L'inconnu de la bibliothèque
- Tu es perdue ?
Je me figeai, la main encore sur la poignée de la porte. En face de moi, se tenait un personnage complétement farfelu...
Son haut-de-forme en feutre noir était usé et troué par endroits. Ses vêtements, colorés et mal assortis, ses cheveux roux vif et son teint blafard le faisait ressembler à un clown tout droit sortit d’un cirque. Mais ses yeux d’un vert pétillant, derrière ses lunettes à armature noire, étaient trop perçants, et son ton trop sérieux pour qu’il soit un bouffon. Il me scrutait du regard, en cet instant même, avec nonchalance et calme, cependant je devinais que ce n’était là qu’une façade, un masque.
Simple pressentiment ou réminiscence de mon passé ici en tant qu'Ecila ?
Impossible à dire, mais je fus tout de suite sur mes gardes.
Assis contre le rebord d'une immense fenêtre qui flottait à un petit mètre du sol, une jambe battant dans le vide et l’autre repliée contre son corps, l’homme ne cessait de me fixer. Il devait avoir environs trente ans, peut-être moins.
Une incroyable bibliothèque aux rayonnages bourrés à craquer de livres vieux de plusieurs siècles qu'une épaisse couche de poussière recouvrait de son linceul d’oubli se déployait autour de la fenêtre. Cette dernière donnait sur une forêt aux couleurs automnales que le crépuscule réhaussait de ses tons chatoyants. C'est donc sur fond de rouge, d'or et d'orange que se découpait la silhouette de l'étrange personnage.
- Tous ceux qui passent cette porte sont perdus, continua l'inconnu avec un petit sourire en coin. Fais-tu exception à la règle ?
Je me raidis. Ce n'était qu'une expression, je le savais, mais entendre le mot "règle" après les récents événements...
Un frisson me parcourrut.
Voyons, je m'étais enfui, j'avais bu la potion riquiqui, je m'étais changée et j'avais ouvert cette porte... cela faisait donc quatre actions. Autrement dit, c'était le tour de la Reine juste avant que je n'ouvre cette porte... De fait, cet homme pouvait très bien être un de ses suppôts, placé là par ses soins...
- Si tu es perdu, je peux t'indiquer le chemin, tu sais, continua l'improbable individu. Si tu veux te rendre au nord, tu dois prendre cette allée (il pointa du doigt une allée entre les rayonnages sur ma gauche). Marche cent pas, jusqu'au livre Jabberwoky et compagnie, prends ensuite à droite jusqu'au livre Soleil Lunaire, un gros livre rouge sur la troisième étagère en partant du bas, continue tout droit et tourne à gauche au livre L’histoire de l’Histoire de l’histoire. Le nord se trouve pile entre L’aveugle voyant et Le manège troué. Tu ne peux pas te tromper ! Pour le sud, en revanche, il faut revenir sur tes pas et...
- Je ne suis pas perdue ! je l'interrompi.
- Ah non ? C'est étrange alors... seuls ceux qui sont perdus peuvent passer cette porte...
Son ton et la lueur dans son regard me firent froid dans le dos. Alors je fis la première chose qui me passa par la tête : je reculai et refermai la porte dans un claquement sec.
Comme il n'y avait pas de clef pour verrouiller la porte, je reculai encore de quelques pas, m'attendant à tout instant à voir l'homme enfoncer le battant de bois et se ruer sur moi. Mais non, la porte resta sagement fermée.
- Ouf, soufflai-je.
- Ouf, répéta une voix à mon oreille.
Je sursautai, m'écartai d'un bond en avant et me retournai.
Il était là, l'homme étrange, juste là, devant moi. De près, il me dépassait de presque deux têtes.
Donc, si j'avais ma vraie, il devrait m'arriver en-dessous du genou, estimai-je bêtement. Comme si ce constat allait m'aider, là, tout de suite.
- Tu sais que tu es la première à refermer la porte ? Je m'étais toujours demandé ce qu'il arrivait si quelqu'un qui l'avait ouverte la refermait... Bon, je m'étais attendu à un truc du genre, mais quand même, qu'est-ce que c'était drôle !
Je reculai encore et dès que je senti la surface dure de la porte derrière moi, je fis volteface, l'ouvrit et me mis à courir droit devant moi... où je manquais heurter l'homme que je cherchai justement à fuir !
Il me regardait, droit et immobile, son petit sourire en coin toujours collé à ses lèvres, au milieu de la bibliothèque. La fenêtre, elle, avait disparu.
Confuse, je me retournai. Derrière moi, la porte était grande ouverte et de l'autre côté... de l'autre côté je voyais l'homme, au milieu de la bibliothèque...
Mon regard alla et vena de celui que j'avais en face de moi à celui qui était de l'autre côté de la porte.
Enfin, je compris.
- Un miroir...
- Tout juste ! lâcha l'inconnu face à moi.
Heureusement, malgré son double, sa voix était unique.
- Un miroir, répéta-t-il ensuite en me dévisageant sombrement. Un miroir, deux personnes et un seul reflet...
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