3.14 – Espoir naissant
“ C’est l’espoir qui fait vivre, paraît-il.
— J’ai connu une personne pleine d’espoir, figure-toi qu’elle a fini par mourir quand même.”
Tous les soirs, Isabelle, Manon et Théodora s’entraînaient comme des furies, avec l’aide de leurs amies chevaleresses. Plus d’un mois s’était écoulé après l’incident ; Marie-Sophie était revenue et apportait sa touche féline à leur savoir-faire. Pour faire face à ces quatre démones expérimentées, elles devaient mettre les bouchées doubles. Enfin, elles pourraient battre Fabiola en un combat loyal, celle-ci ne pourrait ni se soustraire ni se cacher derrière ses sbires.
Les mauvaises filles avaient perdu un peu de leur emprise sur les autres, qui bravaient leurs interdits en osant parler un peu plus avec le trio. Cependant, la plupart des écuyères n’osaient pas encore dire non à leurs injonctions.
Ce jour-là Isabelle était bien décidée à passer à l’action. En sortant de table à midi, elle réunit ses deux conjurées.
— Bon, les filles, on est prêtes, on ne va pas tergiverser, laquelle jette le gant ? s’enquit Isabelle.
— Tu peux le faire si ça te fait plaisir, lui répondit Manon.
— Et si nous lui envoyions chacune le nôtre ? proposa Théodora.
— Euh, tout sur Fabiola ou on se répartit ?
— Si on se répartit il y a un problème, c’est qu’elles sont quatre et nous trois, ce qui fait qu’une n’en aurait pas. Donc tout sur Fabiola, c’est la cheffe. Si on attaque la tête, ses membres vont suivre.
La décision fut prise. L’après-midi même, alors que l’entraînement prenait fin, elles se dirigèrent vers le quatuor et se plantèrent devant.
— Vous voulez quoi les minables ?
Pour toute réponse, Isabelle enleva placidement son gantelet de mailles, imitée par les ses amies et, de concert, elles jetèrent leur gant en plein dans la figure de la meneuse. Quelques écorchures parurent sur sa face angélique et du sang se mit à couler de son nez. Elle fulmina de rage et tenta de lancer le revers de sa main encore gantée à Isabelle qui esquiva.
— On vous prend toutes les quatre, demain matin, à l’aube, annonça Isabelle.
— Vous savez que vous n’avez aucune chance !
— Demain à l’aube a-t-on dit. À moins que vous ne soyez des poules mouillées. Vous devrez être en mailles, armées de votre glaive et de votre bouclier.
La princesse se baissa et ramassa ostensiblement les gants un par un avant de les distribuer à ses suivantes.
On entendit des exclamations dans l’assemblée des écuyères qui commencèrent à s’agglutiner autour des belligérantes.
— Elles les ont défiées !
— Un combat ?
— J’aurais jamais cru qu’elles oseraient !
— Mais elles ne sont que trois !
— Elles vont se faire ratatiner !
— J’espère pas !
Une voix forte se fit entendre :
— Nous serons là afin d’assurer le bon déroulement de la rencontre.
Elles se retournèrent face à Marie-Sophie, Ellanore et Adélaïde.
— Ouais, on sera là, confirma la maîtresse d’armes. Je veux vérifier qu’vous savez vous battre.
Les quatre offensées tournèrent les talons sèchement et s’en furent la tête haute.
La foule des écuyères vaqua à ses occupations, beaucoup adressèrent un message d’encouragement aux trois assaillantes. Quand elles se retrouvèrent seules avec leurs entraîneuses, Adélaïde s’adressa à elles :
— Ce soir : repos, et demain matin, avant que ça cogne, j’vous échauff’rez. J’viendrai vous réveiller.
§
Alors que la nuit était encore pleine, Adélaïde sortit les trois jeunes femmes du lit. Celles-ci, excitées autant qu’effrayées par l’idée du combat à venir, étaient déjà réveillées.
— Allez hop ! Au pt’it dej’ ! Il vous faut du sucre, mais pas trop sinon ça va vous rester sur l’estomac. Il y a des brioches et Ellanore vous a préparé sa fameuse compote de pommes.
Après ce petit déjeuner, la maîtresse d’armes les conduisit sur le terrain d’entraînement pour un échauffement nécessaire, surtout avec le froid hivernal qui gelait leurs muscles ! L’aube approchait, elles s’équipèrent. Outre le haubert, elles ajoutèrent un casque. Quand elles ressortirent toutes prêtes, la bande de Fabiola faisait à peine son apparition, mais sans Arsinoé !
— Mais qu’est-ce qu’elle fout, elle devrait déjà être là. Cæsarée, t’as frappé à sa porte ?
— Oui, plusieurs fois, c’était fermé à clef, impossible de savoir ce qu’elle fait !
— J’ai entendu du bruit et j’ai vu de la lumière, sûre qu’elle est réveillée, affirma Bérangère.
Alors que les spectatrices prenaient place petit à petit, autour du terrain et pendant que les autres étaient parties se changer en vue de l’affrontement, Arsinoé finit par se présenter. Elle se dirigea vers les trois protagonistes.
— Je ne me battrai pas contre vous. Je n’obéirai plus à Fabiola. Ce temps est révolu pour moi.
Ne leur laissant pas le temps de répondre, elle prit place au milieu des spectatrices. Ellanore arriva avec Opale, Marie-Sophie et Layinah.
Enfin équipées, les trois opposantes sortirent de l’armurerie. Voyant Arsinoé, Fabiola sentit monter la colère.
— Viens ici tout de suite ! Va te préparer, qu’est-ce que tu fabriques ?
La jeune femme ne se démonta pas. Elle respira un grand coup. Les poings serrés et les bras tendus le long de ses cuisses, elle lui jeta sa réponse à la figure :
— Je ne fais plus partie de ta bande, débrouille-toi !
— On réglera ça plus tard ! On te flanquera ta dérouillée, tu vas voir !
Pleine de rage, Fabiola rejoignit le centre du terrain, aux côtés de ses partenaires. Arsinoé se détendit. Voilà, le plus difficile est fait.
Théodora était au centre, à sa droite Manon, à gauche Isabelle. Manon leur rappela :
— Quoi qu’il arrive, on reste serrées comme on nous l’a appris !
Les deux fronts fondirent l’un sur l’autre, jusqu’à ce que les boucliers s’entrechoquent. Les unes poussèrent, les autres résistèrent. C’est une mini bataille rangée qui s’engageait, commençant par une nécessaire lutte de terrain : celles qui arriveraient à créer une brèche dans la défense des autres pourraient s’y insinuer et les déstabiliser. Après avoir réussi une avancée, le groupe d’Isabelle recula, puis repartit en avant. Pour à nouveau reculer.
Fabiola cassa le rythme en tentant un coup de glaive sous le bouclier de Théodora qu’elle abaissa juste à temps. Puis Isabelle lança une frappe sur Cæsarée, qu’elle para. Le jeu s’ouvrit et les coups des épées rutilantes frappées par le soleil levant se firent nombreux, mais toujours arrêtés. Difficile de passer la protection des énormes pavois.
— Vas-y Théo ! cria-t-on dans l’assemblée.
— Isabelle, Manon ! clama-t-on encore.
À chaque avancée du trio, des applaudissements et des cris résonnaient, à chaque recul, la déception s’exprimait bruyamment.
Bérangère tenta un écart, passant sur le côté de Manon afin de placer une frappe latérale, Manon la bloqua et toucha son adversaire à la hanche. Déstabilisée, Bérangère regagna très vite le rang.
Les coups de boucliers recommençaient.
— À l’assaut ! s’écria Fabiola.
Et passant leurs protections en arrière, elles frappèrent toutes ensemble. Fabiola donna la cadence.
— Han ! Ho ! Hou ! et Han !…
Elles frappaient tant et si bien que leurs adversaires perdaient du terrain. Elles se verraient bientôt acculées contre un mur si elles ne réagissaient pas.
— Restons unies ! On ne doit pas s’écarter, hurla Manon à ses partenaires.
Elle rajouta plus bas.
— Elles sont trop en rythme, il faut le casser. Quand elles arment on fonce… À trois on y va ! Un… Deux… TROIS !
Boucliers dressés elles frappèrent leurs adversaires en pleine face, puis enchaînèrent par une marche en avant et des coups d’épées que le rang déstabilisé ne put ni retenir ni parer.
Théodora fit chuter Fabiola, elle récolta un tonnerre d’applaudissement, les écuyères sur le bord étaient transcendées par le combat.
— Théo ! Théo ! Théo !
Manon fit un croc en jambes avec son arme à Bérangère, qui se ramassa sur le dos, quant à Cæsarée, elle capitula sous les coups d’Isabelle.
Sur le bord du terrain, les filles hurlaient leur joie.
Les encadrantes gardaient leur calme, mais jubilaient intérieurement. Arsinoé s’était dissimulée derrière elles afin d’éviter des représailles.
L’équipe perdante quitta le terrain d’entraînement la tête basse, mais non sans un regard de haine envers leur ancienne camarade.
La bande des nombreuses écuyères présentes vint féliciter les gagnantes. Isabelle et Manon récupérèrent de grandes poignées de mains, des accolades franches et fraternelles.
Quant à Théodora, elle était le centre de toutes les attentions. Elle avait fait tomber Fabiola, mais sa notoriété soudaine prenait probablement racine dans son célibat. Les filles esseulées se précipitaient dans ses bras, lui glissaient un baiser sur la joue et quelques fois un petit mot doux à l’oreille.
Certaines s’arrangeaient pour y passer plusieurs fois, et la jeune fille n’y était ni préparée, ni indifférente. Sentant leurs petits corps chauds tout contre elle, elle se serait volontiers laissée aller à plus de volupté. Au bout d’un moment, il ne resta plus que cinq filles devant elle.
— Allez encore un tour ! lança l’une d’entre elles.
Elles firent encore un, puis deux tours d’étreintes et de baisers discrets vers leur héroïne qui perdait le Nord. Soudain, elle regarda dans la direction d’Isabelle et Manon et vit le bonheur rayonner sur leur visage, ainsi que la force du sentiment qu’elles partageaient. Non. J’ai besoin de plus que quelques câlins, je souhaite vivre un véritable amour.
Les groupies étant reparties prendre leur déjeuner, Isabelle désigna le sol à Théodora.
— Les mouchoirs brodés par terre te sont destinés je suppose.
Piquant un fard, elle se mit à les ramasser.
— Pélagie, Viviane, Mildred, Hildegarde, Godiva, Closinde, Ausgarde, lut-elle. Eh bien ! J’ai du succès !
Riant toutes les trois, elles prirent le chemin du retour. Un deuxième petit déjeuner ne leur ferait pas de mal, l’exercice leur avait donné faim. Arrivées près des murailles du château, un ultime mouchoir tomba d’une fenêtre.
Il n’était pas brodé, mais on avait inscrit maladroitement avec une plume :
« Théodora, sauras-tu trouver le chemin de mon cœur ? »
Ne sachant que faire, elle l’ajouta aux autres.
§
Voulant éviter un scandale, Opale de Montbrumeux convoqua le trio à part, entourée de ses trois amies les plus proches et de sa mie.
— Vous ferez d’excellentes chevaleresses mes amies. Le courage, la ténacité… Et j’oserais dire l’esprit de groupe, car c’est pour toutes les écuyères que vous vous êtes battues, vous les avez libérées. Vous rappelez-vous de notre discussion lorsque vous êtes arrivées ? Eh bien je dois dire que vous avez réussi votre mission.
— C’est bien les filles, c’est comm’ça qu’j’vous ai formées, bravo ! fit la voix bien connue de la maîtresse d’armes. Une bonne leçon qu’vous leur avez donnée !
— Franchement, vous leur en avez mis plein la figure, excellent ! les félicita Ellanore.
— Quel bel esprit de chevalerie, les complimenta Marie-Sophie.
— Bravo mesdemoiselles, un combat bien mené, je vous félicite, se contenta d’ajouter Layinah.
La comtesse leva la main pour calmer les ardeurs.
— Maintenant il va vous falloir faire preuve de tact et ne pas stigmatiser les perdantes. Ça va être difficile, car toutes les autres leur en veulent. Cependant, je ne désespère pas de les ramener dans le droit chemin. Mais je vous fais confiance, vous y arriverez.
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