C'est un vieillard

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C'est un vieillard. Grand, maigre comme un clou, le cheveu gris sale et hirsute, avec une barbe de trois ou quatre jours. Son visage émacié est ridé de partout. Ses pommettes saillantes sont presque effrayantes. Mais, surtout, c'est son regard qui me surprend le plus. Il a deux yeux bleu, très clairs, grands ouverts, quasi écarquillés et ses sourcils sont arrondis au-dessus de ses orbites. Mauvaise vue, me dis-je... Il doit bien avoir passé les quatre-vingts ans, et ses paupières sont humides, comme s'il venait d'écraser quelques larmes. Les vieux ont toujours les yeux pleurnichards. Fagoté dans une couverture grise en feutre, il donne l'impression d'un type sorti du mitard depuis peu. Pieds nus, il avance avec difficulté, chaque pas exigeant de lui un effort important. Je pense au chateau d'If...

Lui me regarde avec curiosité. Il jette un oeil sur ce qui me sert de chambre, constate qu'on est tous les deux, et probablement tous les autres içi, logés à la même enseigne. Ma jambe suspendue au-dessus de mon lit attire son attention une demie seconde, pas plus. Il cherche autre chose, visiblement.

  • Tu fumerais pas, mon gars ? Ca fait trois jours qu'ils me retiennent prisonniers et j'ai pas grillé une clope depuis. Le manque, tu comprends...?
  • Désolé, monsieur. Je ne fume plus depuis des années. Et puis, ça vous ferait du mal.
  • T'occupe pas de ça, mon gars. Tu fumes pas ? Merde... Saloperie de tempête qui nous aura donc tout pris en un rien de temps, hein ?

C'est vrai, ça... La tempête ! Je l'avais presque oubliée, celle-là !

  • J'm'appelle Rodolphe, mais tu peux m'appeler Rod, comme tout le monde.

- Moi, c'est... C'est... Merde ! Je ne sais plus...

- Eh ben ! Tu as dû en chier des bulles pour oublier ça ! s'esclaffe-t-il. Mais t'inquiète pas, p'tit gars, ça va te r'viendre ! Un nom, c'est comme le vélo, ça s'oublie pas ! Tiens, tu voudrais pas me refiler ta bouteille d'eau ? J'ai rien bu non plus depuis c'matin.

Perturbé par ma perte de mémoire, je ne lui réponds pas, ce qui ne l'empêche pas de me piquer ma bouteille.

- Tu sais d'où tu viens, peut-être ? demande-t-il entre deux lampées.

- Bah...

Et là, c'est le choc. J'ai tout oublié ! Le sol s'effondrerait sous mes pas que je n'en serais pas plus terrifié !

- T'affole pas, p'tit gars.T'es dans un hosto, donc au pied de ton lit, il y a forcément une fiche avec ton blaze dessus. Tu connais la Sécu, hein ? Peut pas se retenir de nous renifler le cul en permanence, celle-là. Alors, si tu te connais pas toi-même, mââme Sécurité Sociale doit te connaître quand même, elle !

Il contourne mon lit, attrape effectivement une feuille accrochée au pied de mon lit et tente de trouver des infos à mon sujet.

- Alooors... T'es là depuis deux jours... Ton coeur bat depuis que t'es là... Les courbes l'attestent, rigole-t-il bêtement. Mais bon...nan...t'as pas d'blaze, mon gars. Désolé. T'as plus tes papelards ? Nan, hein ? Vrai qu'avec cette tempête de merde, tu dois pas avoir conservé grand chose sur toi. Encore heureux qu't'es pas à poil !

Je l'écoute à peine, mais il s'en moque pas mal. Il est heureux de pouvoir parler, même si ce n'est que pour débiter des conneries sans fin.

  • De toute manière, on est foutus, baragouine-t-il encore. Tu m'entends, mon gars ? Fou-tus ! Tous, jusqu'au dernier ! Mère Nature a décidé de se débarrasser de nous.

Puis il part sans plus rien ajouter. Il retourne sur son lit, sans me rendre ma bouteille, bien entendu. Moi, toujours abasourdi par mon amnésie, je me concentre comme un perdu pour tenter de rassembler les morceaux. Voyons, de quoi je me rappelle ? La tempête, mon camion, tout ça, ok. Mais qui suis-je ? J'aurais bien aimé avoir un miroir pour mater ma tronche, me disant que cela remettrait sûrement tout en place dans ma caboche. Je regarde mes mains. Elles sont fortes, écorchées de partout mais cela ne me sert à rien de les contempler comme un abruti. Je m'observe en détail. Je suis grand, un peu gras, costaud. Ma jambe dans le plâtre me dit seulement que j'ai dû me faire mal... Merde ! Me voilà frais !

Et, à cet instant, arrive la toubib...

  • Monsieur Breuillet ? Alors, comment vous sentez-vous ?
  • C'est à moi que vous parlez ? demandé-je, un peu éperdu.
  • A qui d'autre ? pouffe-t-elle, surprise de ma réponse.
  • Il a perdu la mémoire, ce con ! crie Rod qui ne se gêne pas pour écouter au rideau.

Etonnée, la toubib me regarde avec attention.

  • C'est vrai ? Vous ne vous souvenez de rien ?
  • Euh... Si ! Je me rappelle de mes mésaventures dans la tempête, mais je ne me souviens pas de mon nom !
  • Ce n'est rien, rassurez-vous, fait-elle en s'approchant. C'est probablement dû au choc que vous avez reçu sur la tête. Vous savez, les amnésies sont fréquentes après un traumatisme. Je pense que tout se remettra en ordre dans les jours à venir.

Vaguement rassuré, très vaguement, j'acquièsce d'un signe du menton.

  • Attendez, je vais vous mettre sur la voie, si je peux ! ajoute-t-elle. On a sûrement retrouvé quelques effets personnels lors de votre sauvtage. En général, Henri, notre chef secouriste regroupe tout dans de petits sacs. Et les infirmières placent tout sous le lit des patients…

Et la voilà qui se penche soudain sous mon matelas, tend le bras et extrait effectivement un tout petit sachet en plastique transparent. Elle le dépose sur mon matelas puis, comme cela semble être une seconde nature chez elle, griffonne encore des trucs sur son bloc-notes. Un peu interdit, je considère le sac sans oser le toucher.

  • Allez, p'tit gars ! râle Rod qui vient carrément de passer la tête de l'autre côté du rideau. Regarde donc c'qu'y a la d'dans, merde ! On va pas y passer la nuit, hein ?
  • Il n'a pas tort...suggère la doc. Voulez-vous que je le fasse pour vous ?
  • Y a pas grand chose là-dedans... fais-je d'une voix angoissée.
  • Calmez-vous, ça va s'arranger, rétorque-t-elle doucement.
  • Vous m'avez appelé Breuillet... C'est mon nom ? Comment pouvez-vous le savoir ?
  • Je pense que c'est le nom que vous avez donné aux sauveteurs pendant leur intervention.
  • Mais je ne m'en souviens même pas !
  • Alors, c'est que votre amnésie a commencé après cet instant, c'est tout...
  • Il n'y a que ce sac ? Et mes vêtements ?
  • Ils ont normalement été détruits pour des raisons de salubrité générale. Ce sac contient donc ce que vous aviez dans vos poches ou entre vos mains quand ils se sont occupés de vous...
  • Eh bé... Une vie résumée dans un sac poubelle... marmonne Rod entre ses dents.
  • Allez, ouvrez ce sac. On va en faire l'inventaire ensemble, si vous voulez.
  • Excellente idée, m'dame ! clame Rod.
  • Retournez dans votre espace, et que ça saute, Rodolphe ! coupe la jeune femme d'une voix péremptoire.

L'intéressé la regarde une seconde puis, lui tirant la langue comme le ferait un jeune chenapan, tire le rideau et retourne à son lit sans plus rien dire.

De mon côté, j'ai attrapé le sac d'un geste sec et l'ai vidé sur ma couverture. Il n'y a effectivement pas grand chose... Je me jette sur un porte-feuille en cuir noir. Mais il est déchiré aux coutures, encore plein de boue humide et froide. Il y a la photo d'une bagnole américaine des années cinquante. Une carte magnétique d'une grande surface et rien d'autre. Il y a encore un petit porte-monnaie vide. Un trousseau de clés. Celles de mon camion. Un petit couteau suisse. Celui que j'utilise pour me faire des casse-croûtes.

  • Que dalle... balbutié-je, dépité.
  • Tout n'est pas perdu ! J'ai même une idée pour vous faire gagner du temps ! s'exclame la docteure.
  • Ah oui ?
  • Votre carte de magasin ! Il vous suffira de la faire identifier pour retrouver une partie de votre mémoire ! fait-elle avec énergie. Mais, de toute manière, ne vous affolez pas. La mémoire va vous revenir !

Je la regarde sans la voir. J'ignore bien pourquoi, mais ne plus savoir qui je suis me pose un sacré problème...


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