2.10 – Une soirée inoubliable
” Envole-moi, envole-moi, envole-moi
Loin de cette fatalité qui colle à ma peau
Envole-moi, envole-moi
Remplis ma tête d'autres horizons, d'autres mots
Envole-moi ”
Jean-Jacques Goldman
Toujours prudentes, les chevaleresses avançaient en direction des Vosges. Les paysages défilaient, au gré de leur voyage, alternant forêts vallonnées, champs et villages.
— Ce soir, nous dormirons à la belle étoile ! décida la comtesse. Nous serons plus discrètes en évitant les auberges et il fait tellement beau en cette fin de saison, ce sont les derniers moments pour en profiter.
— Ça, c’est une bonne idée Opale ! s’enthousiasma Adélaïde, pis ça leur fera les pieds aux p’tites.
— Ah ! Chanter au coin du feu, ça va être génial ! continua Ellanore. Je prépare mon luth et mes chansons.
Une moue désapprobatrice déforma le visage d’Adélaïde.
— T’as intérêt à faire des efforts au niveau du répertoire !
Isabelle et Manon se regardaient en riant sous cape.
— Ces deux-là sont vraiment incroyables ! dit Isabelle suffisamment doucement pour ne pas être entendue.
Manon approuva du chef, le sourire aux lèvres. Elle devint pensive. Après une hésitation, elle demanda à sa belle :
— T’as déjà bivouaqué toi ? Je crois que j’ai un peu la trouille.
— Jamais, il risque de faire froid en plus !
Si ces pensées ternirent un peu leur joie, la bonne humeur ne tarda pas à reprendre le dessus lorsqu’elles se mirent à plaisanter avec les autres.
Alors que la journée déclinait, que les ombres s’allongeaient et la température descendait, les montagnes jurassiennes rétrécissaient derrière elles et celles des Vosges grandissaient à l’horizon. Elles y parviendraient le lendemain.
Ellanore repéra une clairière assez vaste pour préparer un bon feu et y passer la nuit. Elles descendirent de leurs montures qu’elles laissèrent pâturer à leur gré.
— Viens avec moi, Manon, on va chercher du bois, lui intima Adélaïde.
— Isabelle, tu m’accompagnes ? l’interrogea Ellanore, j’ai repéré non loin d’ici, quelques arbres qui nous ont préparé une surprise pour ce soir.
§
À quelques centaines de mètres de là, Ellanore s’arrêta : trois énormes pommiers offraient leurs fruits aux animaux de la forêt ainsi qu’aux promeneurs occasionnels. Leurs circonférences dévoilaient un âge très avancé. Peut-être plus d’un siècle ! Que faisaient-ils au milieu de la forêt ? Des arbres greffés trouvaient difficilement leur place dans la nature… C’est alors qu’elle remarqua non loin de là, les vestiges d’une cabane, probablement celle d’un ermite qui les aurait plantés il y a bien longtemps.
— On va ramasser celles qui sont par terre, c’est pour cuire !
La chevaleresse déploya un sac vide récupéré dans ses affaires, elles l’emplirent des plus beaux fruits, puis les ramenèrent au campement. Elles s’attachèrent ensuite à trouver des baies de sureau pour aromatiser le tout.
— Je crois qu’on a un peu de miel aussi pour compléter la recette !
§
De retour, elles croisèrent Adélaïde et Manon les bras chargés de branchages. Elles avaient déjà effectué plusieurs voyages.
Adélaïde se leva et prit dans son sac une hachette avec laquelle elle commença à découper le bois en petits tronçons. Ellanore s’afférait à trouver des pierres afin de délimiter le foyer.
Opale de Montbrumeux avait sorti la nourriture de sa musette. Pendant leurs missions, la comtesse cuisinait. Elle aimait exprimer ses talents culinaires, et surtout, elle était sûre que le résultat lui plairait.
Dans les cuisines de Pétronille, elle avait choisi sa viande préférée : un bon poulet ! Elle le préférait frais, bien sûr, mais pour le voyage, la viande fumée s’était imposée. Elle avait également choisi des aromates et quelques légumes.
— T’as du miel ? lui demanda Ellanore.
— C’est une chance ! J’en ai pris un petit bocal.
Les préparatifs de la soirée avançaient, Adélaïde montra aux deux plus jeunes comment préparer correctement un feu en extérieur. La chevaleresse avait emmené avec elle tout le nécessaire.
— T’as d’ja fait ça l’aristo ? Viens que j’te montre !
— Eh bien… J’ai déjà vu faire mais…
— Oui eh pis, c’est la pt’ite Manon qu’était ta servante qui f’sait l’feu, hein ? Elle sait bien te l’allumer l’feu !
Manon rougit ; Adélaïde rit.
Ensuite, elle déballa avec soin ses affaires, qu’elle étala.
— Ben, tu vas essayer d’allumer ça !
Isabelle se saisit du coupe-feu, du silex et les frappa l’un contre l’autre, quelques malheureuses étincelles éparses jaillirent, mais rien ne voulut s’embraser.
— Non mais pas com’ça ! R’gard, j’frapp’ avec c’t’angle là. Just’au d’su d’l’amadou. Tu vois ça fait des p’tites étincelles. À toi !
Cette fois-ci, ce fut une réussite ! Les étincelles plus nombreuses et chaudes tombaient sur la poudre de champignon, et… enfin un peu de fumée apparut au beau milieu.
— Maint’nant, on prend ça avec c’tissu et on balance les bras comm’ça. Tu vois, la fumée augmente, on va avoir une flamme. Ça y est ! La prochain’fois c’est toi qui t’y colles.
Elle plaça la toile enflammée au cœur de l’âtre de manière stratégique et le feu s’étendit.
— Dans les maisons, on essaie toujours d’garder la flamme pour pas l’faire, mais dans la nature y a pas l’choix.
Le feu prit enfin. Au début, le petit bois produisit de grandes flammes qui se réduisirent progressivement. Quand les grosses bûches commencèrent alors à se consumer, Opale de Montbrumeux mit à cuire les aliments.
Pendant que la comtesse surveillait la cuisson, Ellanore appela les jeunes aventurières pour leur montrer la préparation de son dessert favori. Tout d’abord mettre un peu d’eau au fond de la casserole, peler les pommes et les couper en dés, y ajouter quelques généreuses cuillerées de miel. Après avoir accompli cette tâche, les faire cuire avec les baies de sureau jusqu’à ce qu’elles se délitent.
Opale sortit le poulet rôti du feu. La Dame aimait faire plaisir à ses invités et elle prit beaucoup de soin à leur servir de bonnes parts à chacune, avec un peu de sauce sur une large tranche de pain à partager, avec les légumes d’accompagnement. Ellanore servit un quart de vin à toutes. Pendant le repas, elle lorgnait les visages afin d’apprécier le plaisir qu’elles avaient à déguster sa préparation.
— Isabelle, tu as aimé, tu en reprendras ? Il en reste. Manon ? Ellanore, tu vas bien en reprendre ! Adélaïde ?
Alors que le plat prenait fin, elles sentirent une délicieuse odeur de pommes cuites venir leur chatouiller les narines. C’était prêt !
— Voilà ce sont mes pommes potes : la compote que je fais pour partager avec mes amis ! leur dit Ellanore en retirant sa casserole du feu.
Après la dégustation de ce dessert fabuleux, Adélaïde rajouta du bois pour faire un feu de joie, annonciateur de chants. De son sac magique, Opale sortit une bouteille d’eau de vie dont elle distribua un fond de verre à chacune.
Ensuite menées par Ellanore, dont les paillardes déjà entendues n’étaient qu’une façade, les chevaleresses entonnèrent de nombreux airs, racontant l’amour, la guerre, la victoire, la défaite, les sœurs perdues… Il y eut les chansons glanées lors de leurs voyages, chaque terre visitée avait les siennes. Isabelle et Manon, purent parfois y mêler leurs voix. Alors que les flammes hypnotiques dansaient pour elles, comme d’aguichantes demoiselles, elles chantaient la vie.
Lorsque la nuit devint opaque, le froid commença à se faire sentir, et les couvertures furent sorties, enrobant les corps de leur chaleur que le feu se chargeait de maintenir. Les chants se turent.
— On fait un tour de garde ? demanda Isabelle un peu inquiète.
— Mais qu’est-ce que tu veux qu’il nous arrive, tu crois que les gens vont venir nous chercher jusque-là juste pour nous ennuyer ? répondit Opale. Les tours de garde, c’est pour les débutantes !
Isabelle et Manon, serrées l’une contre l’autre, admiraient le ciel étoilé.
— Je veux faire ça toute ma vie, souffla Manon à l’oreille d’Isabelle.
— Pas sans moi, c’est ça la vraie liberté.
— Je compte bien que ce sera avec toi !
Elles sombrèrent une par une dans un repos bien agréable. Les couples enlacés se tenaient chauds, et la malheureuse comtesse ne put avoir comme réconfort que sa seule pensée, enfuie à Montbrumeux aux côtés de la charmante Layinah. Encore quelques jours avant de se retrouver, ma tendre.
Annotations
Versions