Les buissons, la place de l'église et le village de notre enfance
Les cloches de l'église sonnaient les coups de midi, nous nous pressâmes dans les buissons pour mieux pouvoir observer la foule qui en sortait. Ils étaient tous vêtus de couleurs claires et les enfants portaient dans leur mains des paniers remplis de pétales de fleurs, nous laissant deviner que ce n'était pas un dimanche comme les autres. Tout le monde avait l'air heureux pour le jeune couple qui franchissait les portes main dans la main. Cet endroit, nous le connaissions par cœur. La place de l'église était notre favorite alors nous nous étions installés en face, nous avions la vue sur les jeux de palets et les couples qui se formaient, qu'ils aient treize ou quatre-vingt ans. Nous nous prenions pour les maîtres du monde dans ce petit cocon. Ce que nous appelions les buissons était en fait un endroit terreux sans grand charme, mais pour nous, c'était tout. La pelouse avait fini par disparaître au rythme de nos passages incessants, ce qui avait dessiné un chemin naturel jusqu'à l'entrée de notre repaire. Nous avions décoré l'intérieur par de multiples bibelots que nous trouvions dans la rue, et même dans la chambre de nos parents. Certains de nous osaient, mais je n'étais pas l'un d'eux, Théodore non plus d'ailleurs. Quoiqu'une fois, je l'avais soupçonné d'y avoir amené un bijou que sa mère ne portait plus pour me le donner. Il était comme ça, attentionné, parfois même trop.
Nous nous étions assis pour plus de confort, puis en observant les autres enfants de plus près, il me venait à l'esprit comme une impression de déjà vu. Il y avait deux jeunes gens, à part, qui se regardaient à s'en crever les yeux. Bien sûr, la différence entre eux et nous, était qu'ils ne se cachaient pas ce jour-là. Mais cette histoire, tomber amoureux lors de la journée la plus représentative de l'amour, me faisait penser à lui et moi. Je le regardais du coin de l'œil, il me regardait déjà. À cet instant, nous nous étions senti isolés du reste du monde, alors que n'avions jamais été plus entourés. Il y avait Jean, Thérèse, Marguerite, Eulalie, Pierre et Claude, mais je ne voyais que lui, et il ne voyait que moi. Il y avait du bruit, des cris de joie, des rires et des pleurs, mais nous n'entendions rien, bercés par nos pupilles respectives. Il me souriait tendrement, je lui souriais plus tendrement encore. Nos regards ne faisaient plus qu'un, se mélangeant entre réserve et passion, je ne m'en lassait pas. J'avais l'impression que le monde entier pouvait entendre mon cœur battre, mais personne ne me fit la remarque. En contrepartie, mes joues n'avaient pu s'empêcher de rougir au contact de ses doigts sur les miens, et ça, ma petite sœur l'avait remarqué. Elle n'avait d'ailleurs pas manqué de me le faire savoir quand nous étions rentrés à la maison tardivement ce soir-là.
Je l'aimait, c'était évident. D'un amour fou et pourtant enfantin, rien n'allait nous séparer, pas même la mort, voilà ce que nous pensions. Il avait réussi à me mettre dans le crâne qu'elle aurait tellement pitié de nous qu'elle nous laisserait vivre pour l'éternité en paix. Et j'y croyais, jusqu'à ce qu'elle me l'enlève par la maladie.
Pas si tôt, je ne voulais pas y croire. Alors je retournais sans cesse dans les buissons, qui était pour moi comme sa tombe. Une tombe où il n'y avait pas son corps, mais une présence que je ne pouvais que ressentir. Trop de souvenirs débordaient de ces feuillages, aussi heureux que malheureux, mais il y avait de lui partout. Je savais qu'il avait marché là où je marchais, qu'il s'était assis là où je m'asseyais, qu'il avait respiré le même air de pin que je respirait désormais seule. Je n'avais jamais autant ressenti le manque, et cet endroit ne m'aidait en aucun cas. Certes, je m'y étais attaché, mais il était évident que je devais prendre une pause. Loin des buissons, loin de la place de l'église et loin du village de notre enfance. Je devais prendre du recul, mais cette décision était pour mon cœur telle une rupture. Je ne voulais pas tourner la page, je ne voulais pas l'oublier, je ne voulais pas perdre de vue son regard, perdre de vue mon repère. Parce que mon repère c'était lui, lui dans ces quatres murs de branches et de feuillages, mais ces feuilles sans lui ce n'était plus rien. C'était le vide. Ça en devenait fade.
C'était devenu pire de demeurer dans le passé, parce que les buissons s'étaient imprégnés de mes pleurs. Et parce que finalement, je l'oubliais. Je l'oubliais au fur et à mesure que j'essayais de me rappeler. Son visage s'effaçait de ma mémoire. Son regard s'éteignait du mien. Et je le voyais disparaître, disparaître des buissons, de la place de l'église et du village de notre enfance.
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