CHAPITRE V - Partie I
Il me tourne le dos. Je ne sais pas ce qu'il fabrique, mais il semble régler un vieil appareil électronique appartenant à l'Ancien Monde. Apparemment, ils appelaient ça un « tourne-disque ». Quelle étrange invention.
Je dois dire que mes ancêtres étaient dotés d'une grande imagination pour créer un engin pareil. Encombrants, aucunement pratiques, les anciens avaient une fâcheuse tendance à se rendre l'existence difficile. Je les trouve tout à fait intrigants, mais dans le bon sens.
Leur mode de vie était similaire au nôtre, à quelques différences près.
À l'école, ils avaient mis un point d'honneur à ne jamais les recopier. Il fallait bien faire la distinction entre ce qu'il appelait la liberté et notre liberté. La leur était synonyme d'anarchie et de guerre alors que la nôtre rappel à l'ordre et la paix.
Deux concepts bien opposés. Il reste qu'à mon avis, auparavant, à une certaine période, il avait une manière de vivre bien plus légère. Leur existence semblait merveilleuse. J'aurai aimé y appartenir.
Je ne suis pas, tout à fait, sûr de savoir pourquoi il m'a amené ici. Ce n'est pas notre cachette habituelle. Il dit trouver cet endroit, beaucoup plus sécurisé pour nos rendez-vous et à l'abri des yeux et des oreilles indésirables. C'est une île de quelques hectares, abritant un manoir rescapé de la guerre de 100, au milieu de l'océan. Il est un bon refuge pour notre idylle amoureuse.
Cependant, je ne suis pas convaincu. Le coin est reculé certes, mais nous devons prendre des risques considérables pour nous rendre jusqu'ici : tout d'abord, nous devons embarquer dans le bateau familial et le jour c'est impossible.
Et puis n'importe qui pourrait nous apercevoir et nous dénoncer. Alors, nous naviguons de nuits. La mer... qui englobe notre continent se montre parfois très féroce durant les heures sombres. Nombreux sont les vaisseaux disparus ayant coulé au fin fond des océans. Ce qui nous met en très mauvaise position.
Néanmoins, la demeure est charmante et le blond a promis de bientôt acheter un bateau adapté, rien que pour nos trajets, nous rendant plus discrets. Ce qui a le don d'un peu me rassurer.
Après tant de semaines de séparations, je le désire plus que tout. Il m'a terriblement manqué et, au fil du temps, son absence me semble de plus en plus insupportable. Il m'est difficile de passer une journée sans avoir songé à lui.
Lui est ses mains qui parcourent la surface de ma peau pour me faire découvrir mille et une couleurs intérieures. Ses lèvres qui me transportent dans un monde que seul lui peut me faire goûter.
J'aime chaque soir avant de dormir essayer de voir ses yeux contempler mon visage. Ceux qui ne me lâchent pas d'une semelle. J'aspire à une unique sensation : son corps qui rencontre mon corps pour une centième fois.
Je suis avide de découvrir ce qu'il me réserve pour la suite. Posté au milieu de la salle de bal, j'attends avec impatience que le blond finisse les réglages pour pouvoir commencer notre échange.
Pour m'occuper l'esprit, j'observe avec plus d'attention la pièce. Celle-ci est rustique, ornée de décorations baroques, si je ne me trompe pas, virant sur des couleurs doré aux oranges pâle et noir, sur l'ensemble des murs. Le manoir n'est pas très vaste comparé au château où j'ai grandis jadis, mais je l'apprécie sans autre pour sa simple beauté.
Il y a une heure quand nous sommes arrivés devant le bâtiment, je n'ai pas pu contenir mon éblouissement en affichant un sourire ébahi. Il avait tout de même fait un effort considérable en achetant cette ancienne demeure rien que pour nous deux. Ce qui me prouvait, une fois de plus, à quel point, il m'aimait.
Nous n'avons pas pris le temps de beaucoup discuter durant notre voyage. Une tension palpable a régné, entre nous, jusqu'ici. Je ne serai évoqué les raisons exactes de cette électricité, mais des rancœurs non élucidées sont encore présentes entre nous.
Cependant, j'ai surpris dans ses yeux un manque de tendresse que je ne demande qu'à combler. Au fil des mois, notre relation est devenue de plus en plus périlleuse et dangereuse qu'auparavant. Malgré cela, je persiste à jouer avec le feu, quitte à me bruler une partie du corps ou entièrement.
Nous avions des engagements à honorer pour ne faillir à la réputation et fierté de notre famille. Nous savions pertinemment que nos attaches ne nous mèneraient nulle part que nous devrions arrêter de nous fréquenter, après nos mariages respectifs.
Nous nous étions fait une promesse, et nous l'avons tenue. Pour un moment. La suite des événements vaincu nos êtres. C'était beaucoup trop fort, je ne pus réprimer toutes ses émotions qui me submergeaient, littéralement nuit et jours.
Je n'avais point prévu de le revoir un soir après une dispute avec mon mari, sous la pluie, devant la maison. Je n'avais non plus prévu de craquer sous son regard habité par la détresse. Je n'avais pas prévu devoir faillir à mon union pour lui. Pourtant, je l'ai fait, j'ai misé sur nous deux, parier sur notre amour, malgré le risque démesuré.
Bewen se retourne enfin. Le tourne-disque s'enclenche et une musique inconnue commence. Le blond affiche un sourire en coin traduisant malice et désir. Il s'avance vers moi et me tend une main. Je l'attrape sans broncher et m'accroche au jeune homme.
Délicatement, sans me brusquer, il étale une pression sur mes hanches et la remonte avec sensualité le long de mon corps frêle. Je repose ma tête sur son épaule afin de me laisser guider par ses pas.
Je suis prête à passer aux aveux. J'ai imaginé ce moment à mainte reprise. Une boule visqueuse grandit dans mon estomac depuis le jour ou j'ai appris la nouvelle. Elle s'est mélangée à un tas d'émotion : la joie, le bonheur, mais surtout à l'anxiété et au stress.
Mais je n'ai pas d'autre choix que de lui annoncer cette nouvelle, non ? Et si j'avais, en vérité, le choix ? Ne dit-on pas que l'amour rend aveugle ? Ne devrai-je pas reconsidérer la question ? J'ai peut-être la possibilité d'inverser la situation... De nous faciliter la vie à lui comme à moi. J'ai peut-être... tort, en fin de compte. Non, je ne dois plus laisser de place au doute.
« Je ne connais pas cette chanson, qui en ai l'auteur ? Je demande pour entamer en douceur la discussion.
- Stand by me de John Lennon. C'est l'un de mes morceaux préférés de l'Ancien Monde.
- Je l'aime bien moi aussi, j'avoue, Ça fait un moment que tu ne m'as pas fait écouter une musique avec le tourne-disque. Je suis ravi que tu y aies pensé.
- Je ne veux plus jamais à avoir te laisser loin de moi aussi longtemps, dit Bewen en me serrant encore plus fort contre lui. Seule ta présence compte en réalité. Je me sens tellement isolé sans toi.
La première chose que j'ai remarquée chez Bewen, lors de notre rencontre, c'est sa qualité de discours envoûtante. Il est irrévocablement beau parleur. Le jeune homme pourrait manipuler n'importe qui grâce à la force de ses paroles.
Mais il n'eut pas que ça. La vraie peur qui se loge dans les profondeurs de cet homme : l'abandon, la solitude. Il possède une horreur maladive de ses deux termes, doublé d'un tempérament très impulsif, ce qui n'aide pas. Et cela ne me rassure pas des moindres.
Il se détache de moi et je relève la tête pour lui faire face. Il prend mon visage entre ses deux mains et me fixe avec la plus grande attention.
- Je t'aime. Et ne doute jamais de cela, je t'en prie. Car quoi qu'il se place entre nous deux, le temps, les kilomètres, les gens, je ne pourrai pas cesser de t'aimer. Il m'en est impossible, déclare-t-il avec sincérité.
Mon cœur dérape. Ai-je pris la bonne décision ? J'ai réfléchi à ce problème pendant des jours et des nuits. Peu d'alternatives se présentaient à moi et la solution pour laquelle j'ai opté me semble être la meilleure pour l'un ou l'autre. J'essaye alors avec peine de chasser les peurs qui me bousculent.
- Moi aussi, je t'aime.
Je ne mens pas. Je l'aime à en crever. Sans lui, j'ai du mal à respirer correctement. Il a provoqué la dépendance incurable en moi. Il est ma drogue et j'ai le malheur de ne plus pouvoir m'en passer.
- Bewen ?
- Oui ?
Mon cœur bat la chamade. Malgré la tentative du maintien de mon calme jusqu'à présent, soudain, la panique me désempare. Je redoute sa réaction. Comment lui avouer chose pareil ?
- Je... je déglutis maladroitement, hésitante.
J'attends encore une petite seconde, deux, trois ou quatre... Comme si laisser couler le temps rendrait ma déclaration plus supportable. Je dois lui dire, je dois lui annoncer... :
- Je suis enceinte.
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