Noël sur Skype
Le givre passait sous la fenêtre de la cuisine qui donnait sur le petit square de la cité. Nicole voyait quelques balcons décorés de guirlandes clignotantes. Cela masquait mal le crépi lépreux des immeubles mais apportait malgré tout un peu de joie en cette période hivernale.
Depuis ce matin, elle attendait 15h et son rendez-vous sur Skype. Elle avait fait attention à sa toilette, mis une broche dorée sur sa robe, et sa coiffure était impeccable. De temps en temps, elle jetait un œil dans le miroir du salon pour s’assurer que son apparence n’avait pas changé. On pouvait très bien avoir soixante-huit ans et ne pas se laisser aller.
Pourtant, ce n’était pas si facile de tenir. Après une vie entière à servir des assiettes dans les cantines scolaires, à nettoyer les couloirs de la clinique, sa retraite ressemblait à une insulte. Sans le complément vieillesse, sans doute aurait-elle dû recourir au Secours populaire. Il y avait des mois où il fallait compter les patates. L’hiver, elle ne chauffait pas tout l’appartement, seulement le salon. C’était comme ça. Elle consommait peu d’énergie, ça, elle était dans les recommandations gouvernementales sans discuter. Quand on est pauvre, on est écolo, de manière forcée.
Son mari était décédé d’un cancer des poumons, vite généralisé, qui l’emporta en six mois. C’était il y a trois ans, déjà. Sa vie sur les chantiers de construction n’avait pas été facile et il ne s’était jamais plaint. Il avait fini sa vie les poumons noirs de tabac, le dos en morceaux, un genou en plastique et avec une retraite quasiment inexistante. Certains chantiers au noir payait bien, mais ça comptait pour rien ensuite. S’il avait su, avait-il avoué à Nicole, s’il avait pensé qu’ils seraient si pauvres dans leurs vieux jours, sans doute aurait-il fait différemment. Il avait continué à travailler un peu, comme ça, entre voisin.
Nicole avait dû apprendre à vivre avec le vide. Le décès de son époux l’avait plongée dans une profonde tristesse, malgré le soutien des amis, celui de sa sœur aussi. Mais elle était seule, dans cet appartement, et le frigo squelettique la déprimait encore plus.
Mais aujourd’hui, c’était Noël. Elle avait préparé un bon repas. Elle avait bien déjeuné et oubliait ses soucis pour la journée. C’était son cadeau pour elle-même, ne plus penser à rien.
Ses deux enfants, Anthony et Natacha, habitaient loin dorénavant. L’aîné avait brillamment réussi ses études et travaillait à Singapour pour une entreprise de transport maritime. Il s’était marié avec une Australienne, Kathy, et ils avaient deux enfants, Nicolas et Arthur. Elle ne les avait vus qu’une seule fois, il y a deux ans. Mais Anthony tentait d’organiser des Skype avec la famille pour que les petits la voient et qu’ils parlent français. La connexion n’était pas toujours très bonne et elle n’avait pas grand-chose à leur raconter. Au bout de dix minutes, les enfants parlaient anglais et quittaient la pièce. Elle restait alors toute seule face à un canapé vide, attendant sagement qu’Anthony revienne. Cela prenait parfois un peu de temps. Il s’excusait, promettait de rappeler plus tard, et raccrochait. Les rendez-vous s’étaient espacés forcément. Et le décalage horaire n’arrangeait rien. Même si elle était fière de la réussite de son fils, elle ne pouvait s’empêchait de regretter qu’il fût si loin. Mais ils avaient tout fait pour qu’il fasse de bonnes études, l’école c’était important à la maison. Et réussir, ça voulait dire quitter Roubaix. Elle l’avait accepté.
Natacha de son côté travaillait à Paris. Elle vivait avec son compagnon, un breton de Dinard, dans un bel appartement de la rive gauche. Elle bossait dans la communication pour un groupe international dont Nicole n’avait jamais entendu parler. A Noël, Erwan et elle avaient pris l’habitude d’aller à Marrakech, où les parents d’Erwan louaient une grande maison pour toute la famille. D’ailleurs Nicole était invitée, chaque année. Mais elle n’avait pas les moyens de se payer le billet d’avion. Et puis quels cadeaux aurait-elle offert à ces gens ? L’écart se creusait avec ses enfants, elle les voyait s’éloigner progressivement. C’était bien normal et jamais elle ne leur en fit le reproche. Natacha lui promettait des réunions Skype tous les lundis soir. Alors tous les lundis soir, Nicole se branchait sur Skype et attendait que sa fille se connecte. Cela n’arrivait pas souvent. Mais lorsqu’elles parvenaient à échanger, c’était toujours un moment joyeux. Elle regrettait qu’ils ne viennent pas la voir. Roubaix, c’était pas la jungle quand même. Elle les aurait bien reçus. Sinon, elle serait bien allée voir sa fille à Paris. Hélas, Natacha travaillait beaucoup, et n’était pas disponible le week-end. La mère ne dit rien, et se contenta de la guetter le lundi sur Skype.
Aujourd’hui, pour Noël, à 15h, ils seraient tous connectés. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas vus les deux ensemble, même par écran interposé. Cela lui procurait une grande excitation et espérait que la connexion serait assez bonne pour qu’ils puissent échanger tous les trois sans problème. Natacha lui avait assuré qu’à Marrakech ça captait d’enfer. Anthony avait promis qu’il serait disponible à cette heure-là, les petits auraient dîné.
A 14h45, Nicole avait déjà mis l’ordinateur en route et lancé Skype. En attendant, elle avait fait un peu de thé, qu’elle versa dans une grande tasse. Elle était prête. L’excitation ne lui permettait pas de se concentrer sur le Reader’s digest qu’elle lisait d’un œil distrait. Bientôt elle verrait le visage familier de ses grands enfants.
Mais à 15h, Skype restait vide. 15H10 passa. Elle ne comprenait pas pourquoi ils n’étaient pas connectés. On était bien le 25 décembre. Et Internet fonctionnait parfaitement. Elle hésita à redémarrer sa box. Peut-être y avait-il eu problème ? Elle prit son téléphone pour envoyer un SMS à Natacha. Ils n’avaient pas pu l’oublier comme ça.
Aucun message sur son portable. Elle regarda par la fenêtre. Les décorations sur les balcons, ces petites preuves de joie familiale, lui firent mal au coeur. Elle était toute seule, et ses enfants l’avaient même oubliée. La magie de Noël, tu parles.
Elle retourna devant l’ordinateur. Toujours rien. Les ingrats, pesta-t-elle intérieurement. Après tous ces sacrifices, quand même, c’était dur.
Il y eut une sonnerie à la porte. Les enfants des voisins s’amusaient dans les couloirs. Elle dressa l’oreille, d’habitude elle entendait leurs pas résonner sur le palier dans un éclat de rire étouffé. Mais là, rien. Un échange à voix basse tout au plus.
La sonnerie reprit.
Nicole ouvrit, inquiète. Sur le paillasson, elle vit Natacha et Anthony derrière un gros bouquet de fleurs. Il ne pouvait pas y avoir plus heureuse surprise pour elle. Ils étaient devant elle, un peu essoufflés mais souriant : « Joyeux Noël maman ! ». Oui, c’était son plus joyeux Noël depuis longtemps.
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