Tantris au dernier cycle
Les yeux écarquillés, talonné par la frayeur, je cours. Lançant mes jambes puis mes bras lourds et massifs pour me donner un maximum de vitesse, je suis comme un troca qui ricoche, sur le sol, les talus, les troncs des brise-pierres. Je galope, mon poids accentue mon élan.
La galerie...
Dans la galerie et je serai tiré d'affaire...
Pas encore, pas encore…
Ce crovore est aussi rapide qu'un vent d'orage électrique. Je ressens son souffle, si près, si près... que mes écailles se soulèvent…
La galerie droit devant !
Je lutte pour ne pas me retourner, l'image mentale du crovore est suffisamment précise en crocs et en griffes, aussi effrayante que la créature de chair qui me poursuit.
« Allez ! Tiroc ! Allez ! Encore trois enjambées, petit Pentri faiblard, balance, plus fort ! Ha ! La galerie est trop loin, je ne pourrais pas y arriver ! »
Mais une griffe sur les écailles de ma queue m'a propulsé en avant, aussi sûrement que si j'avais consommé du jus de bornac !
Oui !
Emporté par ma vitesse et par ma peur, je pénètre, tel un projectile, dans la tige creuse et solide d'un brise-pierre mort qui me sauve in extremis. Je me recroqueville le plus loin possible vers l'étranglement opportun qui ferme le cylindre.
Derrière moi, la fureur du monstre se déchaîne contre le tronc. Je me retourne pour le voir, mais le crovore masque l'entrée : c'est une ombre à contre-jour. Il est sans doute comme tous ses semblables : immense, gris et noir, les dents tranchantes, et le front proéminant qui de jour comme de brume, lui permet de localiser et d'identifier tout ce qui bouge dans son environnement.
Le monstre rage toutes griffes dehors, il frappe et gratte, ulcéré, le sanctuaire heureusement est trop solide, même pour lui. Il finit par se décourager et renonce : sa proie lui a échappé.
Je tremble encore. Quand le danger est écarté, je repars en bondissant pour me débarrasser du feu qui mord toujours mon cœur, Je m'engage enfin dans la galerie étroite faite de pierres et dissimulée par des roches en quinconce. La galerie est à la dimension d'un Pentri de bonne taille et cependant, insuffisante au passage d'un prédateur. Elle n'est pas très longue et débouche sur cet univers de pierres vertes irisées, veinées de filaments orangés et pulsatiles : nos précieuses choufchoufas. Chaudes et bienfaisantes, les choufchoufas sont la vie ; je les retrouve avec soulagement.
La galerie étroite de roches protège le nid de mes pairs. La colonie est formée par une succession de petites maisons troglodytes. Elles sont semées, de part et d'autre, de chemins comme des ruisseaux rejoignant la grande rivière d'un lit de pierres usés par le passage millénaire de nos pieds cornés et écailleux. Le nid est grand mais il ne peut plus s'étendre davantage. Les anciens ont peine à le croire tant, autrefois, l'espace semblait immense. À présent le peuple des Pentris est trop à l'étroit.
Les trous des derniers émergeants touchent désormais la ligne juste avant le néant.
Le grand mystère commence tout près d'une limite rendue visible par un tremblement de l'air. Au-delà, une obscurité absolue devient l'horizon, le mur où tout disparaît. Au delà, il n'y a plus à voir ni ciel, ni pierres, ni terre, rien que cette béance effrayante comme une gueule ouverte ; elle est là, la fin du monde.
Dans l'habitat, la lumière orangée me réconforte. Le nid formé par les choufchoufas est enclavé : de chaque côté, les parois abruptes des pierres pulsatiles se dressent vers le Dieu orange. De part et d'autre, le néant et ce passage de roches élimées qui, une fois franchi, conduit au terrain de chasse des crovores.
Les prédateurs sont de plus en plus nombreux, féroces ; trop grands, trop forts pour les miens.
Nous n'avons pas trouvé le moyen de les éliminer. Lorsque nous étions plus forts, nous les chassions. En ces temps passés, l'orangé du Grand Dieu dominait le bleu des brumes.
Mais quelque chose a changé, nous sommes devenus plus petits, plus faibles. Parallèlement les crovores ont muté : quand l'un d'eux est tué, dans le sang d'icelui, deux autres, identiques, reviennent à la vie. Dans notre nid, nous, Pentris sommes plus isolés qu'un sorfalde sur un brise-pierre -cette petite chose délicieuse qui vit dans l'eau-.
La lignée des Mémoires affirment que notre tribu est la dernière dépositaire du monde des choufchoufas et qu'elle a cessé de s'étendre, à présent les émergeants naissent dans des cellules qui se divisent en deux, ils sont de plus en plus petits.
Il y a deux brumes, un émergeant n'a pas pu survivre, il est né si maigre que son coeur a été écrasé par sa cage thoracique.
Les parois du nid ont cessé de s'élever.
Bientôt toutes les terres appartiendront aux crovores, mais eux aussi s'éteindront.
Autrefois, dans les nuées du ciel, le disque orange du Dieu mourant réchauffait la Terre, nourrissait les pierres pulsatiles.
Autrefois, le soleil semblait accompagner les Pentris pour une autre éternité, car la mort d'un Dieu n'est pas chose aisée.
Désormais les Anciens le reconnaissent : il n'y aura bientôt plus ni Pentris, ni même de crovores : fautes de proies suffisamment nourrissantes, lis se dévorent entre eux.
Les Dieux peuvent-ils mourir ? Je le crains et, puisque l'accroissement de la colonie dépend du Dieu orange, nous aussi nous mourrons si les Choufchoufas s'éteignent. Nos pierres enseignent, réchauffent, couvent les émergeants.
Les cristaux nous donnent vie, le Grand Dieu Orange leur donne naissance, voilà pourquoi sans lui, tout est fini. Je le sais comme tout le reste de la colonie.
La brume bleue se lève, c'est l'ombre pour le temps du sommeil. L'air ambiant se teinte d'un voile qui domine la chaleur orangée du passé.
je rejoins la cellule qui m'a vu naître, je l'embrasse d'un dernier coup d'oeil, à l'entrée, je cueille une pierre de vie et je m'avance d'un pas résolu vers la gueule au bout du chemin creusé par les innombrables pieds cornés de mon peuple. Mes avant-bras musclés et lourds comme un charnu-coque amorcent le mouvement de balancier qui me propulse de plus en plus vite vers le néant.
Quitte à mourir, je veux savoir...
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