Puisqu'il n'était pas le bienvenu, Simon nous a emmenés dans un autre restaurant où pouvoir déjeuner. Je ne dois pas avoir toute ma tête pour accepter l'invitation d'un inconnu. Mais puisque c'est lui qui paye, autant rester. Le menu donne faim rien qu'à lire même si je choisis vite fait mon repas sans faire attention plus que ça aux plats proposés. Mon voleur essaye visiblement de me casser les pieds :

« Ah, toujours le même ce Garry ! Toujours aussi accueillant ! Mais c'est vrai, tu ne peux pas le savoir. C'est l'inconvénient lorsqu'on veut partir si vite. Après tout, qui suis-je pour t'empêcher de prendre une mauvaise décision ? Qui suis-je pour vouloir lier une belle et tendre amitié avec la nouvelle arrivée ? Et encore, tu ne connais pas Garry. Il aurait certainement plus de chances que moi. Je suis sûr que vous vous entendriez à merveille si vous passiez du temps ensemble...

— Qui est Garry ? demandé-je pour l'arrêter.

— Le rédacteur en chef, je crois... Au journal, la hiérarchie, ça fait pitié. C'est le rédacteur en chef à Strasbourg, je suppose... Je sais surtout que c'est mon patron. Un excellent journaliste par ailleurs, le genre à pouvoir presque rivaliser avec Lorentz, si tu vois ce que je veux dire. En parlant de Lorentz, il est au courant de tes intentions ?

— Ça ne te regarde pas.

— Non, sûrement... Alors il n'est pas au courant. »

Au dessert, j'ai l'impression d'être à nouveau une lycéenne impatiente de quitter l'école à la dernière heure de cours. Pendant la plus grande partie du déjeuner, Simon n'a fait que parler de banalités tout en faisant encore et toujours allusion à ma démission prochaine. Tandis que moi, je n'écoutais qu'à moitié ce qu'il disait. Le repas presque terminé, je n'ai plus qu'à supporter son énième tentative de m'attendrir :

« Tu sais ce qui est amusant avec Strasbourg ? dit-il. C'est que c'est la seule ville où tu peux trouver autant de transports en commun sur un seul mètre carré. La route, la piste cyclable, la rue piétonne, le bus, le tram, le taxi... Tout ça au même endroit. Mais plus sérieusement, c'est une belle ville. Tu devrais rester, ici comme au journal.

— Et si je n'en ai pas envie ?

— Franchement, je n'y crois pas. D'ailleurs, je voulais te faire une proposition, entre collègues...

— Non...

— Je n'ai encore rien dit mais tu as pourtant hésité, réplique-t-il.

— Rends-moi ma lettre et laisse-moi tranquille !

— Tu veux me faire croire que c'est juste pour la lettre que tu as accepté mon invitation ? Tu pouvais facilement en réécrire une autre et t'éviter tous ces efforts, à moins que tu n'insistes aussi pour que je te rende ton stylo ? »

À ces mots, il me rend les objets. J'aurai espéré faire face à plus de résistance. Ainsi, il ne me laisse plus qu'un grand vide, n'ayant plus rien à lui réclamer. Mon départ sonne terne alors que j'échange un dernier regard avec mon voleur : « Ne pars pas, dit-il. Ce matin encore tu débordais d'énergie comme au premier jour et maintenant tu veux quitter Le Dernier ? Qu'est-ce qui t'a poussée à devenir journaliste, au fait ? Lorsque je te vois, je vois une jeune femme belle, intelligente, sympathique, qui a des rêves, des passions... Tu peux dire ce que tu veux mais c'est la vérité. »

Plus que ses paroles, c'est son expression qui me touche le plus. Un mélange de gentillesse et de réprobation, de sympathie et de moquerie, d'insouciance et de tristesse. Je déteste ce regard qui me met tant mal à l'aise. Je déteste décevoir les gens et c'est exactement ce que j'ai l'impression de faire à le voir, comme si j'avais abusé de lui et de sa naïveté. Alors que c'était moi qui devais m'en aller, c'est désormais moi qui reste et lui qui part : « J'espère vraiment te revoir demain au journal. »