Le portail m’a fait atterrir au milieu d’une série d’épais rideaux noirs en velours. Une fois le translocateur rangé dans mon sac (j’en avais encore pour quelques jours de recharge), j’ai constaté que je n’étais visiblement pas en danger immédiat, mais que je n’étais pas seul non plus. Le tissu étouffait les sons tout autour de moi, mais il me semblait bien distinguer des voix.

J’ai commencé à me frayer un chemin hors des rideaux, mais au moment d’arriver dans un espace plus ouvert, je me suis cogné contre une autre personne qui arrivait à toute vitesse.

La collision lui a fait lâcher quelques-unes des nombreuses feuilles de papier qu’elle tenait dans les mains. Tout de suite, je me suis penché pour l’aider à les ramasser. En les lui rendant, j’ai enfin pris le temps de voir à qui j’avais affaire.

Ce que j’ai vu en premier chez cette fille, ce sont ses longs cheveux bruns et bouclés. Ils partaient dans absolument tous les sens, au point qu’il serait plus juste de dire qu’ils étaient en guerre plutôt qu’en bataille. Entre ça, ses immenses lunettes rondes et le micro noir qui passait sur sa joue, son visage était presque dissimulé.

J’ai commencé à m’excuser de lui être rentré dedans, mais elle a tout de suite fait de grands gestes accompagnés de « chhh ! ». Elle m’a ensuite attrapé par le bras pour m’emmener plus loin.

« Ça ne va pas non ! a-t-elle crié en chuchotant. Tu as failli gâcher la représentation ! »

J’ai regardé dans la direction qu’elle pointait du doigt et effectivement, deux acteurs en tenues moyenâgeuses se donnaient la réplique sur une scène au parquet foncé.

Bien, je me trouvais donc dans les coulisses d’un théâtre. Même si la familiarité n’est pas toujours une garantie, il y avait quand même des chances que je ne risque pas grand-chose, surtout que les habitants de cet univers étaient visiblement humains.

« Désolé, répondis-je à la famille sur le même niveau sonore qu’elle. On peut dire que je débarque, je n’avais pas vu ce qu’il se passer. Je ne veux pas te causer plus d’ennui, si tu peux juste m’indiquer la sortie la plus proche, tu n’entendras plus parler de moi. »

Je commençais déjà à me mettre en route vers ce que je supposais être la sortie, mais elle m’a retenu.

« Oh là là là là là, un nouveau ? Maintenant ? Ahhh ça ne m’arrange pas, je n’avais rien qui indiquait ça dans mon scénario, a-t-elle déclamé en s’agitant dans tous les sens. Écoute, c’est moi la régisseuse dans le coin. Faut que je voie ce que je dois faire de toi. Tu es acteur ? À l’équipe technique ? Montre-moi ton scénario.

- Attends, je crois qu’il y a un malentendu. Je fais pas partie de l’équipe du théâtre. Je ne fais que passer. Je veux pas d’histoire, dis-moi juste où est la sortie et je m’en irai. »

Elle m’a alors regardé avec deux grands yeux ronds et la bouche ouverte. Elle a ensuite froncé les sourcils avant de reprendre :

« Tu sais, si tu as perdu ton scénario, euh…

- Will.

- Will, il faut me le dire, ça sera bien plus rapide que de débiter n’importe quoi. Moi c’est Sarah au fait.

- Mais de quoi tu parles ? Je ne comprends rien de ce que tu racontes. Laisse tomber, je vais me débrouiller pour trouver la sortie. »

Mais alors que j’allais tenter de forcer le passage, un câble est doucement descendu du plafond et s’est arrêté entre Sarah et moi.

Au bout de celui-ci se trouvait un ensemble de feuilles de papier reliées par des anneaux en plastique. Sur la couverture en lettres grasses capitales était inscrit WILL.

Sarah s’en est saisi d’un geste vif.

« Ah parfait ! s’est-elle exclamée, du moins autant qu’il en est possible à voix basse. Le Metteur en Scène t’a fourni un nouveau scénario, je vais enfin savoir de quoi il retourne. »

Ses yeux ont détaillé rapidement la première page.

« D’accord, je comprends mieux ! Bien, c’est sûr que c’est peu orthodoxe comme rôle, mais le Metteur en Scène a sûrement une idée derrière la tête. Dans tous les cas, tu m’as été assigné. Suis-moi, je vais t’expliquer comment fonctionnent les choses par ici. »

Elle m’a ensuite rendu les pages que je me suis empressé de lire pour comprendre son changement d’attitude.

Personnage : Will est un observateur extérieur, il ne connaît rien au Théâtre et a besoin d’un guide pour lui expliquer comment il fonctionne. Rôle méta.

Je n’ai pas eu le temps d’en lire beaucoup plus parce que Sarah s’est mise à me tirer le bras pour que je la suive. Apparemment, elle avait beaucoup à faire.

À mesure de notre avancée, j’ai commencé à me rendre compte que quelque chose n’allait pas. Sarah m’emmenait dans toujours plus de recoins, s’arrêtant régulièrement pour donner des consignes à différentes personnes. Mais au bout de dix minutes de marche, il était clair que nous aurions dû arriver au bout des coulisses depuis longtemps. Et pourtant, nous continuions à manœuvrer au milieu du velours noir.

Finalement, après de nombreux aller-retours et des directives données à tout un tas de personnes, Sarah a lâché un long soupir et s’est laissée tomber sur une caisse en métal. Elle a ensuite sorti un texte similaire au mien de la poche intérieure de sa veste. Elle l’a rapidement survolé avant de le ranger :

« Bien, a-t-elle commencé, j’ai enfin un peu de temps pour m’occuper de toi. Déjà, dis-moi ce que tu sais.

- Euh… Je suis dans un théâtre avec des coulisses beaucoup trop grandes et tu refuses de m’indiquer la sortie.

- Alors, c’est là que tu te trompes. Ce n’est pas que je ne veux pas t’indiquer la sortie. C’est qu’il n’y a pas de sortie. Enfin à part la scène…

- Qu’est-ce que tu veux dire ?

- Tu es dans le Théâtre et il n’y a rien à part le Théâtre. Où que tu ailles, tu seras toujours soit dans les coulisses, soit sur scène.

- Mais tout à l’heure, il y avait bien un public devant la scène !

- Oh là là, je ne pensais pas avoir à expliquer des notions aussi basiques. Bon, je vais la faire version pièce pour les petits enfants, a-t-elle répondu avant de s’éclaircir la voix.

« Il y a très longtemps, il n’y avait que chaos et désordre. Et puis un jour est arrivé le Metteur en Scène.

« Face à l’instabilité du monde, le Metteur en Scène a commencé l’édification du Théâtre, véritable fort de sérénité dans un océan de confusion. Dès lors, la Pièce a commencé à être jouée.

« La Pièce est la vision du Metteur en Scène pour le monde. C’est elle qui garantit l’équilibre et la stabilité. Et nous y prenons tous part. Régulièrement, chacun d’entre nous reçoit son scénario. Ce sont les mots du Metteur en Scène lui-même et il est important que nous les respections, sans quoi le chaos risquerait à nouveau de régner. Chacun a un rôle et chacun se doit de le jouer.

« Toi aussi tu en as un à présent. Tu vas devoir lire ton scénario en détail, le mémoriser et t’y tenir à la lettre pour le bien de la Pièce.

- Attends, tu es en train de me dire que tout le monde ici suit les instructions qu’on leur descend du plafond ?

- Précisément, oui.

- Et la liberté dans tout ça ?

- La liberté nous chérissons. Le Metteur en Scène nous laisse beaucoup de passages d’improvisation. Mais c’est en suivant notre scénario que nous pouvons être sûrs que la liberté ne nous conduira pas à l’anarchie. Si le monde est en paix, c’est grâce à la Pièce ! »

Je n’ai pas vraiment su quoi répondre à ça. Visiblement je suis une nouvelle fois tombé dans un univers à la moralité distordue. Jusqu’ici au moins les choses n’ont pas l’air dangereuses.

Finalement Sarah m’a guidé plus en profondeur dans les coulisses jusqu’à un espace avec un lit, une table et une lampe de chevet. Elle m’a recommandé de lire mon scénario et de me coucher. Elle reviendra demain matin pour m’apprendre à m’orienter dans le méandre de rideaux noirs.

Les pages descendues du plafond n’ont pas été très informatives. Le début du texte dit en gros que j’étais censé suivre Sarah pour le reste de la journée et à nouveau demain matin. Mais à peine quelques pages plus loin, le papier n’est plus couvert que par un seul mot IMPROVISATION.

Je pense que je vais jouer le jeu pour le moment et suivre Sarah demain matin. Je n’ai pas l’impression de courir de véritable risque de cette manière et je ne sais pas ce qu’il pourrait m’arriver si je ne suivais pas le scénario. De toutes façons ça ne sera que le temps de recharger le translocateur.