Le fardeau
L’énigme du vieil homme ; une question séculaire sans même un début d’idée. C’est un problème assez coriace pour épuiser – et plusieurs fois ! – le vélo qui me tourne autour, qui tourne et tourne sans cesser. Qui disparaît, parfois. Avec l’éponge, ils forment le trio des incongrus, des habitués, des spectateurs du théâtre de ma bouteille et moi. La mer se meut, mais lui se trouve toujours à l’entour, comme s’il habitait les vagues, mais leurs inlassables fracas rendent la chose impossible. Enfin, puisqu’il est étrange, tout doute persiste… Ah, ça, pour être étrange : il n’avance ni ne flotte (je n’ai jamais vu ses pieds), je ne saurais dire s’il l’évite, ou si l’eau glisse dessous lui ; il a les cheveux d’un vermeil grisé, crépus, animé d’ondulations vagues ; il n’a pas l’air heureux (il me dit que moi non plus), mais il sourit au hasard pour attiser le mien, navré. Je ne crois pas l’avoir vu par temps d’écume, quand… Ce dont je suis sûr, c’est qu’il porte sur le dos un immense fardeau de toile comme le poids d’une perle.
C’est lui, le vieillard et son fardeau.
La première fois, nous n’avons pas parlé. Moi, j’étais écrasé par son aura, et lui trop occupé sans doute à m’écraser de son aura. Il m’a seulement regardé, c’était assez ; j’ai regardé son regard, et cessé de dénombrer dans ses yeux les coquillages. Il en avait partout, jusqu’à l’orée des cernes, comme des bris-de-larmes pétrifiés ; de toutes sortes, mais surtout de ceux que j’aime caresser (je sais qu’il les effleure, avec plus de retenue – plus d’adresse ? – il en a même décoré son faix). J’ai voulu dire « D’où venez-vous ? » puis il est parti comme il était venu, dans le tumulte d’un silence, au passage de la houle. Je m’en suis voulu ; l’éponge s’est gorgée à l’horizon d’écume.
J’ai longtemps attendu son retour. Longtemps. Même titan, son fardeau ne s’aperçoit pas toujours : il faut le sentir. Comme un présage, comme la venue des tempêtes. Comme le sel dans l’air marin. Alors j’ai senti, j’ai senti, mais il n’est pas venu. J’ai demandé des indices à mes propres coquillages, ceux des pupilles et de ma fiole, sans succès, hélas. J’ai même osé deux ou trois regards dans l’écume, pour y chercher le secret de ses lèvres amuïes. Une main ; il n’y avait que le même magma d’un bleu marmoréen. La même spume. J’en ai toussé.
Par chance, l’orbite du vélo passait tout proche, et, une fois mes doigts séchés, il a bien voulu s’intéresser à mon problème. L’océan, dans son grand effarement, l’a vu pédaler, pédaler, jusque choir dans un noir abysse. Disparu. J’avais rarement vu ses roues ne serait-ce que ralentir ; les voir inertes, c’était terrifiant. Assez pour que l’on s’en inquiète, mes coquilles et moi, et l’éponge m’observait seule me débattre entre les murs de ma bouteille. J’ai bientôt laissé l’idée, las.
Il y avait, un soir d’éclipse, une forte effluve d’algue. L’embrun sur le verre était doux, surtout les flots n’étaient pas froids. Les fouets des vents laissaient flotter une accalmie dont je pressentais la montée depuis quelques tours déjà ; je me blottissais, moi, dans l’ombre du conque vore-soleil. La tempête ; la bonace ; la tempête ; et le même chemin encore… c’était ma vie depuis maintenant toujours, mais j’ai quand même gémi un soulagement craintif. Un frisson. J’ai su qu’il viendrait, et j’ai vu sa colonne porte-monde raser le lointain.
Au risque de l’encor faire fuir, j’ai demandé, hagard « Êtes-vous un mage ? » ; il a dénié. Il s’est assis contre un flanc de ma bouteille, ridicule à côté de la montagne à son dos. Avant que je ne fende de verbe mes lèvres, ni tende ne serait-ce que l’élan d’un doigt, il a reculé, farouche, sans perdre de sa mystique. « À chacun son fardeau », a-t-il murmuré, davantage aux roulis qu’à moi. Et j’ai vu l’un de ses coquillages vibrer, avivé, presque, par ces mots. Piteux, je me suis plaint de n’en pas avoir ; cela m’a valu son mépris, je crois… un mépris chagriné, abattu, résigné. Il a tapoté deux fois mon épaule. Je me suis retourné. Dans le reflet du verre, j’ai enfin perçu ce qui toujours avait été là.
L’hauteur de mes épaules a chuté avec la mue du jour. Très bas, d’un coup. C’était ça.
Mon fardeau ressemblait à un amas confus de tout ce qu’on trouve à la mer : des bulles ; des mots échoués ; des branches et bois drossés ; des ondelettes ; des trésors d’airain ternis ; de l’écume, beaucoup d’écume ; et des tours de coquillages. Il m’allait moins bien qu’à lui, je le portais mal, sans ténacité, sans ampleur. Je luttais.
Je ne vois pas toujours mon fardeau, comme je ne vois pas toujours le sien. Parfois, c’est juste comme si c’était l’air. Surtout quand je noie sous les flots, il se confond autour et semble me plonger encore. J’ai tenté de m’en délester auprès des nuages mutiques (ils savent mieux pleurer que moi), auprès des oiseaux de passage, auprès des anguilles qui rôdent, mais ça n’a pas fonctionné. Ça a même peut-être empiré, par ce malaise d’en savoir des branchements égarés, dispersés, disparus ; que d’aucuns portent ces débris de moi. J’espère qu’ils les ont jetés (les anguilles les ont sûrement vendus…). L’ancien m’a dit à ce propos que le fardeau se portait seul, qu’on ne pouvait le partager qu’après l’avoir réduit soi-même. J’ai trouvé ça bizarre. De toute façon, je n’ai personne d’autre que lui, et il n’y a vraiment que son fardeau dont je peux écouter l’écho sans écume, l’écume sans écho. Et puis, j’ai trouvé autre chose : mon mât.
Ce que j’appelle mon mât, c’est un bout de branche en biseau tiré du chaos sur mon dos. Il n’est ni grandiose ni singulier, mais c’est le mien ; il me sert à gratter les feuillets perdus qui forment mon carnet, que je glane dans les trous de vagues et qui sentent l’écume. Ça leur donne du sens. À mon fardeau, aussi : j’en tire des ramures qui nourrissent mon mât. Et bien qu’il n’en diminue pas, son poids s’en trouve différent ; et puis, mon mât grandit.
Tout à l’extrémité, j’y ai accroché une vigie, une coquille spiralée que je nomme ୭~☁ (c’est le bruit qu’elle fait quand je la plonge dans l’eau) ; je lui parle souvent, elle éclabousse en retour. Elle vibre quand j’effleure cet autre coquillage que j’aime caresser. Elle m’aide à voir, à voir sans yeux. À voir avec les stries qui déchirent au-dedans. À voir la masse qui m’accable. Ça me fait pleurer, parfois. Souvent. C’est lourd, très lourd, un fardeau comme ça. C’est fait de pulsions, de sanglots, d’échecs, de peurs, d’espirs, d’angoisses. Les branches y font des nids à Crainte. J’ai mal ; j’ai mal, et n’ai toujours pas trouvé mon répit, l’extinction d’un instant. J’endure. Je fais avec, et je ne sais pas si je pourrais faire sans. Alors quand je pars en tournis dans les méandres de ma fiole, quand l’orage frappe et froisse et que la tempête déferle, je clos les paupières, j’inspire et touche, je m’assure qu’il soit là. Je m’accroche à ça, je m’accroche à tout, aux bibelots, au mât, aux mots, aux éclats lointains, à venir. Jusque la prochaine bonace.
La dernière fois, j’ai vu le porte-monde au loin. Il m’a remarqué, épuisé. J’ai souri au hasard.
Il a souri, navré.
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