La guérisseuse
Le royaume de Diamant était connu pour sa végétation luxuriante dû au climat particulier de la région : il pleuvait très souvent et les rares fois où le sol était sec, le soleil dardait ses rayons puissants sur la terre, l'irradiant d'une chaleur presque étouffante. Le lieu était donc propice à la prolifération de la nature. D'ailleurs, une immense jungle régnait en maîtresse au centre du royaume et, par une idée aussi excentrique que folle, c'était en plein cœur de celle-ci que les premiers souverains avaient établi la capitale.
À l'Est, sur la côte de la Mer intérieure se trouvait la ville portuaire de Lanercoast. Entourée d'une muraille pour la protéger de toute menace, la cité s'était très vite imposée comme la première des portes d'accès dans les terres du royaume de Diamant. Placée stratégiquement, elle s'était développée grâce au commerce maritime et permettait au royaume d'exporter ses produits locaux vers les contrées voisines. Mais celle-ci ne disposait pas d'une puissance militaire et encore moins d'une flotte de guerre pour la protéger. Il n'y avait en place qu'un seul régiment de soldats appartenant à la garde royale. Il faut dire que le pays était en paix depuis des décennies et n'avait guère besoin d'être excessivement protégé.
À côté de la cité grouillante de vie, une forêt s'étalait sur plusieurs hectares et suivait les pourtours de la côte. À l'orée de celle-ci, une petite chaumière avait été construite. Il n'y avait qu'une habitante, qui vivait en ermite depuis des années. Aussi loin que remontaient les souvenirs des plus anciens, elle semblait avoir toujours vécue seule. Elle se rendait rarement à Lanercoast, évitant les Hommes comme la peste.
Bien qu'elle suscitait de nombreuses rumeurs, nul n'avait eu le courage de la déranger. Non pas qu'Enaëlle – car c'était son nom – était une vieille dame aigrie et terrifiante qui chassait de sa propriété quiconque troublait sa tranquillité, mais parce qu'elle était une jeune femme timide et réservée qui avait peur de la foule. Qui plus est, on lui prêtait de grands pouvoirs de guérison. Peu de mages sur le continent possédaient ce don aussi développé qu'Enäelle. Au fil du temps, il s'était étiolé, ne se retrouvant que chez de rares certains et avaient fini par quasiment disparaître. Seuls quelques uns en maîtrisaient les rudiments et c'était déjà le signe d'une grande prouesse. On utilisait alors la médecine traditionnelle, bien moins efficace que celle qui employait l'Ethernel.
Quand les anciens de Lanercoast étaient en forme et que leurs mémoires ne leur faisaient pas faux-bond, ils racontaient des histoires sur elle : d'après eux, Enaëlle n'avait pas toujours été une ermite. Autrefois, elle rayonnait de bonheur et ne rechignait pas à user de ses talents puissants pour aider quiconque était dans le besoin à Lanercoast. Certains disaient que l'Ethernel l'avait béni à sa naissance en lui offrant ce don rare. D'autres, plus pragmatiques, saluaient sa force mentale et son courage pour avoir su maîtriser à la perfection sa magie.
Mais un jour, sans que personne ne sache pourquoi, elle se retira et s'enferma dans sa chaumière. Depuis, elle n'avait presque plus aucun contact avec les humains, préférant de loin la compagnie des bêtes. Par estime pour elle, on avait respecté son souhait.
Alors que le Soleil brillait haut dans le ciel et parvenait à percer le feuillage des bois, inondant de sa bienveillance la terre humide de la forêt, un cri aigu se répercuta sur les troncs.
— Oh, non !
Enaëlle lâcha le panier de champignons qu'elle venait de cueillir et s'agenouilla au sol. Elle tendit les bras vers la pauvre bête dont les yeux reflétaient une peur terrifiante.
— Là, là, chuchota-t-elle d'une voix douce. N'aie pas peur, je vais t'aider.
Elle posa la main sur le corps du faon qui cessa immédiatement de trembler, comme si ce simple contact avait suffi pour chasser toute crainte. Puis, elle se saisit du petit animal et le porta tout contre sa poitrine.
Perturbé par le fait que ses pattes ne touchaient plus le sol, il se débattit et piaula. Enaëlle raffermit sa prise.
— Ne t'inquiète pas, je vais te soigner.
La guérisseuse se rendit aussi vite qu'elle put vers sa demeure, embarrassée par le poids qui la ralentissait. Elle y parvint enfin, essoufflée. Elle ouvrit la porte d'un coup de pied et posa l'animal sur un fauteuil. Puis, elle se précipita dans la cuisine et revint avec du pain et une pomme ainsi qu'une touffe d'herbe qu'elle tendit au jeune faon. D'abord méfiant, il tourna la tête et refusa l'offre de sa sauveuse, mais certainement alléché par l'herbe grasse, il finit par accepter. Ni une ni deux, Enaëlle retroussa les manches de sa robe blanc et vert, noua autour de son front une bande de tissu aux mêmes couleurs qu'elle gardait toujours à son poignet et cala la mèche rebelle de cheveux blonds derrière son oreille. Concentrée, elle s'affaira à palper délicatement le corps de l'animal pour identifier ses blessures : il avait une patte cassée et une égratignure sur le flanc gauche. Enaëlle fronça les sourcils, comment avait-il pu se faire ça ? Elle n'avait vu aucun piège posé par des chasseurs près de lui et rien qui ne justifiait ses blessures. Une attaque d'un prédateur à laquelle il avait échappé ? Avec beaucoup de chances, alors. Mais il aurait de plus graves blessures. À moins qu'il se soit fait ça dans sa fuite.
Quoiqu'il en soit, elle allait l'aider. La guérisseuse souffla profondément et ferma les yeux. Elle plaça ses mains en creux près de son cœur. Quelques instants plus tard, une sphère d'Ethernel verte apparut entre ses doigts. Enaëlle écarta doucement les mains, faisant grossir la boule de magie. Lorsqu'elle sentit le bon moment arriver, elle ouvrit les yeux et relâcha ses mains. L'orbe vola jusqu'à se retrouver au-dessus de l'animal, qui, préoccupé par son repas et pas le moins du monde dérangé par la vive lumière verte, ne remarqua rien. Là, Enäelle pinça la boule entre son ixdex et son pouce et tira doucement. Le flux Ethernet se transforma en fil. La guérisseuse l'approcha de la plaie du faon et le fil s'enfonça dans la peau de l'animal. Il ressortit de l'autre côté et, comme si elle cousait avec un fil de laine, elle referma la blessure. Puis, elle prit un morceau de la sphère d'Ethernel et appuya à l'emplacement de l'os brisé de la patte. Le faon glapit de douleur lorsqu'il reprit sa place et s'agita. La guérisseuse l'immobilisa fermement de sa main libre.
— Ne bouge pas, ordonna-t-elle. Je suis désolée mais tu dois rester immobile.
Le faon ne l'écoutait pas et essayait de se relever mais Enaëlle le retenait. Il finit par arrêter de bouger et se calma. Lorsque la jeune femme fut persuadée qu'il était guéri, elle balaya de la main l'air devant elle et la sphère d'Ethernel s'évapora. Elle se redressa alors et essuya son front perlé de sueur. Elle prit la pomme sur la table et la croqua avidement. Le temps de prendre sa collation, le faon était sur ses pattes et avait retrouvé toute sa vigueur : il fouinait partout et cherchait un moyen de s'échapper. Enaëlle sourit et ouvrit la porte d'entrée. Le faon ne se fit pas prier et se précipita. Ses instincts primaires de nouveau présent, il s'enfuit. Alors qu'il allait disparaître derrière les arbres, il se retourna et fixa de ses yeux noirs celle qui lui avait sauvé la vie.
— De rien, souffla la guérisseuse, un sourire aux lèvres.
Il s'enfonça dans la forêt.
Alors qu'elle passait le balai dans sa chaumière pour nettoyer les dernières traces de poussières et de faon, un bruit sourd la fit tendre l'oreille. Elle se redressa et s'approcha de la fenêtre lorsqu'elle reconnut le son de sabots foulant la terre. Elle écarquilla les yeux devant ce qu'elle vit : trois hommes venaient de descendre de cheval et s'approchaient de la maison.
Que faisaient-ils là ? Elle n'avait pas eu de visite depuis des années et elle ne s'en était pas plaint. Elle rangea le balai, souffla les bougies qui éclairaient les coins sombres de l'habitation et s'appuya sur la porte, les mains tremblantes. Avec un peu de chance, ils allaient penser qu'elle n'était pas chez elle et repartiraient tranquillement.
Elle sursauta quand on frappa à la porte.
— Dame Enaëlle ? s'éleva une voix.
La guérisseuse ne répondit pas et essaya de contrôler son souffle saccadé.
— Ma dame ? réitéra la voix, plus pressante. Nous avons besoin de votre aide.
Elle ferma les yeux, luttant contre sa nature de guérisseuse.
— Je vous en conjure, ouvrez-nous, supplia une seconde voix.
Elle se mordit la lèvre. Avant même de comprendre ce qu'elle faisait, la poignée de la porte tourna sous l'action de sa main. Lorsqu'elle aperçut par l'embrasure les trois hommes, elle se fustigea mentalement et regretta son geste.
Les hommes parurent soulagés.
— Nous sommes navrés de vous déranger, mais nous avons besoin de vous et de vos... dons.
Enaëlle souffla pour calmer les battements de son cœur affolé.
— Que voulez-vous ? parvint-elle à articuler d'une voix chevrotante.
— Nous sommes des gardes qui protègent la cité de Lanercoast. Lors d'une patrouille sur les remparts, notre commandant a glissé et a chuté de plusieurs mètres. Le temps que nous arrivions en bas, il ne répondait plus à nos sollicitations. Nous craignons pour sa vie, il est dans un sale état...
— Faites appel à un médecin dans ce cas, répondit-elle sèchement sous le stress.
Les talents d'un médecin ou d'un mage ayant un minimum de connaissances dans la magie régénératrice était suffisant pour aider ce pauvre homme.
— C'est que nous avons fait, mais les médecins ne peuvent rien faire. Il a besoin d'être opéré mais il faudrait le déplacer pour cela, et le faire dans la rue signifie le conduire à la mort. Qui plus est, il est inconscient depuis quelques heures, ils n'ont pu que le stabiliser, le temps pour nous de venir vous quérir.
— Je ne peux rien faire pour vous, je suis désolée, lança-t-elle vivement.
Elle allait refermer la porte lorsqu'elle sentit une résistance ; un des gardes avait coincé son pied dans l'embrasure. Enaëlle prit peur.
— Aidez-nous, je vous en conjure. Il s'agit de notre commandant et sans lui, la sécurité de la cité ne peut plus être assurée. Vous êtes la plus grande guérisseuse de la région, vous pouvez l'aider. Nous ne vous dérangerons plus jamais, nous en faisons la promesse.
La voix de l'homme était pétrie de supplications et il avait touché une corde sensible : il avait fait appel à la nature profonde de la guérisseuse, celle qui lui dictait son devoir.
Elle se fit violence et rassembla tout ce quelle avait de courage.
— Laissez-moi deux minutes, abdiqua-t-elle.
— Merci, merci mille fois ! l'exclama l'homme, reconnaissant.
— Remerciez-moi quand il sera sauvé, marmonna-t-elle.
Elle alla dans la cuisine chercher des vivres qu'elle enfourna dans un grand sac. Elle y jeta un coup d'œil et fit une petite moue. Elle espérait que ça srait suffisant. Puis elle souffla un coup, et ouvrit grand la porte.
— Allons-y.
Son regard affichait une bravoure et une détermination sans faille mais ses jambes manquaient à tout instant de la lâcher tant elles flageolaient.
Elle tendit le sac à un des gardes et aidée d'un second, elle grimpa sur un cheval. Ils partirent au galop en direction de la ville, les longs cheveux blonds de la guérisseuse battant derrière elle.
Lorsqu'ils arrivèrent en ville, Enaëlle frémissait d'angoisse tant la foule était dense. Il y avait des personnes partout, une cacophonie sourde lui vrillait les tympans et les senteurs diverses d'une cité trop peuplée lui donnaient la nausée.
Heureusement pour elle, les gardes arrêtèrent leurs chevaux près de la muraille, elle n'allait pas devoir affronter le centre-ville. Ils descendirent à cheval et on la guida jusqu'au lieu du drame. La guérisseuse restaient tout près de son escorte, se perdre dans la ville signifiait signer son arrêt de mort.
— Poussez-vous, dégagez ! rugit un des gardes sur la foule qui s'était agglutinée au pied du rempart.
Il joua des coudes sans ménagement pour se frayer un chemin parmi les badauds amassés, suivit par une Enaëlle effrayée.
Soudain, tous se turent lorsqu'ils reconnurent la frêle jeune femme qui serrait contre elle son sac en toile comme si sa vie en dépendait. Des chuchotements s’élevèrent et on souffla son nom suivi de « guérisseuse ».
— Il est ici.
Les médecins, reconnaissables à leur béret rouge, se redressèrent et reculèrent respectueusement pour la laisser accéder à la victime au sol.
Un homme était allongé à même le sol. Du sang brunit par l'oxydation s'échappait de son crâne et avait taché son visage. Une de ses jambes était arquée dans un angle anormal et il respirait difficilement ; son visage se tordait inconsciemment de douleur à chaque inspiration. Enaëlle hoqueta de surprise devant le corps du capitaine et trébucha dangereusement sous l'assaut d'une vague de souvenirs. Le garde près d'elle la rattrapa par le bras.
— Dame Enaëlle, vous allez bien ? s'écria-t-il.
— Tout va bien, merci.
Elle attendit quelques instants que sa vue s’éclaircisse avant de s'approcher. Son cœur battait à mille à l'heure mais elle devait vaincre sa peur. Il le fallait si elle voulait sauver la vie de cet homme.
— Il a une fracture ouverte et on suppose un traumatisme crânien, commença un des médecins.
Enaëlle hocha la tête. Elle posa son sac à côté d'elle et s'agenouilla. Elle noua habituellement ses cheveux avec son ruban et entreprit d'établir un premier diagnostic. Elle palpa le corps de l'homme à différents endroits et ouvrit sa chemise. Elle appuya sur son torse de ses deux doigts.
— Il est en très mauvaise posture, s'exclama-telle. Une fracture ouverte à la jambe droite, un traumatisme crânien, une hémorragie interne et je suspecte plusieurs côtes cassées. Son cerveau est en manque d'oxygène et du sang s'est infiltré dans la boîte crânienne. Son pouls ralentit dangereusement. Il est en train de mourir, asséna-t-elle d'une voix profonde.
Des murmures apeurés s’élevèrent de la foule.
— Pouvez-vous le sauver ? demanda la voix tremblante d'un soldat.
Enaëlle grimaça. Techniquement, oui. Mais y arriverait-elle ? Elle préféra ne pas répondre.
— Peut-on fait quelque chose pour vous aider ? proposa un médecin en s'approchant.
— Continuez de la tranquilliser et administrez-lui des anti-douleurs. Il va beaucoup souffrir pendant le processus.
Et elle aussi, au passage.
Il hocha la tête et obéit. Enaëlle se concentra et comme quelques heures auparavant, une sphère d'Ethernel apparut entre ses doigts et vint se placer au-dessus du corps du commandant. La guérisseuse commença par s'occuper du traumatisme crânien et du sang dans le cerveau de la victime. Elle prit une goutte d'Ethernel de la sphère et fit glisser ses deux doigts sur le front de l'homme. Puis, elle appuya sur son cœur. Aussitôt, il parut reprendre quelques couleurs, mais se débattit dans son sommeil.
— Immobilisez-le, ordonna-t-elle aux médecins.
Ils se précipitèrent et bloquèrent les membres du commandant pour l'empêcher de se bouger.
— Sa langue, souffla la guérisseuse.
Les médecins comprirent et coincèrent dans sa bouche le pommeau de son arme.
Enaëlle commença à transpirer fortement et dut s'éponger le front du revers de sa manche tandis qu'elle extrayait de l'Ethernel une petite boule aussi grosse qu'un poing. Posant le regard sur le visage de l'homme, elle fut prise d'une hallucination. Un flot d'images lui traversa l'esprit : sang, cri, douleur, blancheur cadavérique.
Elle faillit perdre le contrôle de sa magie mais se reprit in extremis. Elle ne devait pas flancher tout de suite, l'homme avait besoin d'elle. Elle lutta contre les souvenirs fugaces et essaya de faire abstraction de tout pour se concentrer sur la victime. Ce qui allait suivre lui demanderait un effort considérable.
Retrouvant un calme relatif, elle appliqua l'Ethernel sur la jambe du commandant comme elle l'aurait fait d'un onguent de plante, là où l'os sortait. La boule sembla fondre dans le corps. Alors, l'os bougea et réintégra son emplacement initial. L'homme cria de douleur et fut pris de convulsions. Sa jambe tressauta et donna un méchant coup de pied à un médecin, le poussant à terre. Les gardes se précipitèrent pour venir en renfort. L'homme hurla de souffrance.
Enaëlle haletait, elle avait chaud et sa tête commençait à tourner. Un haut-le-cœur souleva son estomac mais elle tint bon. Il ne restait plus que les côtes à soigner. Avisant l'état de son patient et le sien, elle préféra aller droit au but. Elle n'avait plus le temps de faire ça dans les règles de l'art, l'Ethernel la malmenait trop sévèrement, elle avait perdu l'habitude de soigner de telles blessures, sur un homme qui plus est. Dans un dernier effort, elle prit de l'Ethernel dans ses mains et les posa à l'emplacement des côtes cassées. Le corps du commandant émit un craquement et sous le choc, sa respiration fut coupée. Les secondes semblèrent être une éternité avant qu'il ne se remette à respirer.
Il inspirait et expirait doucement et son corps avait repris sa couleur rosée. Il était sauf.
Enaëlle tomba à genoux, au bord de l'évanouissement. Elle farfouilla désespérément dans son sac en toile et porta à sa bouche le pain qu'elle avait emmené. Elle le mangea avidement et s'apprêtait à s'attaquer au jambon lorsqu'un haut-le-coeur plus violent que les précédents la secoua. Elle se pencha et vomit son repas. Ses cheveux blonds lui collaient au front et elle respirait difficilement.
La magie régénératrice avait un prix et elle le payait à chaque fois qu'elle l'utilisait.
Enaëlle repoussa de la main les gardes qui voulaient l'aider et s'essuya la bouche.
— Votre commandant est tiré d'affaire.
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