Le bourdon
Sans vraiment comprendre comment il est arrivé sur la terrasse, Polin, dépressif professionnel, prend l’air pour la première fois depuis des semaines. Pas douché, habillé d’un simple jean troué par endroits, d’un t-shirt blanc et d’un long gilet fin grisâtre, il est cependant pieds nus. La fraîcheur des dalles, en cette fin de mois d’octobre, lui insuffle une certaine énergie. N’importe quelle personne « saine d’esprit » aurait frissonné ou n’aurait tout simplement pas eu l’idée d’aller dehors pieds nus en automne. Mais cette année la météo est encore douce et le froid hivernal ne s’est pas encore fait connaître. D’ailleurs, Polin remarque que toutes les plantes du jardin sont encore en fleurs. Attiré par de légers bruits, son regard se pose rapidement sur quelques bourdons autour d’un mahonia aux tons jaune vif. Il assiste au festin des insectes qui dans une danse envoûtante se régalent de fleur en fleur. Aucune n’est épargnée. C’est concentré et avec une grande curiosité que le jeune homme contemple le spectacle. Il prend conscience que l’Homme ne prend plus le temps d’observer ce qui l’entoure. À vingt-neuf ans, il ne se souvient pas avoir, un jour, pris le temps de regarder, d’étudier les insectes et la nature de manière générale. Peut-être durant son enfance mais tout cela est bien loin.
Il envierait presque la vie du bourdon, de l’abeille ou de tout autre petit être de ce genre. Mais après tout, que connait-il de leur vie ? Eux aussi ont sûrement leurs soucis. Peut-être que certains sont angoissés ou déprimés comme lui. Ce qui expliquerait l’expression « avoir le bourdon ».
Polin laisse échapper un léger rictus en pensant à une émission télévisée, récemment diffusée, dans laquelle une petite fille expliquait que les abeilles et ses semblables étaient de petites créatures présentes sur Terre pour colorer les fleurs. Chacune s’occupant d’une couleur, d’un ton, d’une nuance ou d’une teinte pour plus d’efficacité et une meilleure organisation. L’innocence d’un enfant est si touchante. Voilà bien longtemps que Polin l’a perdue et s’est retrouvé confronté à la triste vie d’adulte avec tous ses tracas.
Quand il reprend ses esprits, les bourdons ne sont plus là. Surpris par son père qui lui hurle de rentrer sous peine d’attraper froid, le jeune homme, apaisé par ce moment que la nature lui a offert, rentre à l’intérieur. Ce bol d’air relaxant fait gagner quelques jours de plus à Polin. Il ne se suicidera pas aujourd’hui.
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