J'ai un super-pouvoir. Bon, je suis loin de Superman ou de Captain America. Mais j'avoue qu'il me sauve bien la vie, à défaut de sauver celles des autres. Je peux, d'un simple mot, annuler n'importe laquelle de mes décisions et revenir à un moment plus tôt. Exactement comme la fonction "Annuler" sur un clavier.
Du coup, j'en ai pas mal profité. D'abord avec les filles. J'ai fait des tests sur mes amis et ma famille. J'annulais chacune de mes phrases tant que je ne parvenais pas à atteindre mon objectif. L'avantage, c'est que je suis le seul à garder mes souvenirs de la précédente réalité. C'est bien pratique dans le domaine de la drague. J'étais au lycée quand je me suis découvert ce pouvoir, autant dire que je suis rapidement devenu quelqu'un. Quelqu'un.
Vous pensez que c'est horrible de faire ça ? Que c'est littéralement de l'abus de pouvoir ? Si vous aviez la chance de pouvoir réussir tout ce que vous entreprenez, sans aucune contrepartie, vous la saisiriez ? Moi oui.
Alors j'ai triché au bac. J'ai épousé la fille de mes rêves. J'ai décroché le métier de toute une vie. Ça fait de moi quelqu'un d'égoïste, et je m'en fous. Quand mes enfants feront une bétise, la punition sera appropriée. Quand je ferais une erreur au travail, personne n'y verra rien. Si j'ai bu un peu trop, mon propre corps ne s'en souviendra pas après avoir prononcé ma formule magique.
On m'a toujours pris pour un fou, à tenter n'importe quoi avec une assurance que certains qualifierait d'arrogance. Puis un jour, mon meilleur ami m'a lancé un défi.
— Ah ouais ? Bah vas-y, gagne au loto ! Tu n'as qu'une seule chance.
— Quand j'aurais gagné, compte pas sur moi pour partager.
Voilà comment Jules et moi, accompagnés de sept autres personnes de notre entourage, nous sommes retrouvés à boire une bière dans un bar-tabac un samedi soir. Je n'avais jamais essayé de parier : mon père était un addict et s'était suicidé pour ne pas avoir à rembourser ses dettes, laissant une mère et son fils dans une situation financière terrible. Une grille, un gros lot, et je ferais un doigt d'honneur au karma.
— Pour que ça marche, j'attendrais cinq minutes avant la clotûre des enregistrements. Vous allez voir.
Pintés à 19h30, ma petite feuille au milieu de la table, mon plan était déjà parfait : je cochais des numéros au petit bonheur la chance et je ne touchais plus à rien jusqu'au tirage. Une fois les six numéros sortis, je n'avais qu'à les retenir, tout effacer et recommencer. J'en viens même à me demander si tous les gagnants à des jeux de hasard ont le même pouvoir que moi.
— Il y a tellement peu de probabilité de gagner, c'est pas impossible ! disait l'un.
— Si j'avais le pouvoir de revenir dans le temps pour gagner au loto, je ne le dirais à personne ! lançai un autre.
Ils avaient raison, en vérité. 19h55, stylo en main, paré à cocher. Tout le monde me balance son numéro favori. Mon premier billet n'est qu'un leurre, alors je leur fais plaisir en prenant six d'entre eux, et c'est Jules qui va valider mon ticket. L'important après ça, c'est d'attendre le tirage sans prendre de nouvelles décisions.
J'avais beaucoup expérimenté mon pouvoir et ses limites. Je n'ai jamais pu annuler que ma dernière décision. Cela pouvait être de choisir d'aller fumer une cigarette ou pas, de répondre à une question, ou même le simple fait de prendre le contrôle sur sa respiration. À force d'entraînement, ce genre de petit mouvement parasite, comme se passer la langue sur les lèvres, se recoiffer, cligner plusieurs fois des yeux pour chasser une poussière... n'affectaient plus mon pouvoir. Pour gagner au loto, j'avais donc établi quelques règles avec mes invités.
— Vous me demandez de gagner au loto, alors je ne vous demande qu'une chose : ne posez aucune question, et ne me proposez rien. Jules prendra ma commande et parlera toute cette soirée en mon nom.
Ils voient tous ça comme un jeu, alors ce fut facile à accepter. Il n'y a qu'une demi-heure à attendre, c'est largement faisable. J'avais déjà fait un test beaucoup plus long : j'avais cassé un jouet exprès juste avant de m'endormir. Le lendemain matin, avant toute chose, j'avais activé mon pouvoir : de retour neuf heures plus tôt, juste avant de briser le sujet de mon expérience. Peu importait le temps qui passait, tant qu'il s'agissait de ma dernière action.
Le tirage télévisé ne tarde pas et sans surprise, je n'ai aucun numéro. Enfin devrais-je dire que "maintenant, je les avais tous".
— Contrôle Z.
De nouveau 19h55, stylo en main, paré à cocher. Tout le monde me balance son numéro favori encore une fois. Je prend la fiche et coche les six numéros gagnants dans le plus grand secret, puis Jules va valider le ticket.
— Pour fêter ma victoire, je paie un coup à tout le monde !
Réjouissance générale, trente minutes de plaisir jusqu'au tirage. Etrangement, les numéros tirés sont tous différents des précédents. Un ou deux n'auraient pas changés grand chose, mais là, je suis face à six nouveaux numéros.
— Ah pas de chance !
Jules a bien fait de dire ça, parce que je m'apprêtais à utiliser mon pouvoir. Mon pouvoir n'affecte que mes propres décisions, pas celles des autres. Je peux influencer des personnes avec ce que je dis, mais convaincre des boules de faire ce que je veux relève de l'impossible. Le loto est définitivement un jeu de hasard.
Conclusion : il y a des jeux auxquels on ne peut pas tricher, même quand on est un super héros.