Partie 3

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* 2064 * (premier segment)

Le pont de commandement du Kairos II était un vaste espace suréclairé. La plateforme principale occupait le centre, depuis celle-ci, l'amiral donnait ses ordres, assit dans un siège imposant.

Sur sa périphérie, de grands écrans dépeignaient les sections du vaisseau, ses états vitaux, l'affection du personnel, les entrées et sorties de marchandises, les stocks, la position spatiale ainsi que la trajectoire du vaisseau dans un plan tridimensionnel du système solaire.

Le côté gauche de la salle était, quant à lui, occupé par des bureaux surmontés d'écran de gestions où s'attelaient les bureaucrates de la corporation. Manipulant des montagnes de chiffres à l'échelle d'une finance interplanétaire, ces derniers étaient recrutés parmi des Cyber-augmentés.

De l'autre côté, une baie donnait sur l'espace noir et sans étoiles. Un seul petit point lumineux occupait le fond de la scène : Vénus.

Trente fois plus grosse que depuis l'orbite terrestre. Et pour cause, le Kairos II s'en trouvait actuellement à quelques huit millions de kilomètre.

Ce dans le but d'assurer le ravitaillement de la nouvelle spatiostation en orbite de la planète de serre. Laquelle exportait déjà du gaz vénusien à destination de la Terre.

L'orbite solaire que décrivait le vaisseau suivait celle de Vénus sur un quart de son trajet, le reste le rapprochais de la Terre dans une boucle excentrique.

Sous l'horizon Vénusien se détachait un microscopique point filant comme une balle, Atheica, la station orbitale nouvellement fondée. Son squelette de cobalt encore en chantier.

Au cœur du pont de commandement, l'amiral s'entretenait avec un Léon confus, croisant les bras dans leurs dos, le regard tourné vers ce point discret.

« Monsieur, avez-vous l'intention de faire un discours ?

— Rien, et surtout pas de brimades, répondit Léon, la mine grave.

— même pas des condoléances ?

— De ma part, cela pourrait être mal interprété. Mieux vaut que ce soit l'entreprise elle-même qui communique sur le sujet.

— Cela aussi pourrait être mal vu, que vous n'ayez rien à dire sur ce drame.

— Je m’étais attendu au pire quand le Solarnet fut inondé d’articles sur la perte de contact, mais là c’est un véritable carnage.

— Les tempêtes martiennes ne sont pas commodes.

— Les secours n’ont retrouvé que des débris et des corps à peine entiers…

— On devrait quand même réagir, au moins pour la forme.

— La Noosphère est saturée d’images de l’accident, on ne parle que de ça, des condoléances passeront inaperçues. »

Les deux hommes se fixaient, inquiets. Dans l’immédiat, la réaction du comité planétaire à la pression des populations pourrait nuire à l’image de la colonisation. Les mécènes, eux, abandonneront sans doute Oxercorps comme ils commençaient déjà à le faire pour MetagonY.

Mais au-delà de ça, se marier à l’épineuse déesse de l’amour, était-ce mieux que l’infertile dieu de la guerre ?

**

Léon prit la décision de rendre visite au service des échanges, la branche en charge des afflux commerciaux régulés par le vaisseau.

Situé dans la soute inférieure du Kairos II, le service jouxtait les immenses cales amassant les ressources en transit. Une armada de douaniers leur rendait compte de la moindre marchandise passant entre leurs mains.

Ces derniers temps, c’était des caissons remplis de gaz à effet de serre, de gaz chlorhydriques et de blocs de nanocarbones, extrait et compacté à partir de l’atmosphère de Vénus, étant pratiquement les seules ressources pouvant être extraites là-bas.

Les vapeurs volcaniques étant pauvres en métaux, il aurait fallu descendre à la surface pour en récolter dans les neiges cendreuses de bismuth et de plomb, mais, au même titre que le forage du sol basaltique, cette idée avait été abandonnée en raison d’une technologie inadaptée aux conditions de surface.

Léon se fraya un chemin au milieu du quai bondé, saluant au passage des officiers. Zigzaguant entre les chariots automatiques et leurs cargaisons de métaux, se dirigeant vers la poupe.

Le principe d’économie de matériaux et d’affrètement instauré par Léon avait paradoxalement siphonné les comptes de l’entreprise. Dans l’intérêt de construire des modules atmosphériques habitables, les matériaux servant à bâtir la station spatiale devaient être compatibles avec l’atmosphère hostile.

Ces futures installations cannibaliseraient Atheica de ses superalliages magnétiques d’aluminium, de nickel et cobalt. Résistant à la corrosion, à la torsion et aux hautes températures, leurs utilisations seraient indispensables. Et leur propriété magnétique induite de quelques 0,15 Tesla serait suffisante à la protection contre les particules ionisées en l’absence de champ magnétique planétaire.

Bien qu’ils coutassent très cher, le choix n’était pas une option, impossible d’utiliser un acier ou une céramique se dilatant à la moindre chaleur.

Au pire des cas, s’il y a pénurie, l’on appliquera un bleuissage thermique, pensa Léon, personne ne verra la différence avec du cobalt, la résistance sera à peu près la même.

Atheica avait un appétit insatiable. La première station orbitale vénusienne était très couteuse en métaux, la bâtir sans matière sur place exigeait d’acheminer tout depuis la Terre.

Aussi les collecteurs atmosphériques tournaient à plein pot pour extraire des gaz de faibles valeurs marchandes, dans l’espoir d’alléger l’implication des autres points de revenus d’Oxercorps.

Léon espérait ainsi créer des postes sur place en plus des bâtisseurs spatiaux, et ce faisant, un premier flux migratoire.

Créer la demande avant de faire des offres, médita-t-il alors qu’il descendait à l’étage 0 , les choses ont toujours fonctionné de cette manière.

Et de la main-d’œuvre humaine, la colonie en aurait besoin, d’un grand nombre. Surtout pour les futurs habitats des nuages. Les processeurs et les pièces amovibles seront sans défense faces à l’acide. La colonie devra faire avec le minimum d’intelligences artificielles et le maximum d’organiques.

**

A son arrivée dans les bureaux, des têtes se tournèrent. Des enthousiastes comme des grincheux lui faisaient face.

Léon demanda :

« Bonjour, Messieurs, comment se porte notre trésorerie ?

Au milieu de la salle, un homme se leva, en pleine partie de belette.

— Pas très bien chef, nos revenus sont en chute depuis une semaine.

— Aie, c’est bien ce que je craignais.

Léon fit une pause et jaugea son interlocuteur.

— Mr. Vasarati, vous dirigez ce secteur c’est bien ça ?

L’autre hocha la tête. Léon regarda par-dessus son épaule la table qu’il avait quittée puis reporta son attention sur lui sans dire un mot.

— Notre production se vend mal, ou bien autre chose ?

— En partie, nos stocks sont pleins de matière banale, mais le vrai souci, c’est l’extraction. Les ballons-collecteurs ne sont pas assez résistants à l’acide. Pas plus tard que trois jours, on nous en a rapporté quatorze en panne, répondit Vasarati, suant légèrement.

— Qui est en charge des réparations ici ?

— Le contremaitre Morion, vous le trouverez à l’étage inférieur des Docks, après pour ce qui est des pannes....

— Merci, j’irais voir ça avec lui. À part ça, de quoi sont exactement constituées nos réserves ?

— Principalement du GES, des métaux lourds et de l’oxygène. Les cubes de carbones sont longs à produire et ne parlons même pas de l’eau. Au moins l’acide chlorhydrique pur se vend assez bien, ce qui m’étonne. Tout le reste traine dans la cale qui se remplit à peine.

— Et les postes que j’ai ouverts, ils se remplissent ?

— Là non plus ce n’est pas joyeux. Je crois que le Kairos II n’a jamais eu aussi peu de visiteurs.

— Combien ?

— Vingt-neuf postulants, pas plus. Et il faudra encore creuser leurs profils avant embauche.

— Mouais, on n’est pas près de finir cette station si ça stagne autant. Écoutez ce qu’on va faire. Il y a une solution pour faire arrimer plus de vaisseaux, je vous suggère de faire des offres sur le Solarnet pour destruction de déchets à risque.

— Comment ça ?

— Utiliser la fournaise de Vénus comme incinérateur. Même des déchets nucléaires n’y résisteraient pas. Et comme personne ne vit là-dessous, pas de « pollutions », en tout cas pas pour la vie humaine.

— Mais enfin, et les couts d’acheminements ?

— À perte, oui. Forcément cela nous coutera cher.

Nous ? On payerait pour le transport ?

— Oui, sinon personne ne voudra venir, ne vous focaliser pas là-dessus. Ce qui compte c’est le trafic qu’on pourrait en retirer. Vous verrez. Une fois remboursés pour le voyage, les « déchargeurs » seront impatients de nous acheter oxygène, eau et carburant.

— Donc on reprendra une part de notre argent, en plus de la publicité. Vous espérez aussi avoir quelques individus de passage à long terme, j’imagine.

— Je sais que c’est jouer avec le hasard, mais c’est cela.

— Chef… Je suis comptable, les « à peu près » ne rentre pas dans mon vocabulaire. Rien ne garantit dans votre solution, un flux acceptable d’immigrants. Et pour ce qui est des réglementations, vous y avez pensé ?

— Justement, les déchets spatiaux sont interdits de destruction atmos. Mais que sur Terre et Luna. Ici, il existe un vide juridique. La poubelle idéale avec zéro impact ! Mais ce n’est pas tout, ces lois imposent un stockage orbital très couteux. Et qui détient ces actifs ?

— De petites boites de recyclage spatiales indépendantes, le fameux syndicat des R.S.I.

— Et donc ?

— Cela signifie que ces entreprises devraient en passer par nous pour se débarrasser de leurs ordures. On mettrait en place un contrat, dans lequel… Attendez ! C’est à ça que vous pensez, établir une voie commerciale de retraitement ?

— Évidemment, les navires devront avoir les cales pleines au retour, on leur vend notre marchandise et par extension, nous créons de toute pièce, une voie d’échange.

La boucle est bouclée ! Tout ça avec des poubelles, ne put-il s’empêcher de glousser, hilare.

— J’ai pensé à tout.

Puis sur un ton plus rude :

— Vous avez beaucoup de boulot ici, n’est-ce pas ? En jetant à nouveau un œil à la table.

— Et bien… heu…, bafouilla Vasarati, le visage moite.

Ses employés étaient absorbés par la scène, attendant une sanction qui ne vint pas.

— Et si vous veniez avec moi voir le contremaitre ?

S’essuyant le front, Vasarati répondit, soulagé :

— Bien entendu, ce sera un plaisir. »

**

Le secteur de maintenance était bien moins spacieux et plus sale que les bureaux, Léon comme Vasarati se pinçaient le nez de dégout, l’odeur d’huile désacommodant plus le premier que le deuxième.

Le directeur des échanges, prenant la tête, s’arrêta devant une porte à la sortie d’un virage et toqua.

« Mr Morion, êtes-vous là ?

Une voix étouffée lui répliqua d’entrer.

Lorsque le contremaitre vit Vasarati passer la porte, son air renfrogné se durcissait.

— Ho, vous… J’espère que vous apportez enfin de bonnes nouvelles.

Léon passa devant Vasarati et alla à sa rencontre d’une poignée de main.

— Le service des échanges m’a fait part de vos problèmes d’extractions.

— Ah, depuis le temps que je le dis ! Je me demandais quand ça remonterait aux oreilles du département scientifique. Et c’est vous-même en personne qui devez intervenir, répondit Morion en toisant Vasarati.

Ce dernier commença à douter que ce ne soit pas une sanction d’être venu.

— Donc on a des soucis de communication ?

— Non Mr. Milert, je crois surtout que la bureaucratie est lente et feignante. Par exemple, j’attends toujours les nouveaux modèles de drones à tester.

Il tourna son regard vers le compagnon infortuné de Léon :

— Alors ça viendra un jour ?

L’autre agita ses mains devant lui, paniqué.

— Je suis désolé, mais nous respectons le protocole ! Nous devons contrôler les appareils à chaque arrivée. Ça déplace tellement de paperasse si vous saviez. Au moindre problème, la marchandise est bloquée au quai !

— Si vous ne faites pour accélérer le processus, il n’y aura bientôt plus d’engin pour l’extraction qui puisse marcher, cracha Morion.

Léon s’interposa, sentant la corrosivité entre les deux hommes lui piquer les narines.

— Inutile de vous énerver, on peut trouver une solution. Que se passe-t-il exactement avec ces collecteurs défectueux, contremaitre ?

— ce putain d’acide chlorhydrique, il ronge tout.

— Il m’a semblé comprendre que c’était encore une plaie, mais pourquoi donc le traitement de gel ne marche pas ?

— Si, mais nous devons fréquemment enduire les appareils du gel hydrofuge à pH élevé. Et quand on oublie de lustrer une pièce, c’est l’hécatombe. Il faudrait que les alliages soient traités eux-mêmes. Le problème de la neutralisation de l’acide est que la solution est à usage unique. Il faudrait pouvoir inverser le pH sans la réaction chimique qui rend le gel inutilisable.

Léon avait eu le temps ces dernières années pour parfaire ses connaissances techniques. Il n’était plus autant surpris par ces discours qu’avant.

— Le département Sci travaillait pourtant sur de nouvelles citernes hydrolytiques renforcées. Et les solutions de bicarbonate enrichies ?

— Les fameuses citernes qui fondent de l’intérieur. Ce n’est pas au point, l’eau extraite du craquage de sulfure est souvent contaminée.

— Par l’acide ?

— Non, enfin plutôt par des particules de métaux qui ont été bouffés par l’acide. Quant au bicarbonate, il a aussi un usage limité dans le temps.

Il se tut et me fixa, sembla ouvrir la bouche, mais se ravisa.

— Quoi ? demandais-je.

— Je pensais, enfin, je veux dire… Ces alliages venus de la Terre seraient serait parfait.

— Non, désolé vous allez devoir faire sans alliages de cobalt pour l’instant, ce sera à l’exclusivité des grandes installations. Je ne peux pas me permettre d’en perdre dans des tests.

— Mais…

— Non, pas les moyens. C’est comme ça, j’ai déjà donné mon véto.

— Alors c’est cuit. Avec les vingt-huit derniers extracteurs, on ne pourra pas remplir nos stocks convenablement.

Vasarati intervint à son tour.

— Je ne voudrais pas vous contredire, mais il me semble que les rapports d’Atheica parlent d’encore quarante et un. C’est encore cinquante pour cent de l’éventail qui est fonctionnel.

— Je viens de vous dire que c’était… Quoi ? Combien ? Mais depuis quand ?

— Avant-hier. Je pensais que vous étiez au courant. La station nous à fait part du retour à la productivité de certains des extracteurs.

Léon était d’un coup très contrit et s’adressa à lui en sifflant entre ses dents :

— Directeur, êtes-vous amnésique ? vous m’avez dit, pas moins de trois quarts d’heure plus tôt qu’on avait des pannes sérieuses ?

— Vous m’aviez coupé Monsieur, avant que je puise parler de la bonne nouvelle aussi, se défendit-il.

— Ha, enfin une ! s’esclaffa le contremaitre.

— Oui, enfin. Atheica nous a bien ramené des appareils cassés, mais moins que d’habitude. Quand j’au voulu savoir pourquoi, on m’a juste dit qu’ils avaient été réparés sur place.

— Avec quels moyens ? Pour des soudures d’accords, mais s’il fallait remonter un engin entier, je ne crois pas, douta le contremaitre Morion.

— Je ne sais pas, on m’a juste dit que les Stratociens sur places ont opté pour une nouvelle méthode. C’est tout dans le rapport.

Léon claqua entre ses mains si fort que les deux autres sursautèrent.

— Putain de vierge, vous ne pouviez pas le dire plus tôt ? C’est à la station qu’il faut se rendre. Pourquoi vous nous faites tourner en rond comme ça ?

— Mais les rapports…

— Au diable ! Vous voyez bien que ce n’est même pas parvenu aux oreilles de Mr. Morion. Nous allons nous rendre sur place et tirer cela au clair. Emmener votre rapport, si cela vous chante. Moi je suis plus au contact.

— Nous ? répétèrent à tour de rôle les deux hommes.

— Oui, vous êtes officiellement en congé. Ici et maintenant jusqu’à ce qu’on en sache plus. Je vous veux avec moi pour embarquer en navette demain matin, direction Vénus. »

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