1.16 – L’envers du décor
“ Mais que fais-tu la tête en bas ?
— Je cherche à voir la scène sous un angle différent.”
Comme il a été évoqué plus tôt, Gertrude était jalouse de tout et de tout le monde. Par-dessus tout elle ne supportait pas ceux qui lui portaient ombrage. Et quand cette situation se produisait, elle s’ingéniait à se venger. Or depuis l’arrivée de Madame de Saint-Eustache, sa cousine l’occultait purement et simplement, son attention entièrement accaparée par cette vicomtesse. Ce soir-là son sang bouillait particulièrement.
— Oh que j’aime l’étoffe de vos vêtements, où vous fournissez-vous ?
La dame répondait aux interrogations incessantes de Constance sans même jeter un œil à Gertrude.
— Vous savez, j’ai beaucoup voyagé, et ce tissu vient d’un pays bien au sud du Royaume de France.
Gnianiagni gnianiania, on ne s’occupait pas d’elle le moins du monde.
— Madame, puis-je me retirer ? Je tombe de sommeil.
Constance ne fit qu’un vague signe de la main pour lui donner son congé. Elle ne l’emportera pas au paradis, celle-là ! Elle va bien voir de quel bois je me chauffe.
Gertrude savait où se rendre et dirigea ses pas vers les chambres des domestiques, directement dans la chambre d’Alphonse : un valet, fieffé filou qu’elle utilisait pour les basses besognes. Naturellement ce n’était pas gratuit, mais le jeu en valait souvent la chandelle.
Lorsqu’elle frappa à la porte, elle n’eut pas longtemps à attendre avant qu’un pas se fasse entendre et que la porte s’ouvrit. Apparut dans l’embrasure un homme grand, maigre et aux abondants cheveux noirs. Quand il la vit, un sourire malsain se dessina sur ses lèvres. Il savait qu’une affaire juteuse venait de faire son apparition.
— Va fouiller dans les affaires de la Saint-Eustache, je suis certaine que tu trouveras quelque chose de louche.
Il tendit la main, et aussitôt une lourde pièce, d’un joli métal doré, atterrit dans sa paume.
— Le reste viendra selon ce que tu trouveras.
Bien que peu digne d’une femme de sa naissance, cette méthode s’avérait toujours efficace et surtout tellement délectable…
Alphonse avait réussi à récupérer les clefs de la plupart des chambres. Prenant bien soin de ne pas se faire repérer, il s’introduisit dans celle de l’invitée. Au premier abord, tout était parfaitement rangé, la vicomtesse ne s’était pas éparpillée.
Rien sur l’écritoire. mmm… quoique. Après un examen minutieux du petit meuble, il s’aperçut que celui-ci avait été utilisé, récemment. En témoignait une tache d’encre qui n’avait pas encore été nettoyée. À qui la dame avait-elle pu envoyer un message ? Elle ne s’était absentée qu’un moment avec Mademoiselle pour un tour à cheval.
Aucune affaire ne traînait, l’armoire n’avait pas été utilisée. Une grande malle de voyage reposait au pied du lit de la vicomtesse. Tout devait s’y trouver. Minutieusement, il crocheta la serrure.
Alphonse observa le contenu. En professionnel de la cambriole, il savait ôter les choses et les remettre exactement à leur place, sans que le propriétaire ne s’en aperçoive. Passées quelques tenues, il trouva une bourse bien pleine : le prélèvement d’une petite pièce d’argent ne se verrait pas. Tout au fond, se trouvait un codex. Un petit volume avec une couverture en cuir. Il était illettré, mais quelques enluminures pourraient le renseigner sur la nature de l’ouvrage. Lorsqu’il en eut tourné quelques feuillets, il comprit l’importance de sa découverte.
Sur les pages s’étalaient sans pudeurs des femmes représentées nues, parfois dans des positions équivoques et, de surcroît pratiquées avec d’indécentes compagnes. La possession de ce manuscrit constituerait un motif de condamnation par l’Église, et donc représenterait un moyen de faire chanter la vicomtesse.
S’il négociait bien avec la vieille, il pourrait toucher une belle prime. Finalement, au lieu de prélever seulement une pièce dans la bourse, il s’en empara purement et simplement. Alphonse ne craignait plus rien.
Tout à ses pensées cupides, et absorbé par les illustrations qui ne le laissaient pas indifférent, il ne vit pas arriver Rita, la nouvelle servante et la percuta de plein fouet. Il chut, le livre s’étala sur le sol et la femme découvrit les images. Rita, comprit instantanément qu’il n’avait rien à faire dans les appartements de la comtesse.
Elle se saisit de l’ouvrage sans attendre les explications d’Alphonse et se rendit directement aux appartements de Messire Sautdebiche. Alphonse sur ses talons, elle entra sans frapper dans les appartements de son maître.
— Monsieur je n’ai rien fait ! s’égosilla celui-ci.
— Mais que venez-vous faire ici sans vous annoncer ? demanda le seigneur en sursautant.
Sans écouter les suppliques du malhonnête, Rita confia le codex au seigneur.
— Messire, j’ai surpris cet homme qui sortait de chez Madame de Saint-Eustache, ce livre entre les mains. Et je crois que la pleine bourse qui pend à sa ceinture est probablement trop fournie pour lui appartenir.
Le Seigneur de Sautdebiche, qui avait à peine terminé son repas, paraissait bien gêné : il avait ouvert le volume.
— Pouvez-vous m’expliquer ce que vous faisiez chez Madame la vicomtesse ?
— Eh bien, madame Gertrude, qui avait des doutes sur l’honnêteté de notre invitée, m’a mandé pour enquêter.
D’étonnement, Messire Henri, écarquilla les yeux. La colère remplaça la surprise et il frappa sur la table.
— Naturellement, elle qui n’est pas votre supérieure, vous exécutez ses ordres, sans discuter ni en référer à votre seigneur.
Il interpella Rita et lui glissa quelque chose à l’oreille. Elle s’en fut immédiatement.
— Et vous avez trouvé cette bourse bien pleine suspecte, j’imagine ? continua le chevalier.
— …
Le seigneur posa le livre sur la table pour fixer Alphonse dans les yeux.
— Vous allez avoir affaire à ma justice, jeune homme, pour être entré sans ma permission chez mon invitée.
Dame Gertrude ne sera pas inquiétée… pas avant d’avoir extorqué des aveux plus complets à Alphonse, pensa-t-il.
À cet instant, le sergent entra dans la pièce, suivi par Rita.
— Veuillez mettre ce voleur aux arrêts. Vous reviendrez ensuite avec vos deux hommes.
§
Lorsqu’Alphonse fut au cachot, il en restait une qu’Henri devait accomplir. Il avait pesé le pour et le contre, mais n’avait pas le choix : son devoir était d’arrêter Madame de Saint-Eustache. Il prit son sergent et ses deux hommes avec lui.
Dans les couloirs il croisa Rita.
— Vous avez-vu la vicomtesse ?
— Je l’ai vue avec ses deux cochères, elles se rendaient vers la cours haute il y a quelques instants.
Monsieur de Sautdebiche s’y dirigea d’un pas décidé. Oui, son pas devait être ferme, malgré le manque de motivation.
Il avisa le trio qui discutait vivement.
— Madame, je crains qu’un contretemps très ennuyeux ne me force à revoir la nature de nos relations.
Voyant la démarche du chevalier et son escorte, les trois femmes se tinrent sur leurs gardes.
— Un valet, maudit soit-il, s’est introduit dans vos appartements, et vous a dérobé quelques affaires, Madame. Rassurez-vous, il a été découvert et puni.
Madame de Saint-Eustache haussa les épaules.
— Eh bien la belle affaire ! Vous avez le coupable, rendez-moi donc mes biens. Nous n’en parlerons plus.
Les trois femmes se détendirent un peu.
— C’est là que se compliquent les choses, dit-il en se grattant la barbe. Le problème est dû à la nature d’un des objets dérobés. Il s’agit de ce manuscrit. Le livre ayant été malencontreusement ouvert par le voleur, j’en ai aperçu le contenu. Vous savez parfaitement que ce type d’ouvrage est contre la bonne morale chrétienne, et que je me vois dans l’obligation de vous mettre aux fers. L’évêque décidera de la suite. Je dois envoyer un coursier pour le quérir. Voulez-vous nous suivre sans faire d’histoires ?
Il n’avait pas fini sa phrase qu’Ellanore et Adélaïde sortaient des dagues de leurs manches et se ruaient sur les gardes. Henri de Sautebiche recula le plus vivement possible.
Ellanore, vive et agile, tournait autour du Sergent. Malgré la longueur de l’épée de son adversaire, elle esquivait ses coups, mais sans pouvoir le toucher. Elle parviendrait sous peu à trouver une faille, et la bataille serait gagnée.
Adélaïde, beaucoup plus puissante, mais plus lente, était mise à mal. Cette arme courte et légère ne lui convenait pas, que n’avait-elle son épée ! Les deux gardes l’attaquaient. Sautant de droite et de gauche, elle s’arrangeait pour qu’ils se gênent entre eux. Elle soufflait fortement, mais elle était endurante.
— Suffit! s’écria la commandeuse, nous nous rendons. Monsieur de Sautdebiche, nous sommes vos prisonnières.
Obéissantes, les deux chevaleresses jetèrent leurs armes au sol, non sans un grincement de dents.
— Messire, je comprends l’embarras de votre situation. Nous réglerons ce léger problème avec l’Évêque s’il le faut, vous ne faites que votre devoir.
§
La nouvelle des arrestations ne fut diffusée qu’à l’aube.
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