait effectivement perdu patience. Les centaines de codex de l’étage avaient subi le même sort que ceux du Hall. Au milieu de ce fatras de cuir et de papier, les projections des héros de la Guerre du Fer se promenaient librement.

Elles ne se contentaient pas de déambuler mais reprenaient également leurs dialogues en boucle, avec quelques variations incohérentes. Le chaos auditif se mêlait au chaos visuel pour annoncer la décadence des Archives Victorieuses.

Jude retrouva Thalia dissimulée derrière un pilier, se recouvrant la bouche de ses mains, son corps osseux secoué de sanglots.

- Maman… tu sais que ce n’est pas vrai.

Silence. Thalia renifla et poussa sa fille d’un doigt accusateur.

- Tu vas lui dire, toi, à ton précieux Pontias que je n’ai jamais eu besoin de personne pour m’occuper des archives ! S’il veut me jeter dehors, il ferait mieux d’envoyer la garde, pas une grosse vache qui n’a jamais rien fait de sa vie !

Des mots aussi douloureux qu’une flèche empoisonnée… d’une violence si ahurissante que Jude ne put contrôler sa rage. Elle se fit imposante, les poings serrés et le cou tiré, comme pour effrayer une bête sauvage. Un seul mot sortit du tréfonds de son estomac.

- PARDON ?

Thalia perdit de sa superbe, mais soutint son regard, silencieuse et digne. Une fois encore, ses yeux ternes, rougis par les larmes, exprimaient l’exact contraire de ses paroles. Jude se souvint que se montrer agressive n’avait jamais été un bon moyen pour se défendre. Pourtant, elle n’était pas obligée de tolérer autant de méchanceté.

- Tu sais quoi ? Je laisse tomber. Ruine toi la santé si ça te chante.

Jude descendit dans le Hall d’un pas lourd, sans prêter attention aux injures que lui envoyait sa mère. Bien vite, elle redevint silencieuse, probablement occupée à pleurer.

Encore secouée par cette violente dispute, l’artiste tenta de se calmer. Le même schéma se reproduisait depuis des décennies : un malentendu, des cris, des mots mal choisis et des larmes, souvent des deux cotés. Jude avait compris que le silence était la meilleure parade, c’est pour cela qu’elle avait décidé de prendre une distance aussi radicale.

Alors qu’elle s’apprêtait à quitter la tour, Jude pinça ses lèvres, retenue par la culpabilité. Si elle passait outre les insultes liées à son poids et à son choix de carrière, quelque chose dans les mots de Thalia traduisaient une immense solitude, qu’elle tentait de masquer en indépendance. Elle souffrait visiblement de l’absence de sa fille. Peut être aurait-elle du se forcer à lui rendre visite, juste pour s’assurer de sa bonne santé ?

On ne pouvait pas réécrire le passé mais on pouvait au moins améliorer le présent. Jude soupira et s’assit en tailleur sur le carrelage glacial, près des codex. Elle ignorait si sa mère accepterait son aide. Ça ne l’empêcherait pas d’essayer.

Ne sachant par où commencer, elle tenta d’évaluer l’étendue des dégats. Bernois avait dit vrai : des pages entières avaient blanchi, leurs précieuses informations disparues. Certains ouvrages étaient plus atteints que d’autres, mais après de nombreux feuilletages, il semblait clair qu’aucun d’entre eux n’avait été épargné par cet étrange phénomène.

A la tombée de la nuit, Jude avait à peine entamé sa deuxième pile. La plus grande difficulté restait de savoir ce que Thalia considérerait comme récupérable. C’était délicat de lui demander son avis alors qu’une tension subsistait entre elles.

Tout à coup, un hurlement de terreur retentit au premier étage. Jude se redressa d’un coup et grimpa les escalier à toute vitesse, son jupon relevé jusqu’aux cuisses.

Prostrée dans un coin de la pièce, Thalia tentait vainement de se défendre contre une apparition de son ancien amant, Ephel. Il brandissait son épée d’un air menaçant, hurlant sans cesse « Le mal sera vaincu ! », la citation horriblement convenue qu’on lui attribuait avant qu’il ne sauve Herparra. Jude ne réagit pas immédiatement, surprise que Thalia n’ait pas dissipé l’apparition, comme elle le faisait en cas de dysfonctionnement. Au lieu de ça, elle s’était mise en boule sur le sol en implorant pitié.

Par réflexe, Jude transperça l’apparition de son père en agitant les bras. Etant constituée d’Essence et de poussière d’argent, la menace s’envola aux quatre coins de la pièce. Elle se rassemblerait plus tard.

Sous le choc, Thalia ne bougeait plus. Ses yeux écarquillés versaient des torrents de larmes. Jude ne l’avait jamais vue dans un tel état de terreur. Elle s’agenouilla pour tenter de la rassurer.

- Tout va bien, maman. Regarde moi.

Thalia obéit. Son visage se plissa alors qu’elle éclatait en sanglots. Jude la réconforta, comme s’il s’agissait d’une enfant en proie à un cauchemar.

- Je n’ai pas pu l’arrêter… Il… il me fait trop peur… Ils me font tous peur…

L’artiste laissa sa mère pleurer de tout son saoul, puis l’accompagna jusqu’à son lit.

- Va te coucher. Je vais rester avec toi ce soir, d’accord ?

Thalia acquiesça silencieusement. Elle tenait à peine debout. Sans même retirer ses habits, la chroniqueuse s’enfonça sous son épais duvet. Jude s’assit sur un fauteuil et attendit qu’elle trouve le sommeil, ce qui arriva sans tarder.

L’artiste prit une longue et douloureuse inspiration. En essayant d’apaiser les émotions de sa mère, elle avait négligé les siennes. Elle en avait l’habitude, mais pas à une telle intensité. Il était clair que Thalia ne parvenait plus à maitriser son art : les archives éffacées, les apparitions hors de contrôle… rien d’étonnant à ce qu’elle se laisse gagner par la panique. Malheureusement, Jude en savait assez sur l’Essence pour savoir qu’elle réagissait mal face à de violentes émotions. Le serpent se mordait la queue.

Pendant que Thalia dormait, Jude tenta de tracer l’origine de ces phénomènes et de formuler les bonnes questions. Etais-ce lié à son âge ? Les maitres d’Herparra étaient bien plus agés que la chroniqueuse et ne semblaient avoir perdu aucune de leurs capacités, au contraire. Il y avait-il eu un sabotage ? Jude se tenait à l’écart de toute forme d’intrigue et de conspiration. Elle ignorait donc ce qui pouvait bien pousser quelqu’un à détruire les Archives Victorieuses. Thalia semblait persuadée que le Maire oeuvrait contre elle. Dans ce cas, pourquoi insistait-il pour lui apporter de l’aide ? Cela n’avait aucun sens…

Lorsque l’archiviste ouvrit les yeux, Jude lui ordonna de rester couchée. Elle lui prépara une théière de verveine et attendit qu’elle termine sa première tasse avant de l’interroger.

- Est ce que tu te rappelles comment ça a commencé ?

- Pas vraiment… des visiteurs se sont plaints au conseil, sans venir me voir. J’ai trouvé ça vexant et j’ai pensé qu’ils cherchaient à discréditer mon travail. Mais en vérifiant, j’ai vu qu’ils avaient raison.

- Et pour les apparitions ?

- Oh, je ne préfère pas en parler… c’est comme si… ils avaient pris vie du jour au lendemain. C’est terrifiant…

- Comme tu veux, maman. J’ai juste besoin de savoir ce qui a pu provoquer ce bazar. Est ce que tu as fait une expérience qui a mal tourné ?

- Mais enfin, Jude… tu penses bien que je n’ai plus l’âge des experiences ! Mes deux formules fonctionnent très bien ! Pourquoi en chercher d’autres?

Jude resta silencieuse. Thalia recommençait à s’énerver.

- J’aimerai beaucoup que vous arretiez, tous, de dire que ce qui arrive est de ma faute ! Il y a forcément un petit malin qui a cru bon de bidouiller l’Essence dans la tour…

L’archiviste elle même ne semblait pas convaincue par ce qu’elle avançait. Son ton catégorique fondait en un murmure, son regard assuré devenait fuyant, puis subitement, elle pallit.

- Qu’est ce qu’il y a ?

- Frésius…

- Qui est-ce ? Un apprenti ?

Thalia repoussa violemment la couette et courut pieds nus jusqu’au deuxième étage, là où se trouvaient les récits précédent la bataille d’Herparra et la vaine tentative des héros de ralentir la progression du roi souterrain. Elle trouva rapidement le codex qui l’intéressait et pointa le doigt sur une page encore intacte.

- Regarde ! C’est ce que Frésius m’avait dit !

En y réfléchissant bien, Jude se rappelait de ce nom : Frésius l’Omniscient, un devin recruté par l’armée pour qu’il dévoile la trajectoire de l’ennemi. Il s’était éclipsé la veille de la bataille. Personne ne l’avait retrouvé depuis.

Jude prit le codex et lut silencieusement la prophétie.

« Le temps balayera tes vaines paroles,

Seule tu erreras, des fantômes pour compagnie

Le silence et l’absence précipiteront ta fin. »

- Tu vois ? Il l’avait prédit… Je l’avais oublié mais j’aurai du prendre garde… Quelle idiote !

Alors que Thalia paniquait, Jude restait sceptique. Il lui semblait absurde que le destin de chaque être puisse se limiter à quelques phrases. De son point de vue, la vie prenait la direction donnée par des milliers de choix quotidiens. Les prophéties n’avaient que la valeur qu’on le leur accordait.

- Pourquoi t’as t’il dit ça ?

Thalia feuilleta le codex pour se remémorer les évènements.

- On dirait que j’ai un peu trop insisté pour connaître mon avenir… Il ne voulait pas perdre de temps avec moi mais j’étais trop curieuse.

« Et trop tétue, même à l’époque ! », songea Jude. Visiblement, Frésius s’était montré cruellement inventif pour se débarrasser de la chroniqueuse. Cela aurait presque pu être amusant, si cette dernière n’y avait pas cru dur comme fer : si ce n’était pas une prédiction, c’était au moins une malédiction. Frésius ayant disparu depuis plus de soixante ans, il n’y avait que peu d’espoir de la briser.

- Je vais partir à sa recherche.

Jude fut surprise de sa propre audace. Elle ne savait pas si elle atteindrait son but, mais il s’agissait de sa seule piste pour faire entendre raison à sa mère. Si elle parvenait à prouver que cette soit distante malédiction n’avait aucune valeur, peut être qu’elle accepterait enfin de recevoir de l’aide ?

- Enfin, Jude… Tu ne le retrouveras jamais ! Il est sans doute mort.

- Il était connu au-delà d’Herparra, non ? Je finirai bien par remonter sa piste. Et quand bien même : les malédictions sont supposées disparaître à la mort de ceux qui les infligent. C’est bien ça ?

Thalia rassembla ses connaissances.

- En théorie, oui. Elles naissent du fluide vital et dépendent de la volonté de nuire. Mais imagine qu’il ait pu prolonger sa vie ? Comme Valdémar en son temps ?

- Dans ce cas, Heparra aurait déjà subi un deuxième siège. Je reviendrai dès que j’en saurai davantage. En attendant, promets moi de prendre soin de toi.

L’archiviste voulut protester mais accéda à la requête de sa fille, convaincue par son propre épuisement.

Alors que Jude s’apprêtait à quitter la tour, la voix chevrotante de sa mère l’interpella :

- Quand reviendras-tu ?

- Le plus vite possible, maman.

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