Notes dans un journal

8 minutes de lecture

Je me réveillai en sursaut, la respiration haletante, le cœur battant à tout rompre.

Ce même cœur qui venait d’être transpercé par une épée.

Des larmes salées coulaient sur mes joues en sillons froids et humides, emplissant ma bouche d’une tristesse sans nom.

L’éclat blafard de la demi-lune filtrait à travers la fenêtre de ma chambre, inondant la moitié de la pièce d’argent et de ténèbres nacrées, tandis que la grande cheminée de pierre illuminait le reste d’une lueur rouge et dorée.

Seuls mes sanglots étouffés troublaient la silencieuse guerre que se livraient impitoyablement les deux lumières.

Je faisais des cauchemars depuis mes sept ans.

Je n’en avais jamais parlé à mes parents parce que… je n’en savais rien, en fait. Disons que je n’en avais pas envie, ou peut-être ne voulais-je pas les effrayer. Par ailleurs, je n’en faisais pas toutes les nuits, juste assez souvent.

Néanmoins, pendant ces courts répits, je ne faisais pas de rêve non plus. Le trou noir. Ce que je vais dire n’a peut-être aucun sens mais, au fond, je préférai ce songe terrifiant à rien du tout.

Mon pouls retrouvant un rythme presque normal, je pus réfléchir plus clairement à ce qui s’était passé.

Ce jeune homme, Cain, m’avait retrouvée et tuée. Cependant, les mots que nous avions échangés avant qu’il ne me tue me laissaient perplexe. Et confuse. Très confuse. Et pourquoi avant de mourir avais-je pensé « c’est la fin du jeu ? ». Quel jeu ? Et pourquoi la fin ? Cela n’avait aucun sens…

D’un autre côté, ce songe n’en avait aucun non plus. Comment en effet pouvait-on aimer et détester tout à la fois un être qui viendrait vous sauver pour ensuite vous planter une lame dans le torse ?

Prenant une profonde inspiration et reniflant un bon coup, je repoussai les couvertures moites de sueur et me laissai glisser hors du lit.

Le parquet était tiède et rugueux sous mes pieds nus. Ma robe de chambre, blanche et trempée de cette transpiration odorante que provoque une peur extrême (ou un bon cauchemar ; je comprenais maintenant l’expression « sueur froide »), collait à ma peau comme… une seconde peau. La soie glissait sur mon corps maigre en une douce caresse.

D’un pas lent je traversai ma chambre, faisant gémir les lattes de bois. Grinc, grinc, grinc.

Je passai devant l’âtre qui diffusait une chaleur réconfortante, et m’arrêtai en face de ma coiffeuse. Je m’assis sur le siège d’ébène et tirai vers moi l’unique tiroir du meuble.

Mon journal était là, entre ma brosse, mes lacets de corset, mes bijoux, mon encrier et mes plumes. Je le pris d’une main tremblante –de froid ou d’appréhension, vas savoir- et refermai le compartiment.

Le livre, dont la couverture de cuir rouge semblait se mouvoir sous la lumière des flammes, était la seule trace de ces rêves, l’unique preuve des ténèbres qui hantaient mon âme et me torturaient. Je le posai délicatement sur mes genoux et, après avoir délacer le cordon qui le tenait clos, l’ouvris.

Des pages et des pages, remplies d’une écriture fine et serrée, tracée à l’encre noire.

Des jours et des jours de confidences et de questions sans réponses.

21 juin 1878, 15 octobre 1881, 4 février 1882, 17 septembre 1884, 9 août 1885, 27 janvier 1886, 24 mars 1887, 1 juillet 1887, 13 novembre 1887, 2 décembre 1887, 11 décembre 1887.

Les feuilles défilaient sous mes doigts tandis que je tournais le Temps de mes songes.

La dernière date était celle du 11 décembre 1887, soit trois jours plus tôt.

Lorsque, après plus de dix ans d’errance cauchemardesque dans cette forêt infinie et sombre, il m’avait tendu la main.

Celui dont j’étais amoureuse dans cet univers onirique, cette chimère cruelle et illusoire qui m’avait trahie, ce mirage, cette ombre double et tourmentée que j’avais pourtant aperçue, il me semble, aux abords de ma conscience pendant mes soirs de fièvre.

Je relu attentivement mes notes à la lueur du feu.

11 décembre 1887, à 10h25 du matin

Les ténèbres.

Cela commence toujours ainsi.

Je vois d’abord les ténèbres qui m’entourent, puis je ressens des sentiments.

Peur, tristesse, lassitude, désespoir. Et l’horizon s’élargit. L’obscurité est encore présente, mais je vois où je me trouve.

La forêt. Toujours la même. Et toujours ce désir, ce besoin de continuer à avancer, même si je sais que cela ne sert à rien.

Il n’y a pas d’échappatoire possible.

Des voix. Un espoir… qui s’éteint aussitôt.

Juste l’écho de mes pensées.

Une chanson qui résonne, un rire moqueur.

Je tombe et me bouche les oreilles. Je veux que tout s’arrête. Et soudain, à la place du lierre qui normalement jaillit pour m’étouffer dans son étreinte mortelle, quelqu’un me tend la main. Un inconnu… du moins jusqu’à que je le touche.

Dans le rêve, je revois des souvenirs. Un incendie, des cris, du sang et le bruit de quelque chose qu’on brise.

Je me souviens de Lui.

Cain Jack, le Valet de Cœur, le démon de la Reine de Cœur. Un assassin, un meurtrier, un monstre… que j’aime.

Je suis bien contre lui, je me sens en sécurité. Mais, dans son autre main, il tient une épée.

Mes yeux croisent les siens et je me retrouve à nouveau seule dans les ténèbres.

C’est à ce moment-là que je me suis réveillée.

C’est étrange, car dans mon rêve, il ne m’a pas appelé Alice, mais Ecila…

Pourquoi ? C’est MON rêve, alors pourquoi suis-je quelqu’un d’autre ? Je ne sais pas…

C’est la première fois que je ne suis plus seule. Même s’il n’est que le produit de mon imagination, il est là. Depuis cette nuit, il hante mon esprit. Je n’arrive pas à l’oublier, comme je ne parviens pas à oublier ce que je ressens pour lui.

Amour et Haine.

C’est étonnant comment ces deux émotions peuvent se mêler dans un cœur.

« Le jeu est terminé ».

C’est ce que j’ai pensé avant de me réveiller. Je ne peux pas m’empêcher de me dire que ce « jeu » n’avait peut-être, pour moi, jamais commencé.

Papa et maman me manquent. Cela fait presque deux ans. Le 23 décembre. La veille de la veille de Noël. La vie est faite d’accidents, de hasard, de coïncidences. Ils sont morts dans un de ces accidents et moi, j’ai eu de la chance d’y survivre. Je me dis souvent que cela aurait été plus simple de partir avec eux. On m’a trouvée sur ce quai, seule. Leurs corps n’ont été repêchés que le lendemain, dans la matinée. Noyés. L’une des façons les plus horribles de quitter ce monde. Je n’ai jamais su ce qu’il s’était passé. Juste qu’ils sont morts. J’aurai tant aimé qu’ils restent ici, avec moi.

Que le Temps emporte mes rêves

P.S : portrait physique de Cain : il doit avoir à peine vingt ans, les cheveux jais et coiffés en piques, rebelles, étrange mèche bleue turquoise dans la frange et qui lui retombe devant les yeux ; une peau pâle comme la lune ; plutôt grand (il me dépassait d’une bonne tête) ; un sourire angélique ; des yeux d’un bleu acier… envoûtants.

P.P.S : je ne sais pas si c’est important, mais j’écris les paroles de la comptine, à chaque fois c’en est une différente, alors que c’est toujours la même voix enfantine qui la chantonne :

Noir, rouge, blanc, dans tes songes perds-toi !

Blanc, rouge, noir, si tu meurs tu ne reviendras pas !

Cela me frappa soudain comme une évidence. Je ne l’avais pas entendue aujourd’hui !

Rien, juste le silence et le dialogue entre Cain et moi. Pourquoi ? Avec fébrilité, je retournai à la page précédente. 6 décembre 1887. De nouvelles paroles :

Âme, stram, gram, cours cours ne t’arrêtes pas !

Gram, stram, âme, si échoues tu oublieras !

Une autre page. 2 décembre 1887. Un autre refrain :

Un, deux trois, erres dans le sombre bois !

Trois, deux, un, ne te retournes surtout pas !

Nouvelle page. 29 novembre 1887. Nouveaux mots :

A, B, Z, tu ne lui échappera pas !

Z, B, A, l’ombre en a après toi !

22 novembre 1887.

Pomme, pêche, poire, petite fille enfuis-toi !!

Poire, pêche, pomme, ou la reine te décapiteras !

18 novembre 1887.

Pierre, papier, ciseau, écoutes ton cœur et souviens-toi !

Ciseau, papier, pierre, ne l’écoutes pas et détruis-toi !

13 novembre 1887.

Do, ré, mi, le miroir de Luna !

Mi, ré, do, a volé en éclats !

7 novembre 1887.

Eau, feu, air, le jeu se terminera !

Air, feu, eau, quand l’une des deux l’autre tuera !

25 octob…

Je revins précipitamment à la page du 7 novembre.

Le jeu se terminera quand l’une des deux l’autre tuera.

Encore cette histoire de jeu…

Mais quel jeu à la fin ?!

Morbleu, c’était ridicule !

Chercher des indices dans des cauchemars était ridicule.

Se torturer l’esprit pour une stupide comptine était ridicule.

Le simple fait d’essayer de rassembler les pièces de ce puzzle comme si c’était important était ridicule.

Dieu merci, le ridicule ne tue pas ! Sinon je pense que j’aurai largement empiété sur mes précédentes vies (oui, c’est idiot, mais je crois en la réincarnation) ou sur mon existence au Paradis (je crois aussi au Paradis, comme ça, quand je mourrai, j’aurai le choix !).

Mes yeux s’embuèrent de larmes. De frustration, cette fois.

D’une main rageuse, je les essuyai. Ça m’énervait de ne pas comprendre. Et ça m’énervait de m’énerver.

Je fermai mon journal dans un claquement sec.

Saperlipopette.

Je n’avais pas le temps de me préoccuper de cela ! Le vingt-sept janvier prochain, soit dans un peu plus d’un mois, j’allai avoir dix-huit ans !

Une fille ne pouvait pas reprendre les affaires familiales à cause des règles absurdes de ce gouvernement machiste et les Hamwers, la famille en concurrences avec la mienne, faisait pression pour que l’entreprise de mes parents me soit enlevée. Les Winters tenaient, depuis toujours, une grande fabrique de jouets pour enfants.

L’affaire marchait bien, et la majorité de l’Ancien Monde connaissait la marque « Flocon », celle de notre entreprise.

Les Hamwers étaient les éternels deuxième dans le classement des ventes.

Mais eux avaient un fils. Gros, niais, inculte et avare mais un fils quand même.

Cependant, les nobles ou aristocrates possédant une corpulence que l’on pourrait qualifier de « normale » étaient d’une rareté à faire peur. À croire qu’ils passaient leur temps à s’empiffrer et afin de devenir plus « imposants » que leurs voisins.

Je ne sais pas si de la graisse en mouvement, même parer des plus beaux atouts, t’apparais comme attirante, mais moi, j’en ai eu ma dose (à en faire une overdose même).

Tous, ils me donnaient envie de vomir.

Bref, j’avais ce problème sur les bras et il me paraissait plus urgent que ce rêve…

Je soupirai et posai mon carnet sur la coiffeuse.

Mon reflet me regarda.

Je lui tirai la langue et retournai au lit.

Demain était un autre jour, même si « demain » n’était pas le terme approprié : il était minuit passé.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Stéph Loup'tout ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0