CATIMINI
de Mina singh
CATIMINI
Assise près de la fenêtre, le regard d’Anna s’évanouissait dans le paysage du parc qui entourait le domaine de l’Oliveraie. Depuis combien de temps était-elle ici, combien de temps y resterait-elle encore ? Une voix douce la hissa de sa rêverie.
Tout le monde vous attend. C’est votre anniversaire… Nous avons organisé une petite fête en votre honneur. Anna se leva sans grand enthousiasme. Elle imaginait déjà un gâteau surplombé d’une grosse bougie en forme de 88 avec une seule flamme à éteindre. Même sur les gâteaux, on retourne en enfance, pensa-t-elle.
Les jours suivants s’écoulèrent paisiblement selon un rythme bien établi. Mais le regard d’Anna s’absentait pendant de longues heures, vagabondant dans ses souvenirs. Elle gardait toujours près d’elle un agenda bleu turquoise intitulé « Au temps du grand siècle ». Les souvenirs de toute une vie y étaient scrupuleusement consignés. A la date du vingt-six février deux mille neuf, était écrit « finir la nouvelle », soleil radieux, corso carnavalesque ***, était collé un ticket de cinéma « Le monde d’Apu » par S. Ray ***, resto « Le voyageur Nissart ».
Charles interrompit ses rêveries. Annabella ! C’est l’heure de la balade, nous allons remettre en forme cette cheville et vous préparer pour le marathon.
– Pas sans mon agenda.
- Celui du Grand siècle de Louis XIV ?
- Où est-il ce Louis ?
- Ce Louis dort.
- Oui mais on va le réveiller.
- Je ne crois pas !
- Parole de Charles.
- Charles attend ?
- Charles n’attend plus… Halley viens !
- J’aimerais bien être une comète…
Lorsque Anna commençait une phrase incompréhensible, Charles apportait une réponse tout aussi incohérente. L’histoire n’avait ni sens, ni fin. Pendant ce temps, Anna effectuait scrupuleusement ses exercices de rééducation. Malgré son langage familier, Anna appréciait Charles. Il était le seul à entrer dans son jeu. Les pensionnaires de l’Oliveraie du genre guindés cherchaient désespérément à noyer leur vieillesse dans l’artifice, au prix d’une vie sans imprévu.
Le téléphone retentit lorsque Clara, affairée, préparait le planning de la semaine : courses, déjeuners, rendez-vous, arrivée de John à l’aéroport.
- Vous êtes bien Madame Berezovsky ?
- Oui, je vous écoute.
- Je me permets de vous appeler au sujet de votre tante, Anna. Nous sommes inquiets à son sujet. Elle est de plus en plus triste et silencieuse. Très souvent, son discours est incompréhensible et depuis deux jours, elle refuse les soins. Nous pensons demander l’expertise d’un psychiatre. Aujourd’hui, nous avons dû renoncer à son programme de rééducation, puis elle s’est mise à crier « Catimini ! Catimini !».
A l’énoncé de ces paroles, Clara sentit son cœur heurter sa poitrine. Ces mots résonnaient comme un sentiment coupable. Depuis combien de temps n’avait-elle pas pris de nouvelles d’Anna, si longtemps déjà ?
- J’arrive répondit Clara, dès demain. Annulez le psy, je vous prie !
- Où comptes-tu partir si précipitamment ? demanda Boris.
- Je pars voir Anna à la maison de repos à Nice, elle a besoin de moi.
- Est-ce si urgent ?
- Parce qu’elle a crié « Catimini », ils la prennent pour une folle !
Boris ne comprenait pas l’urgence de la situation.
- La catimini, c’est moi qui l’aie inventée quand j’avais six ans.
- Mais demain, nous avions des invités, et John arrive samedi…
- Pour les invités, annule ! Quant à John, il atterrira de toute façon même si je ne suis pas là !
- Mais tu l’attends depuis des mois, et ta vieille tante tu ne la vois plus depuis des lustres… Et que diras-tu à ton patron ?
- J’inventerai un mensonge.
- Toi, mentir à ton patron ?
Mais Clara avait déjà tourné les talons, rassemblé quelques affaires éparses dans son sac de voyage et remplacé Clara sur le planning de la semaine par Boris.
A bout d’argument et désappointé, Boris regarda Clara quitter la maison.
Arrivée à l’Oliveraie à l'heure où les lueurs de l’aube envahissaient le parc encore désert, elle était soudain impatiente et inquiète à la fois à l’idée de revoir Anna. Impression d'école buissonnière et comme un sentiment enfantin qui surgissait, elle se sentait exagérément joyeuse.
Sans bruit, elle longea les couloirs puis se faufila dans la chambre d’Anna. En s’approchant du visage d’Anna encore endormie, elle lui murmura à l’oreille « je viens pour la catimini ».
A l’écoute de ces mots, le regard d’Anna d’un bleu profond retrouvait soudain un avenir. Oubliant sa cheville blessée, elle déambulait joyeusement et nerveusement dans sa chambre, à l’idée de cette journée si particulière. Deux silhouettes bras dessus-dessous se faufilaient subrepticement dans le dédale des couloirs.
- La voiture est garée tout près d’ici. Où veux-tu aller ? questionna Clara.
- A l’inconnu.
- Curieuse destination !
- L’inconnu, c’est plutôt un chemin.
- Droite ou gauche ? A toi l’honneur.
- A droite toute !
Au cours du voyage, Anna et Clara avaient repris leur conversation là où elles l’avaient laissée des années plus tôt, presque comme si elles s’étaient quittées la veille. Clara avait une vie bien remplie, parfaitement rythmée par ses occupations familiales, un travail prenant, des rencontres amicales…, le moindre vide dans son agenda était vite comblé par une activité. Anna, elle, se perdait dans le dédale du temps. Redoutant d’être capturée par la solitude, elle se réfugiait dans un passé heureux.
- Tu t’es donc souvenu de la catimini ? interrogea Anna.
- Je me souviens qu’on faussait compagnie à toute la famille et que tu me lisais des histoires. Je me souviens que cela me faisait frissonner de joie.
Soudain, Clara ralentit et coupa le moteur. Le paysage qui s’offrait à elle méritait qu’on s’y attarde. Un panneau annonçait La Roque d’Anthéron.
- Très bon choix répliqua Anna.
- Connais-tu cet endroit ?
L’endroit était baigné par la lumière ocre de Provence qui ondulait entre verdure et vieilles pierres. Tout ici respirait harmonie et majesté. Clara qui n’aimait guère la campagne, éprouvait une sorte de ravissement indiscible.
- Je t’emmène au Parc du Château Florans. Clara se demandait si elle était arrivée ici par hasard ou par préméditation.
- On joue un récital de piano ce soir.
- César Franck fugue et variation - Transcendental Etude n° 10 - interprète : Abdel Rahman El Bacha.
- Programme tentant ! Qu’en dis-tu ?
- Je dis qu’il nous reste tout juste le temps de trouver deux robes de soirée.
A la nuit tombée, les immenses séquoias du Parc Florans déployaient leur feuillage majestueux et conféraient au lieu une improbable réalité. Abdel Rahman El Bacha, tout de blanc vêtu avait salué le public avant de s’installer au piano.
Les notes virevoltaient avec une maîtrise parfaite. Clara ne connaissait pas la mélodie. Puis peu à peu, la musique semblait avoir envouté l’artiste. Son corps n'obéissait plus qu’à cette transe musicale étrange. Les cigales avaient mis leur chant en sourdine et le public dans un silence imposant, retenait son souffle de peur de rompre le charme. Des larmes perlaient dans les yeux de Clara
- C’est la première fois qu’une musique me donne la chair de poule en plein mois de juillet dit-elle d’une voix étranglée.
Elle serrait la main d’Anna et lui murmura « jamais plus je n’oublierai la catimini ».
C’est un instant pour voir clair en soi.
C’est bien cela que tu m’a appris quand j’avais six ans ?
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