deux
Quand elle en avait parlé à Nooroo, il n’avait pas semblé plus convaincu. Selon lui, tout ce qui n’était pas « attendre » ou « faire preuve de patience » était de toute manière une mauvaise idée. Mais pour une fois, il convint que c’était sûrement la moins dangereuse et lui proposa même son aide.
Le pouvoir du Papillon était simple : Nooroo offrait le don de transmission. Il permettait, au travers d’un papillon de lumière blanche, de créer le pouvoir le plus adapté à une personne afin d’en tirer le plein potentiel. Elle pouvait s’entourer d’alliés surpuissants s’ils étaient consentants.
Jagged l’utilisait de la mauvaise manière, en forçant ses alliés à agir sous le coup d’une émotion négative. Il ne soupçonnait même pas la puissance des héros motivés par des émotions positives.
Or, Juleka n’avait personne à Ailer, et cela l’handicapait un peu dans ses plans. Pas assez cependant pour la faire battre en retraite.
Ce soir, elle se présenterait aux yeux de tout Paris comme Morpho et elle réussirait à protéger ce qui lui était cher.
Mais avant cela, elle comptait bien profiter de son après-midi paisible sur le pont de la péniche avec Luka. Elle sortit de la cuisine, deux verres de jus de fruits ainsi que des biscuits de la boulangerie Dupain-Cheng sur un plateau, et les déposa sur une table basse entre les deux sièges confortables qu’ils occupaient. Leur mère était sortie cet après-midi.
« Alors, ce concert ? » demanda Juleka en s’asseyant.
Luka lui sourit et croqua dans un biscuit. Depuis l’arrêt forcé des Kitty Section, le groupe de musique qu’ils tenaient avec Ivan et Rose, son frère avait tenté de prendre son envol seul. Il travaillait à temps partiel dans un magasin d’instruments de musique tout en suivant ses études de musicologie. Parfois, il montait sur scène dans des cafés, des bars, ou apparaissait lors de spectacles de rues. Il attendait la confirmation d’un créneau pour un prochain festival de musique.
« C’était sympa, répondit-il. Il n’y avait pas grand monde mais j’ai pu rencontrer des fans ! »
Cela le réjouissait tant qu’il en fit sourire sa sœur. À sa demande, il lui chanta en avant-première ses nouvelles créations qu’ils retouchèrent ensemble.
Ce genre de bons moments, où elle oubliait tous ses ennuis, était très précieux pour Juleka. Elle profita de chaque seconde, enregistra le timbre de Luka, les reflets de l’eau dans ses yeux azurés, jusqu’aux ondulations de ses cheveux aux terminaisons bleutées pour s’en souvenir dans les moments où elle croyait avoir tout perdu.
Il lui manquait une immense part de sa vie : elle s’était privée de son cœur. Mais jamais on ne lui retirerait sa voix et ses ailes.
« Tu as su, pour la bijouterie ? questionna Luka en grattant sa guitare – sûrement pour rendre le sujet moins dur à entamer.
– J’étais juste à coté et j’ai suivi le MisterBlog. Qu’est-ce que tu en penses ? »
Luka réfléchit un instant, avant de soupirer. Il avait perdu de son éclat. Il était fatigué, et Juleka le comprenait. Ni l’un ni l’autre ne souhaitaient revivre ces années de noirceurs.
« Je pense que la chasse au Papillon ne reprendra pas, positiva-t-il. Il n’y a pas de raisons. Cela va faire deux ans que le Miraculous a disparu et il est évident que Jagged ne l’aurait jamais revendu. Il est perdu.
– On sait si l’attaquant de la bijouterie était seul ?
– Sur le moment, il l’était. On en saura sûrement plus dans les prochains jours. Mais je ne pense pas qu’il fasse partie d’une organisation, qu’elle soit policière ou sectaire. »
Ils frissonnèrent à l’unisson en se remémorant toutes les fois où l’on avait sonné chez eux pour avoir des informations sur leur père. Ne jamais savoir qui était à la porte, entre policiers, héros ou membres d’organisations louches. Juleka gardait de cette période une certaine crainte à ouvrir aux invités imprévus.
« On ne risque plus rien. Misterbug et Ladynoire avaient annoncé publiquement que nous n’étions pas en possession du Miraculous du Papillon pour qu’on nous laisse tranquille. »
Juleka acquiesça sans un mot. Elle espérait seulement que Luka voyait juste.
Le soleil se couchait enfin. Luka était parti depuis un bon moment. Il allait être l’heure de passer à l’action, mais Juleka était assise sur son lit, le regard dans le vague, et tournait entre ses doigts l’un des médiators de son frère. Nooroo scrutait son visage sans savoir comment se comporter face à son amie alors qu’il désapprouvait son plan.
Faisait-elle bien d’agir enfin ? Juleka avait cette sensation qui précédait les grands évènements, ce nœud dans l’estomac qui annonçait un changement irréversible. Et cette adrénaline qui la poussait à se mouvoir. Elle avait besoin de faire avancer les choses.
Elle voulait retrouver Rose.
« Nooroo, murmura-t-elle, que mes ailes se déploient. »
Morpho avait bataillé pour trouver le lieu parfait des retrouvailles entre le Miraculous du Papillon et ses camarades. Le choix le plus évident aurait été un monument grandiose, afin d’attirer l’attention, mais elle avait choisi autre chose, tout aussi impressionnant en plus d’être symbolique.
Le lieu où les héros avaient défait Jagged.
Perchée sur le toit de l’ancienne entreprise « Jagged Entertainement » délabrée, laissée en l’état en souvenir des évènements à ne jamais reproduire, elle attendait de pouvoir captiver son public sans avoir recourt aux Ailes – c’était ainsi qu’elle avait nommé son pouvoir de transmission.
Le soleil avait enfin presque disparu derrière l’horizon, et elle sentait qu’elle pouvait débuter. Elle regarda en contre-bas les silhouettes des passants pressés, étouffa la bouffée d’angoisse qu’elle sentait monter, et se leva de toute sa hauteur sur une cheminée à peu près stable.
Là, elle saisit la canne, considérée comme arme de son Miraculous, et en leva le pommeau haut vers le ciel.
Elle n’eut pas un mot à prononcer. L’effet fut immédiat : aussitôt, une nuée de papillons à la blancheur éclatante s’attroupèrent autour d’elle, formant dans le ciel le signe du Papillon. Cette même image qui terrifiait la ville entière depuis six ans mais d’une jolie couleur cristalline. Elle entendit des passants hurler et s’enfuir à toute allure. Bien, on savait qu’elle était là.
Elle abaissa la canne, chassant les papillons lumineux, et attendit que le message arrive aux oreilles de MisterBug et LadyNoire.
Morpho accueillit les deux héros dans son superbe costume : un tailleur mauve délicat qui ne gênait pas ses mouvements. Ses longs cheveux étaient masqués par une parure qui couvrait tout l’arrière de sa tête pour se rejoindre sur l’arête de son nez, en couvrant ses yeux au passage. Ses joues étaient tachetées de minuscules papillons blancs, et ses lèvres étaient peintes de violet. Sa broche trônait fièrement sur la poche de son veston, juste au-dessus du cœur.
« Bienvenue, » les salua-t-elle.
Ils ne répondirent pas, l’observant avec méfiance. La jeune femme ne bougeait pas et ne semblait pas agressive. Il était évident qu’elle était bel et bien la porteuse du Miraculous du Papillon, et non un faux ; elle représentait un danger.
« Je m’appelle Morpho, se présenta Juleka. Je suis la détentrice actuelle du Miraculous du Papillon. Très bel objet, si vous voulez mon avis.
– Et je suppose que tu ne vas pas vouloir t’en séparer, railla LadyNoire. Ce serait trop simple. »
A cet instant, Morpho capta l’éclat d’une caméra au loin, et sourit.
« A vrai dire, si. »
Sa réponse était si inattendue qu’ils en restèrent bouche-bée. La porteuse du Papillon prit une pose nonchalante.
« Je veux en finir avec cette histoire de Papillon, de Miraculous et de toutes ces misères pour enfin pouvoir vivre en paix. L’unique bonne chose qu’elles m’ont apportées est Nooroo, mon kwami. S’il vous plaît, quand il sera auprès de vous, prenez grand soin de lui.
– Ce sera fait, acquiesça MisterBug. Mais vu que tu ne t’es pas rendue sans masque, j’en déduis que ce don a un prix. »
Morpho ne fut pas surprise de la perspicacité du héros. Après tout, elle l’admirait depuis longtemps. C’était aussi sa connaissance des deux justiciers de Paris qui lui permettait de poursuivre aisément la discussion, et sélectionner les mots à choisir. Elle chassa toute trace de légèreté de son attitude.
« Et tu devines juste, comme toujours, sourit-elle avec douceur. J’ai une demande à vous faire. Cependant, elle dévoile des informations que seuls les porteurs de Miraculous doivent connaître. Êtes-vous certains de vouloir que cette discussion soit rendue publique ? Moi, je n’ai rien à cacher – si ce n’est mon identité – puisque la suite de cet échange vous concernera. »
Les deux héros pesèrent le pour et le contre de cette proposition. Puis LadyNoire fit un signe dans son dos, et la caméra s’éteignit.
« Quelle est la contrepartie ? demanda MisterBug.
– Je veux bien évidemment que vous acceptiez ma requête avant de vous donner Nooroo.
– Logique.
– En échange de mon Miraculous, je souhaite que vous sauviez une personne qui m’est chère.
– C’est tout ?
– Laisse la parler, Lady. Elle n’a pas fini. »
L’ambiance devint pesante. Morpho vit les héros approcher machinalement la main de leurs armes. Elle ne comptait pas se battre. S’ils en venaient aux mains, elle s’enfuirait. Elle s’efforça de prendre son ton le plus détendu, et expliqua :
« Croyez moi : j’ai retourné le problème dans tous les sens. Et la seule manière que j’ai d’être sûre de la réussite de ce souhait, c’est que vous utilisiez votre Vœu. En échange, je vous remettrai Nooroo. Dans le cas contraire, je le garderai auprès de moi. Je ne chercherai pas à obtenir vos Miraculous, car vous êtes des héros formidables. La ville compte sur vous. Alors je vous le demande : s’il vous plaît, utilisez votre Vœu pour sauver celle qui m’est chère.
– Non ! s’exclama LadyNoire. On ne peut pas faire ça ! »
Alors que LadyNoire allait se projeter en avant, MisterBug tendit un bras pour la retenir. Son regard était fermé, très sérieux. Morpho s’efforça de ne pas bouger d’un poil afin d’affirmer sa position.
« Laisse nous le temps d’y réfléchir, Morpho. Mais ne t’attends pas forcément à une réponse positive. »
Morpho sentit son cœur se serrer, mais elle acquiesça tout de même. Elle se prépara à partir, quand elle entendit LadyNoire feuler. En levant la tête vers eux, elle remarqua qu’ils étaient prêts à se jeter sur elle. Zut, elle avait peut-être été un peu brusque dans son mouvement.
Elle comprit également qu’ils ne la laisseraient pas filer sans s’assurer qu’elle ne représentait aucun risque. Elle leva les mains au ciel, et les rassura :
« Ne vous en faites pas : jamais je n’utiliserai Nooroo autrement que pour vous contacter. Je lui ai promis comme je vous jure, ici et maintenant, que ce sera toujours le cas. Je n’ai aucune raison de vouloir semer le trouble. Je vous admire, et, en temps que citoyenne, je ne vous remercierai jamais assez de protéger Paris. »
Elle doutait qu’on croit en sa sincérité en raison des actes passés de Jagged, mais Nooroo lui avait assuré qu’il avait connu d’autres porteurs bienveillants avant lui. Elle faisait partie de ceux-ci.
« Bien, finit par dire MisterBug. Nous te ferons signe lorsque nous aurons notre réponse.
– Comment dois-je le savoir ? s’enquit Morpho.
– Nous te ferons parvenir l’invitation par le MisterBlog. Tiens-toi informée. »
Morpho acquiesça, et sourit.
« Je vous remercie de vous être déplacés ce soir, salua-t-elle. À bientôt ! »
Elle leva sa canne haut dans le ciel, attirant à elle une forte lueur dans la nuit tombante, et disparut dans un souffle de papillons blancs.
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