1.17 – Le mariage
“ J’ai l’honneur de ne pas te demander ta main.
Ne gravons pas nos noms en bas d’un parchemin .”
Georges Brassens
Lorsqu’elle vit paraître Manon et Isabelle chez elle d’aussi bonne heure, Agnès sut que ses filles avaient quelque chose l’important à lui dire. Elles allaient bientôt quitter la région et son estomac se nouait à cette seule pensée. Ça doit être un truc à cause de c’fichu mariage qui va m’les enlever !
— Eh ben mam’zelle Isabelle si je m’attendais, et ma Manon !
Un peu gênée, Isabelle s’entortillait les doigts.
— Nous sommes venues vous dire adieu, mère, avança sa fille.
Agnès s’approcha d’elles pour les serrer dans ses bras.
— Mais… on va s’revoir, les noces sont dans quequ’jours seul’ment.
Isabelle prit la main d’Agnès d’un air désolé. Cette femme lui avait tant donné. La quitter pour toujours lui déchirait le cœur. Cherchant au plus profond d’elle-même l’énergie nécessaire, elle s’enhardit.
— M’Agnès, il faut que nous vous annoncions une nouvelle importante… Il n’y aura pas de noces. Nous devons partir avant, mais ailleurs.
La vieille dame écarta les bras et fit une moue en signe d’incompréhension.
Manon vint à la rescousse de son amante :
— Mademoiselle Isabelle ne veut pas épouser ce baron, mère. Et nous avons un problème.
— Oui un gros problème. Une dame est venue pour nous aider, et à cause de nous, elle sera traduite en justice pour hérésie, si on ne la sort pas de là. Vous comprenez, il va falloir qu’on parte tout de suite.
Agnès s’assit sur une chaise, afin de digérer la nouvelle.
— Oh les p’tites, dans quel merdier qu’vous vous êt’ mis ?
Les deux jeunes femmes la serrèrent très fort dans leurs bras. Après avoir réfléchi un instant, elle reprit la parole :
— J’ai des choses pour vous mes p’tites, j’avions prévu ça pour vot’ départ, mais vu qu’vous vous en allez maint’nant, j’m’en allions vous l’donner sul’champ.
Des larmes abondantes coulaient sur son visage, d’autres venaient aux yeux des demoiselles.
— Ouvre donc c’tiroir Manon. D’dans y a deux p’tites médailles tu m’les amènes.
Manon alla fouiller dans le meuble désigné et en tira deux pendentifs d’argent.
— Alors celle-ci c’était à ta sœur, elle en a pu b’soin là où elle est, et quand je s’rai plus là qu’est-ce qu’on en f’ra de c’te médaille ? Alors prends-la, elle est à toi. Comme ça tu n’oublieras pas ta vielle mère.
Tout en passant le bijou au cou de sa fille elle s’accrocha à elle quelques instants.
— Eh pis voilà pour mon Isabelle, dit-elle en sentant une nouvelle vague de larmes l’envahir. C’était pour l’mariage, mais y en aura pas, alors prends ça ma cocotte.
Isabelle lui donna une étreinte émouvante.
— Moi j’crois bien savoir, pourquoi q’vous voulez pas vous marier ni l’une ni l’autre. C’est juste qu’vous n’aimez pas les bonhommes, j’vois ben qu’zêt’ toujours fourrées ensemble et pis comment vous vous r’gardez, et ça dure d’puis longtemps.
« Y avait une vieill’ bonne femme comme ça dans l’village quand j’étais môme. Tout l’monde s’moquait d’elle, j’comprenais pas pourquoi. J’pense à elle souvent quand j’vous vois toutes les deux. C’te bonne femme, elle a pas trouvé l’bonheur, alors j’aim’rais bien qu’vous l’trouviez. J’me dis qu’vous êt’ pas des mauvaises filles alors c’est c’qui compte. Pis si l’bon dieu y vous a fait comme ça, c’est qu’il avait une bonne raison.
Elle hocha gravement la tête.
— Alors voilà j’vous donne ça, ce s’ra un peu comme un mariage pour vous. N’dites rien, je sais. Tu prendras ben soin d’ma Manon hein ? Eh pis toi Manon, t’as pas intérêt d’laisser tomber mon Isabelle.
— Ne vous en faites pas mère, je veillerai sur elle comme sur la prunelle de mes yeux. Nous n’oublierons jamais ce que vous avez fait pour nous.
Isabelle relâcha doucement son étreinte et fit une caresse sur sa joue.
— Je vous promets que je ne laisserai jamais tomber mon Isabelle, mère. Nous penserons toujours à vous.
— Bon ben, faut faire le bisou maintenant, c’est comme ça qu’on fait dans les mariages.
Les joues empourprées et les yeux mouillés, les amantes se tournèrent l’une vers l’autre et se regardèrent longuement. La solennité de l’instant les envahit alors, renforcé par le sentiment d’amour qui les unissait. Isabelle prit dans ses mains le visage de Manon qui l’imita. Elles se dissimulèrent sous un rideau de cheveux noirs et châtains mélangés, puis unirent leurs lèvres. Le serment non dit était scellé.
Elles sentirent alors deux mains potelées saisir les leurs :
— Ben voilà, c’est fait ! Je vous souhaite tout ce qu’une mère peut souhaiter à ses p’tites. Maintenant faut qu’vous alliez aider c’te dame et qu’vous vous sauviez avec elle, si j’ai ben compris.
Agnès avait déjà perdu une enfant, il lui fallait maintenant en voir disparaître deux.
— Au revoir, mère.
— Adieu mes pt’ites.
— Oui ! On se reverra là-haut ! Avec nos saintes vierges autour du cou, rien ne peut nous arriver, plaisanta Isabelle dont le rire se mêlait aux larmes.
— Elles nous garderont bien, comme si vous veilliez directement sur nous, continua Manon.
— Nous vous donnerons des nouvelles dès que nous pourrons, je vous le promets, dirent-elles à l’unisson.
Au travers des larmes d’adieux, un sourire apparut.
Les deux jeunes, main dans la main, partirent les yeux embués en direction du château. Longtemps Agnès resta sur le pas de la porte, pour leur faire des signes auxquels elles répondaient en se retournant, jusqu’à ce qu’elles ne puissent plus la voir. Les quelques minutes qui les séparaient de la herse ne furent interrompues par aucune parole. Lorsqu’elles arrivèrent à la demeure des Sautdebiche, le sergent les attendait de pied ferme.
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