Quand Harry rencontre Jane
Accoudé au bar, il repensait à sa longue journée. Des cadavres brisés, des vies éparpillées, il en avait vu. Mais le corps de cet après-midi l'avait laissé sans voix. Verdatre, la jeune fille sous ce pont s'était décidée à s'abandonner à l'amour au point de sauter de plus de trente mètres de haut. Le crâne éclaté et la colonne effritée, elle était sûrement morte sur le coup. Son mari était décédé plus tôt dans la semaine, laissant auprès d'elle un fils de quelques mois. Avant de sauter, elle avait en effet arrêté un passant en lui tendant son enfant, à qui elle avait discrètement dit au revoir une dernière fois. L'homme, surpris, n'avait compris la situation que lorsqu'il vit la femme monter sur le muret et se laisser tomber dans un dernier souffle. Penché au dessus du vide, il avait été témoin de la chute, décrivant la scène comme insoutenable, avec le bruit de l'impact et les hurlements du bébé qui en avaient suivi. Il avait alors appelé la police pour prévenir du drame, bégayant et encore sous le choc.
L'obscurité de l'être humain ne le surprenait plus, il s'y était accommodé, bien que cela l'ait fasciné au début. Habitué au sang sec et aux larmes, Harry les avait laissé embrumer son coeur au point de perpétuellement les laisser couler dans ses veines. Il jeta un oeil à l'horloge du café — elle annonçait vingt-trois heures trente. Dans trente minutes, il célèbrerait son trente-septième anniversaire, seul, buvant du café, fumant une cigarette, comme un vieil homme dont tous les proches sommeillaient calmement dans les cimetières sombres. Ses parents vivaient loin et son travail ne lui permettait plus de fonder une famille avec ses horaires irréguliers, et de toute manière il était trop solitaire pour rencontrer quelqu'un. Il n'avait personne à qui conter ses découvertes macabres quotidiennes, personne à embrasser le matin avant de partir pour sa dure journée. Le café lui était fidèle en revanche, et les tasses blanches du Phillies étaient douces et lui paraissaient même tendres au contact de ses lèvres sèches. Le serveur connaissait Harry maintenant, il le voyait 3 fois par jour — un café crème le matin, un espresso le midi, un allongé le soir ; voir plus, selon la dureté de sa journée. Généralement accompagné de son carnet de notes, le client semblait toujours absorbé, soit dans ses pensées soit dans son écriture irrégulière. Il était un grand nerveux ; les ongles rongés et les froncils froncés, on comprenait que c'était un homme qui travaillait beaucoup. Pourtant, certains soirs, lorsque cette rousse en robe rouge pénétrait les portes de son café, le client levait les yeux vers elle avant de s'éloigner de sa distraction et de se replonger plus ou moins consciemment dans ses écrits. Jane était plus jeune. La trentaine, elle paraissait pourtant plus âgée avec ses quelques rides aux coins des yeux. Si on s'approchait pour l'observer plus attentivement, on pouvait distinguer quelques mèches de cheveux blancs, dissimulées volotairement sous le reste de sa crinière. Ce soir là, elle était accompgnée d'un homme, comme cela arrivait parfois. C'était toujours un homme différent, car Jane était solitaire elle aussi. Son passé l'avait assez marqué pour qu'elle ne fasse plus jamais confiance à aucun homme. Elle nageait sans arrêt à contre-courant de son temps, refusant de se marier ou d'enfanter, elle regardait de haut ceux qui osaient la défier. Rarement impressionnée, les hommes qui semblaient s'abreuver de ses yeux verts ne l'importaient que peu. On devinait facilement en les découvrant qu'ils ne se connaissaient guère, et que le lendemain demain matin, après n'avoir fait d'eux qu'une bouchée, ils rentreraient tristes dans leurs appartements, mais heureux de lui avoir appartenu une nuit entière.
Ce soir là, pourtant accompagnée par un jeune homme magnifique, elle avait plusieurs fois levé le regard vers Harry. Elle se posait de nombreuses questions sur cet homme mystérieux, le regard toujours vide. Si la gent masculine passait son temps à lui courir après et à la harceler des yeux, celui-ci lui semblait presque indifférent. Elle n'était pas particulièrement attirée par la personne froide et agressive qu'il renvoyait, mais son indifférence, quant à elle, l'intrigait. Y-avait-il encore des hommes à qui elle ne plaisait pas ? Hochant la tête lentement aux discours de celui qui était à son bras, elle ne pouvait s'arrêter de l'observer. Qu'était donc ce carnet, plus intéressant qu'elle ? D'Harry émanait un genre de défi, un challenge que Jane attendait depuis longtemps, ennuyée par la facilité de ses rencontres hebdomadaires. Décidée à cependant rentrer accompagnée de sas dernière trouvaille, elle s'absenta aux W.C. où elle prit le temps d'écrire le numéro de téléphone de son appartement New-Yorkais sur un bout de papier toilette. Pas très romantique, mais elle se fichait des histoires d'amour. Appliquant une denrière fois son rouge à lèvres sur ses lèvres entretenues, elle passa la porte des cabinets le buste relevé, prête à faire passer le papier au serveur. Cependant, lorsqu'elle jeta un coup d'oeil à la pièce, elle remarque que le mystérieux personnage n'était déjà plus là. Déçue, elle glissa le papier dans son soutien gorge trop petit, avant d'attraper son sac pour en sortir son porte-monaie noir. Les billets mélangés, elle en extirpa un qu'elle déposa soigneusement sur le comptoir tout en lançant un sourire entraîné à son amant d'un soir. Elle le prit par la main, arpenta une dernière fois le café des yeux à la recherche de Harry, et quitta la boutique l'esprit ailleurs. Dans l'espoir de le revoir au même endroit le lendemain, elle appela un taxi et rentra chez elle, l'amant au bras, sans se douter de ce qui lui arriverait cette nuit-là.
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